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À l’écoute de la Parole

Chaque année, la liturgie du quatrième dimanche de Pâques nous présente le grand discours de Jean 10, où Jésus s’affirme comme le Bon Pasteur. Après la stupeur et la lumière du jour de Pâques, l’Église nous invite à découvrir les multiples facettes de cet amour du Christ qui est allé jusqu’au bout et a vaincu la mort. Après nous avoir fait méditer sur la miséricorde divine, dimanche dernier, la liturgie nous propose l’image du Bon Pasteur.

Écoutons avec attention ce Pasteur qui ne se contente pas de nous diriger vers le bon port, au mépris de sa vie, mais nous révèle aussi les mystères qui le relient à son Père. Il nous ouvre ainsi l’adoption filiale, nous devenons enfants de Dieu : c’est le thème de la lettre de saint Jean (1Jn 3), et cette nouvelle condition nous permet d’accomplir en son Nom des œuvres semblables aux siennes, comme Pierre au Temple (Ac 4).

L’évangile : Je suis le bon Pasteur (Jn 10)

Deux thèmes dominent le passage de Jean 10 que nous lisons cette année, qui permettent de dévoiler la relation profonde qui unit le Christ à son Père.

Le premier thème est l’opposition entre le « bon pasteur » et le mercenaire. C’est dans l’épreuve (l’arrivée du loup) que se révèle l’intention du cœur : ce soin des brebis, est-il motivé par l’amour ou par l’intérêt personnel, voire par l’appât du gain ? En parlant de pasteur mercenaire, Jésus, comme l’avait prophétisé Syméon, vient révéler les « pensées intimes de bien des cœurs » (Lc 2,35).

Ce discours est ainsi une véritable provocation de la part de celui qui devait être « un signe en butte à la contradiction » (v.34) : Jésus l’a proclamé face aux Pasteurs d’Israël qui sont infidèles à leur charge. Il a ainsi imité les prophètes d’autrefois, et saint Jean reprend l’image d’Ezéchiel 34, où Dieu avait dressé un réquisitoire terrible contre les mauvais pasteurs du peuple en promettant de venir lui-même les juger :

« Malheur aux pasteurs d’Israël qui se paissent eux-mêmes. Les pasteurs ne doivent-ils pas paître le troupeau ? Vous vous êtes nourris de lait, vous vous êtes vêtus de laine, vous avez sacrifié les brebis les plus grasses, mais vous n’avez pas fait paître le troupeau. Vous n’avez pas fortifié les brebis chétives, soigné celle qui était malade, pansé celle qui était blessée. Vous n’avez pas ramené celle qui s’égarait, cherché celle qui était perdue. Mais vous les avez régies avec violence et dureté. Elles se sont dispersées, faute de pasteur, pour devenir la proie de toute bête sauvage. » (Ez 34, 2-5)

La deuxième idée est le rassemblement de toutes les brebis dans l’unité (un seul troupeau, un seul pasteur). Enseignant avec autorité dans le Temple de Jérusalem qui accueille les foules pour la fête, Jésus montre du doigt le Sanctuaire et le nomme « cet enclos ». Sa mission ne se limite donc pas au Peuple élu, mais s’étendra aux païens, comme l’explique l’évangéliste au chapitre suivant : selon la prophétie inconsciente de Caïphe, figure du mercenaire, Jésus devra mourir « non pour la nation seulement, mais afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,52).

Un thème relie ces deux images : l’offrande de sa vie. Jésus est le « bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis », pour lesquelles il veut mourir sur la Croix, afin de les arracher au pouvoir de Satan : « Nous savons que nous sommes de Dieu et que le monde entier gît au pouvoir du Mauvais… » (1Jn 5,19). Cette mort du Fils, par amour, établit aussi l’unité des enfants de Dieu. Elle détruit le mur de séparation entre Juifs et païens, selon le dessein du Père : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, […] pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix : en sa personne il a tué la Haine. » (Ep 2,14-16).

Enfin, et comme toujours en saint Jean, les paroles du Christ ont une portée encore plus profonde : derrière la simple expression « mes brebis », Jésus revendique le rang de Dieu, à qui seul appartient Israël. En effet, le bon berger, dans l’Ancien Testament, c’est d’abord Dieu, comme le décrit Isaïe : « Comme un berger, il fait paître son troupeau : son bras rassemble les agneaux, il les porte sur son cœur, il mène les brebis qui allaitent » (Is 40, 11).

