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À l’écoute de la Parole

Comme chaque année, ce premier dimanche de Carême est placé sous le signe de la tentation : en se retirant quarante jours au désert, Jésus subit, dans sa chair, les tentations qui assaillent l’homme et en sort vainqueur. Il nous montre ainsi comment vivre cette période féconde qui précède Pâques : en pratiquant l’ascèse pour donner à la Parole de Dieu la première place et apprendre à vivre selon la vérité. Voici ce qu’en disait le pape Benoît XVI :

« Dans les épreuves de la vie et face à chaque tentation, le secret de la victoire se trouve dans l’écoute de la Parole de vérité et dans le ferme refus du mensonge et du mal. Tel est le programme véritable et central du temps du Carême : écouter la Parole de vérité, vivre, parler et faire la vérité, refuser le mensonge qui empoisonne l’humanité et qui ouvre la porte à tous les maux. Il est donc urgent d’écouter à nouveau, au cours de ces quarante jours, l’Évangile, la Parole du Seigneur, parole de vérité, afin qu’en chaque chrétien, en chacun de nous, se renforce la conscience de la vérité qui lui est donnée, qui nous est donnée, afin que nous en vivions et en devenions le témoin [1] . »

Les lectures de la messe établissent un parallèle très clair entre Jésus et Noé : le Patriarche, qui a vécu le Déluge et obtenu le salut pour les siens, a reçu une Nouvelle Alliance pour toute la création (Gn 9). Il préfigure Jésus, Sauveur du monde, et son appel à la conversion après son Baptême (Mc 1). La seconde lecture, tirée de la Première Épître de saint Pierre, approfondit ce parallèle.

L’évangile de Marc, qui est assez sobre, nous permet de réfléchir sur ce moment de transition dans la vie de Jésus : l’inauguration de son ministère public. Il revient aux autres synoptiques (Matthieu et Luc) de nous révéler le détail des tentations vaincues par le Christ.

Première lecture (Gn 9, 8-15) et Évangile (Mc 1, 12-15) : Deux justes qui traversent les eaux

Nous découvrons une même dynamique dans les deux récits de ce jour, celui du patriarche Noé dans la Genèse (chap. 6-9) et celui des débuts de la mission de Jésus dans l’évangile de Marc (Mc 1). Une dynamique qui va bien au-delà des quarante jours communs aux deux passages, et qui nous permet de mieux pénétrer dans ces deux moments-clés de l’histoire du Salut.

Noé et Jésus apparaissent, l’un comme l’autre, à un moment critique pour l’humanité : lorsque Dieu « se repent d’avoir créé les hommes » (Gn 6, 7), ou lorsque Jean-Baptiste appelle le peuple à un baptême de conversion (Mc 1, 4), un thème repris par Jésus : « Convertissez-vous ! » (v. 15.)

Le constat de la misère humaine est le point de départ pour une nouvelle initiative de Dieu : une Alliance nouvelle que symbolise l’arc-en-ciel (Gn 9, 13), la nouveauté de l’Évangile proclamé par Jésus (Mc 1, 15). Au-delà de nos péchés, Dieu se « souvient de son alliance » (Gn 9, 15) et pour cela, envoie son Fils dans le monde établir la « Nouvelle Alliance » en son sang (Lc 22, 20).

Dans le récit du Déluge, un très vieux récit que la Bible emprunte à la tradition babylonienne [2] , le patriarche Noé traverse symboliquement la mort et affronte le mal, matérialisés par l’eau : les « eaux du déluge » sont le déchaînement des forces du chaos, qui avaient été maîtrisées à la Création (Gn 1, 2).

La Bible distingue l’eau de mer, qui symbolise les forces de mort, de l’eau de source, purificatrice et source de vie. On trouve dans la première catégorie le récit de la naissance de Moïse, qui est proche de nos textes puisque le même mot (תבה, teba) désigne en hébreu l’Arche de Noé et le panier de Moïse ; il y a aussi la traversée de la Mer Rouge (Ex 14), puis du Jourdain (Jo 3) ; ou encore l’aventure de Jonas qui passe trois jours dans le ventre de la baleine. On peut, en revanche, placer dans la seconde catégorie la vision de la source du Temple qui déborde et devient un fleuve assainissant tout le pays, chez Ézéchiel (Ez 47) et celle des eaux vives qui sortent de Jérusalem vers la mer et transforment le désert en plaine, chez Zacharie (chap. 14). Ces deux symboliques de l’eau sont présentes dans le livre de l’Apocalypse où l’on peut lire, par exemple :