Les psaumes l’ont aussi chanté :

« Berger d’Israël, écoute, toi qui conduis Joseph, ton troupeau : resplendis au-dessus des Kéroubim, devant Éphraïm, Benjamin, Manassé ! Réveille ta vaillance et viens nous sauver. » (Ps 80) ; On se souvient aussi du psaume 22 (23) : « Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien… »

En s’attribuant le titre de Bon Berger, Jésus révèle donc sa nature divine et annonce qu’il accomplit la prophétie d’Ezéchiel :

« Car ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici que moi-même, je m’occuperai de mes brebis, et je veillerai sur elles. Comme un berger veille sur les brebis de son troupeau quand elles sont dispersées, ainsi je veillerai sur mes brebis, et j’irai les délivrer dans tous les endroits où elles ont été dispersées un jour de nuages et de sombres nuées. C’est moi qui ferai paître mes brebis et c’est moi qui les ferai reposer, oracle du Seigneur […] Je susciterai pour le mettre à leur tête un pasteur qui les fera paître, mon serviteur David : c’est lui qui les fera paître et sera pour eux un pasteur. Moi, le Seigneur, je serai pour eux un Dieu, et mon serviteur David sera prince au milieu d’eux. Moi, le Seigneur, j’ai parlé. » (Ez 34).

Qui pouvait être ce serviteur David si ce n’est le fils de David, titre messianique attribué à Jésus ? Qui pouvait s’identifier avec le Seigneur qui prend soin directement des brebis, si ce n’est le Fils de Dieu ? Ce prince au milieu d’eux, qui pouvait-il être sinon le Christ Roi de l’univers ? Un abîme s’ouvre sous nos yeux : celle de la relation entre Jésus et son Père, qui affleure par deux fois dans le discours.

D’une part, le Christ connaît ses brebis et se fait connaître d’elles, « comme le Père me connaît et que je connais le Père » (v.15), c’est-à-dire – selon le sens biblique – d’une connaissance amoureuse et intime. Il nous révèle ainsi la vie trinitaire, afin de nous y introduire.

D’autre part, le Christ indique qu’il donne sa vie et la reprend, selon « le commandement que j’ai reçu de mon Père », c’est-à-dire dans une obéissance parfaite fondée sur l’amour (v.18) : tout le mystère pascal est présent dans cette phrase, qui évoque la Passion. Jésus veut s’y plonger librement et par amour, un amour partagé avec son Père. Elle évoque aussi la Résurrection qui vient de la commune puissance du Père et du Fils éternel. Abîme profond sous la simplicité des mots.

La collecte de la messe exprime notre désir de marcher à la suite d’un tel Pasteur, pour parvenir au pâturage éternel :

« Dieu éternel et tout-puissant, guide-nous jusqu’au bonheur du Ciel ; que le troupeau parvienne, malgré sa faiblesse, là où son Pasteur est entré victorieux. lui qui règne avec toi dans l’unité du Saint Esprit pour les siècles des siècles. »[1]

La première lecture : Pierre face au Sanhédrin (Ac 4)

Nous avons déjà rencontré plusieurs fois, pendant ces dimanches de Pâques, le Psaume 118 avec cette métaphore du mystère pascal : « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle. » Les Pasteurs indignes d’Israël – appelés à bâtir l’avenir du Peuple – ont rejeté Jésus en le faisant exécuter par les Romains, comme on écarte une pierre défectueuse lors de la construction d’un bâtiment. Mais cette mort a conduit à l’apparition d’un nouvel édifice, l’Église, inaugurée par la Résurrection, et c’est bien le Christ qui en constitue le fondement, la pierre d’angle.

Saint Pierre, dans les Actes (chap. 4) fait recours à la même image pour se défendre devant le grand Conseil. Sommé de s’expliquer sur la guérison miraculeuse de l’infirme (cf. Ac 3), il déclare sans détour et avec une autorité qui surprend : « Ce Jésus, il est la pierre que vous aviez rejetée, vous les bâtisseurs, et il est devenu la pierre d’angle » (v.11). La proclamation de l’Évangile commence donc dans une atmosphère de persécution et se centre sur la personne de Jésus.

La confrontation du bon berger avec les mercenaires, dans l’évangile, se prolonge ainsi dans la comparution des apôtres devant les autorités du Peuple. Accomplissant des signes similaires à ceux du Maître – guérisons, puissance de la Parole, etc. – ils partagent également la persécution qui les conduira au martyre. La mort d’Etienne (Ac 7) sera ainsi calquée sur la mort de Jésus.

On notera toutefois une grande différence : en accomplissant ses miracles, Jésus n’invoque jamais un nom ou une puissance, il les accomplit de sa propre autorité car il est Fils de Dieu. Il ordonne ainsi au lépreux : « Je le veux, sois purifié ! » (Lc 5,13). Saint Pierre, au contraire, n’accomplit de signes que par la puissance de son Maître qu’il doit invoquer : « De l’argent et de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche ! » (Ac 3,6). Le sens du nom de Jésus (Dieu sauve), « Celui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1,21) est ainsi déployé avec éclat.

Les membres du Sanhédrin, devant une telle manifestation de puissance, sentent vaciller leur autorité : ils font comparaître les apôtres, « contrariés de les voir enseigner le peuple et annoncer en la personne de Jésus la résurrection des morts… » (Ac 4,2). Pierre prend alors soin d’affirmer que le prodige a eu lieu « au nom de Jésus le Nazaréen » (v.10). Il n’y a qu’un seul Bon Pasteur, Pierre en a conscience et ne prendra soin du troupeau que par délégation (cf. Jn 21 : « pais mes brebis ! »).

Enfin, Pierre imite son Maître en ce qu’il ne se borne pas à la guérison physique mais annonce également le salut apporté par le Messie, puisque « son nom est le seul qui puisse nous sauver » (v.12). Cette théologie du Nom de Jésus était très importante pour la première communauté chrétienne, car elle lui permettait d’appliquer la transcendance de Dieu à son Fils. Dans le judaïsme, le nom est ce qui permet d’entrer dans l’intimité de la personne, de le connaître pleinement. Le Temple de pierres était le lieu où Dieu « a fait demeurer son Nom » (Dt 12,5). Jésus, lui, est le nouveau Temple (cf. Jn 2,19) ; il va venir établir le jugement universel (Mt 25), qu’Isaïe attribuait au Nom : « Voici que le nom du Seigneur vient de loin, ardente est sa colère, pesante sa menace » (Is 30, 27).

Le judaïsme tardif aura tendance, par respect pour la transcendance, à ne plus prononcer le Nom que Dieu a révélé au Sinaï et à le remplacer dans la lecture par « Elohim » (Dieu), ou « Adonaï » (mon Seigneur). Une tradition reprise par la tradition chrétienne puisque dans la liturgie catholique, le tétragramme (YHWH) est systématiquement rendu par « le Seigneur », en suivant la traduction grecque des LXX (Κύριος, kurios) tandis que le protestantisme opte souvent pour « l’Eternel ». À l’inverse, et conformément à la logique de l’Incarnation par laquelle Dieu se rend tout proche de l’homme, le Nom de Jésus est prononçable et se trouve au centre de nos liturgies : 

« Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est SEIGNEUR (Κύριος), à la gloire de Dieu le Père. » (Ph 2,9-11).

Le Catéchisme commente :

« Le Nom qui contient tout est celui que le Fils de Dieu reçoit dans son Incarnation : JÉSUS. Le Nom divin est indicible par les lèvres humaines, mais en assumant notre humanité le Verbe de Dieu nous le livre et nous pouvons l’invoquer : “Jésus”, “YHWH sauve” (cf. Mt 1, 21). Le Nom de Jésus contient tout : Dieu et l’homme et toute l’Economie de la création et du salut. Prier “Jésus”, c’est l’invoquer, l’appeler en nous. Son Nom est le seul qui contient la Présence qu’il signifie. Jésus est Ressuscité, et quiconque invoque son Nom accueille le Fils de Dieu qui l’a aimé et s’est livré pour lui. »[2]

La deuxième lecture : nous sommes enfants de Dieu (1Jn 3)

Enfin, la contemplation de saint Jean, dans sa première lettre, se fixe cette semaine sur le résultat de l’œuvre du Christ : les croyants sont engendrés à la vie divine, « dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu » (1Jn 3,2).

Un détail de vocabulaire mérite d’être relevé : en parlant des hommes comme « enfants de Dieu », Jean utilise le terme « τέκνον, tecnon » (de τίκτω, engendrer), mais lorsqu’il parle de Jésus comme Fils, il emploie « υἱός, huios » (par exemple 1Jn 1,3), pour souligner la différence : Jésus est le Fils-unique, engendré de toute éternité, qui nous ouvre à la filiation divine par adoption.

Saint Jean, qui était aux côtés de saint Pierre lors de la guérison de l’infirme (Ac 3), a vu les conséquences d’une telle adoption : la puissance divine, qui guérit les corps et les âmes, leur a été communiquée. Mais les apôtres se sont heurtés dès le début à la résistance du « monde », qui désigne dans son langage les forces opposées au Christ. Les chefs du peuple et anciens (Ac 4,9) ne pouvaient pas reconnaître en eux l’œuvre divine, puisqu’ils ne connaissaient pas Dieu et avaient rejeté le Christ. Cet aveuglement s’étend tout au long de l’histoire de l’Église : « le monde ne peut pas nous connaître, puisqu’il n’a pas découvert Dieu. » (v.1)

Mais le Bon Pasteur, malgré ces oppositions, mène son troupeau vers les pâturages éternels, vers cet accomplissement total de notre être chrétien où nous serons en pleine communion avec Dieu et entre nous. Alors, « nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est » (v.2). Saint Clément l’exprime dans une belle prière :

« Tels sont les soins du bon pasteur… Paissez-nous, Seigneur, comme des brebis ; paissez-nous de votre miséricorde et de votre justice. Conduisez-nous sur votre montagne sainte, à cette Église qui est élevée au-dessus des nues et qui touche le ciel. Amen. »[3]

⇒Lire la méditation


[1] Collecte de la messe du jour.

[2] Catéchisme, nº2666.

[3] Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, livre I chapitre IX (trad. Genoude).

 


Le Christ, bon Pasteur (musées du Vatican)

Le Christ, bon Pasteur (musées du Vatican)


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  • La Pièce aux cent florins (Rembrandt)