« C’en est fait, me dit-il encore, je suis l’Alpha et l’Oméga, le Principe et la Fin ; celui qui a soif, moi, je lui donnerai de la source de vie, gratuitement. » (Ap 21, 6)

« Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle – car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n’y en a plus. » (Ap 21, 1)

Reprenant à son compte cette double symbolique, Jésus s’immerge dans les eaux du Jourdain, en un baptême de conversion et de purification qui symbolise la mort au péché pour ses contemporains, mais qui préfigure aussi sa propre mort pour leur salut, et donc la nouvelle vie qu’il va obtenir par la Résurrection. Il subit ensuite les assauts du démon : il est « tenté par Satan » (Mc 1, 13), dont il va bientôt détruire le règne (Mc 3, 26). Les forces occultes qui oppriment l’humanité sont ainsi vaincues.

Noé et Jésus subissent donc, tous deux, une forme de violence sur laquelle la narration de la Genèse s’appesantit en nous décrivant le Déluge. Dans l’évangile, cet aspect est exprimé par le verbe grec « ἐκβάλλω » (ekballô) : Jésus est littéralement « expulsé par l’Esprit au désert » (Mc 1, 12). C’est le même verbe qui est employé lorsque Jésus « chasse les démons » (Mc 1, 34). Ceci signifie que Jésus subit ces tentations comme une épreuve, de la même manière qu’il subira l’angoisse à Gethsémani.

Prenons le temps de relire toute l’histoire de Noé (chap. 7 à 9 de la Genèse). Tant Noé que Jésus traversent l’épreuve pour le compte de toute l’humanité ; ils le font avec l’aide de Dieu et entourés de sa protection. La bénédiction de Dieu s’étend, en effet, sur toute la création que Noé a préservée dans son Arche sur laquelle Dieu lui-même a refermé la porte. S’ouvre alors une nouvelle étape dans l’histoire du Salut : l’arc-en-ciel devient le signe d’une promesse divine renouvelée et définitive. La bénédiction de Dieu s’étend pareillement sur son Fils au désert : « Et les anges le servaient. » (Mc 1, 13)

Jésus proclame, quant à lui, la Nouvelle Alliance, l’avènement du Règne de Dieu qui « est tout proche » (Mc 1, 15). La forme verbale utilisée (ἤγγικεν, enguiken de enguizô) signifie plus précisément : « Le Règne s’est approché », comme à Gethsémani où Jésus déclare à propos de Judas : « Voici qu’il est proche, celui qui me livre. » (Mt 26, 46) Au temps des promesses de l’Ancien Testament succède celui de leurs réalisations, l’Évangile. Il est significatif que Jésus, dans l’évangile de Marc, attende l’arrestation du plus grand des prophètes – Jean-Baptiste, le dernier témoin de la Promesse – pour inaugurer son règne.

Psaume : « Tu es le Dieu qui me sauve » (Ps 25)

« Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » (Mc 1, 15) Cette phrase est la parole-clé du Mercredi des Cendres, celle par laquelle nous entrons en Carême : la foi et la conversion sont la réponse humaine à cette nouvelle initiative divine qu’incarne Jésus. Le Psaume 25(24), choisi pour la messe de ce jour, exprime cette attitude de confiance dans un Dieu qui nous sauve.

Le Psaume 25, dont nous ne lisons qu’un court extrait, est écrit dans une situation de détresse où le psalmiste prend conscience de son propre péché. Menacé par l’ennemi, il supplie Dieu : « Épargne-moi la honte, ne laisse pas triompher mon ennemi. » (v. 2) Éclairé par l’épreuve, il ne s’appuie plus sur ses propres forces, mais sur Dieu seul. Il quémande une main paternelle, demandant à être guidé : « Fais-moi connaître ta route, dirige-moi par ta vérité, enseigne-moi, car Tu es le Dieu qui me sauve. » (v. 4-5)

Mais le psalmiste connaît le « point faible » de son Dieu : « sa tendresse, son amour qui est de toujours » (v. 6) et qui lui fera oublier une faute de jeunesse, exprimée dans le début du verset 7 (supprimé par la liturgie). Il s’inscrit spirituellement dans l’expérience de Noé. Après la faute qui a valu tant de souffrances, la promesse divine est toujours valable : « Les eaux ne se changeront plus en déluge, pour détruire tout être de chair. » (Gn 9, 15) Rappelons-nous donc que le parapluie de la miséricorde de Dieu reste toujours à portée de main…

Nous avons là, en raccourci, toute la démarche du Carême : prendre conscience de sa détresse, s’en remettre à Dieu et non à ses propres forces, demander pardon et compter de tout cœur sur sa miséricorde.

Ce « redressement spirituel » du psalmiste, depuis la honte du péché jusqu’à la confiance en la justice divine, décrit bien l’œuvre que Jésus inaugure au Jourdain : il va dans le désert pour assumer nos tentations et les vaincre, avant de rejoindre les foules des humbles au bord du lac de Tibériade, et leur montrer le chemin vers le Père. Saint Paul priait peut-être ce psaume lorsqu’il écrivait aux Corinthiens :

« Qu’aucune chair n’aille se glorifier devant Dieu. Car c’est par Lui que vous êtes dans le Christ Jésus, qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et rédemption, afin que, comme il est écrit, celui qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur. » (1 Co 1, 29-31)

Deuxième lecture : Le baptême, nouvelle arche de Noé (1 P 3, 18-22)

La seconde lecture, tirée de la Première Épître de Pierre, développe le parallèle que nous avons décrit entre Jésus et Noé, mais l’enrichit d’une nouvelle dimension : la célébration du mystère pascal dans la communauté chrétienne. En effet, que ce soit l’expérience du Déluge pour une Nouvelle Alliance (Noé), ou l’épisode du Baptême et des Tentations pour annoncer l’Évangile (Jésus), il s’agit toujours d’un passage de la mort à la vie, que le Christ a parfaitement accompli, une fois pour toutes, lors de sa Passion, sa mort et sa Résurrection.

Trois moments de l’histoire du Salut sont ainsi mis en regard les uns des autres par Pierre : l’épisode de Noé, comme préfiguration (Ancien Testament) ; le mystère du Christ, comme accomplissement (Évangile) ; le baptême dans la communauté chrétienne à laquelle il s’adresse, comme actualisation (temps de l’Église). C’est ce qu’explique le Catéchisme :

« L’Église a vu dans l’Arche de Noé une préfiguration du salut par le Baptême. En effet, par elle “un petit nombre, en tout huit personnes, furent sauvés par l’eau” (1 P 3, 20). “Par les flots du déluge, tu annonçais le Baptême qui fait revivre, puisque l’eau y préfigurait également la mort du péché et la naissance de toute justice” (liturgie de la Vigile pascale). Si l’eau de source symbolise la vie, l’eau de la mer est un symbole de la mort. C’est pourquoi il pouvait figurer le mystère de la Croix. De par ce symbolisme le baptême signifie la communion avec la mort du Christ [3] . »

Alors que nous commençons notre itinéraire de Carême, nous en apercevons déjà le terme : la veillée pascale, au cours de laquelle les catéchumènes seront immergés dans le mystère de la mort du Christ pour recevoir une vie nouvelle par le baptême. Ces semaines de pénitence qui nous sont proposées sont donc l’occasion de vivre une certaine mort avec le Christ, pour que sa vie rejaillisse ensuite avec plus d’abondance dans notre cœur. La liturgie nous y invite par cette belle prière :

« Chaque année, Tu accordes aux chrétiens de se préparer aux fêtes pascales dans la joie d’un cœur purifié ; de sorte qu’en se donnant davantage à la prière, en témoignant plus d’amour pour le prochain, fidèles aux sacrements qui les ont fait renaître, ils soient comblés de la grâce que Tu réserves à tes fils [4] . »

 

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[1] . Pape Benoît XVI, Audience générale, 1er mars 2006.

[2] . On lit ainsi dans l’épopée de Gilgamesh (xiiie avant J.-C.) : « Démolis ta maison pour te faire un bateau ! Renonce à tes richesses pour sauver ta vie ! Détourne-toi de tes biens pour te garder sain et sauf ! Mais embarque avec toi des spécimens de tous les animaux. […] Six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies battantes, ouragans et déluge continuèrent de saccager la terre ». Pour plus de renseignements, consulter le site : https://www.herodote.net.

[3] . CEC, nº 1219-1220.

[4] . Préface du 1er dimanche de Carême.


Tentation du Christ, Paris, Musée de Cluny

Tentation du Christ, Paris, Musée de Cluny


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