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Méditation : Pères et Maîtres comme Jésus

L’évangile de ce dimanche est des plus difficiles à commenter pour un prêtre, théologien de surcroît, c’est-à-dire appelé à «enseigner dans la chaire de Moïse». Surtout s’il aime la liturgie (les larges franges), en particulier la messe qu’il doit présider souvent en prenant la «place d’honneur dans la synagogue». Les fidèles l’appellent «père», malgré l’injonction de Jésus; pour peu qu’il aime aussi les relations sociales, et les salutations sur les places publiques, il semblerait être en contradiction totale avec le message du Christ! Nos traditions et usages catholiques, surtout autour du sacerdoce, auraient-ils annulé la force du message évangélique?

La paternité spirituelle

Commençons par résoudre une apparente contradiction entre les lectures. Dans l’évangile, Jésus affirme: «Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux» (Mt 23,9); de son côté, l’apôtre Paul se compare «à une mère qui entoure de soins ses nourrissons» (1The 2,7) et affirme souvent dans ses lettres sa paternité spirituelle. Devrions-nous donc opposer la paternité divine et celle de l’apôtre? Une seule phrase de Paul suffit pour régler la question: «C’est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom.» (Eph 3,14-15).

Toute paternité, humaine et spirituelle, vient de Dieu qui en est la source. C’est par délégation de Dieu et en son nom que les hommes sont pères ou maîtres. Celui qui exerce l’autorité dans l’Église l’exerce pour le compte de Dieu, en vue du bien commun, car la paternité légitime est issue de l’amour et ordonnée à l’amour. Par ailleurs il ne le fait valablement que s’il est lui-même soumis à Dieu.

Il est clair que le Christ est venu nous révéler la paternité de Dieu, et qu’il nous y introduit par le mystère de sa personne; cette paternité se réalise par l’incorporation à son Corps mystique, c’est-à-dire par l’action conjointe de l’Esprit et de l’Église. Le Catéchisme le résume ainsi:

«La grâce est une participation à la vie de Dieu, elle nous introduit dans l’intimité de la vie trinitaire: Par le Baptême le chrétien participe à la grâce du Christ, Tête de son Corps. Comme un ‘fils adoptif’, il peut désormais appeler Dieu ‘Père’, en union avec le Fils unique. Il reçoit la vie de l’Esprit qui lui insuffle la charité et qui forme l’Église.»[1]

Saint Paul peut donc, en tant que ministre de la grâce, revendiquer une véritable paternité, en dépendance et par participation à celle du Père, parce que le Christ lui-même agit en lui. L’exhortation appuyée de Jésus dans l’Évangile est à comprendre d’après sa tournure sémitique, et interdit à l’homme de s’attribuer à lui-même l’origine et la fin de la paternité spirituelle. Mais Il n’empêche pas sa participation à ce mystère, bien au contraire: Il la suscite sans cesse pour le bien des âmes. Le Concile Vatican II nous offrait cette précieuse explication sur l’action de l’homme qui collabore à celle de Dieu:

«Aucune créature en effet ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et rédempteur. Mais tout comme le sacerdoce du Christ est participé sous des formes diverses, tant par les ministres que par le peuple fidèle, et tout comme l’unique bonté de Dieu se répand réellement sous des formes diverses dans les créatures, ainsi l’unique médiation du Rédempteur n’exclut pas, mais suscite au contraire une coopération variée de la part des créatures, en dépendance de l’unique source.»[2]

C’est ainsi que la tradition catholique attribue une grande importance à la figure du «père». Elle parle de Pères de l’Église, de pères synodaux, et les grands ordres réguliers de leur «Père Saint Benoît», Saint François ou Saint Dominique.

L’Église reconnaît par ailleurs la fonction de «père spirituel», ou «directeur spirituel», ou encore «accompagnateur». Il ne s’agit pas de tomber dans l’infantilisme pour celui qui se laisse guider, ni de revendiquer une autorité abusive pour celui qui guide, au détriment de l’unique autorité de Dieu; il s’agit plutôt de reconnaître que le Seigneur investit certains membres de son Église d’un charisme particulier pour aider les autres. Ce grand maître de vie spirituelle que fut saint François de Sales, si prompt à susciter la liberté et la croissance personnelle, nous offre ce conseil dans ce domaine:

«Puisqu’il vous importe tant, Philothée, d’aller avec un bon guide en ce saint voyage de dévotion, priez Dieu avec une grande instance qu’il vous en fournisse d’un [directeur spirituel] qui soit selon son cœur, et ne doutez point ; car, quand il devrait envoyer un ange du ciel, comme il fit au jeune Tobie, il vous en donnera un bon et fidèle. Or, ce doit toujours être un ange pour vous c’est-à-dire, quand vous l’aurez trouvé, ne le considérez pas comme un simple homme, et ne vous confiez point en icelui ni en son savoir humain, mais en Dieu, lequel vous favorisera et parlera par l’entremise de cet homme, mettant dedans le cœur et dedans la bouche d’icelui ce qui sera requis pour votre bonheur ; si que vous le devez écouter comme un ange qui descend du ciel pour vous y mener. Traitez avec lui à cœur ouvert, en toute sincérité et fidélité, lui manifestant clairement votre bien et votre mal, sans feintise ni dissimulation: et par ce moyen, votre bien sera examiné et plus assuré, et votre mal sera corrigé et remédié; vous en serez allégée et fortifiée en vos afflictions, modérée et réglée en vos consolations. Ayez en lui une extrême confiance mêlée d’une sacrée révérence, en sorte que la révérence ne diminue point la confiance, et que la confiance n’empêche point la révérence; confiez-vous en lui avec le respect d’une fille envers son père, respectez-le avec la confiance d’un fils envers sa mère: bref, cette amitié doit être forte et douce, toute sainte, toute sacrée, toute divine et toute spirituelle.»[3]

Maîtres à l’école du Maître

L’interdiction de Jésus de se faire attribuer le titre de «Rabbi» ou de «maître» est à comprendre dans la même logique: un évêque ou un théologien serait bien fou s’il s’attribuait à lui-même la Révélation! Leur raison doit toujours demeurer humblement ouverte au mystère, en se gardant des idéologies qui voudraient nous enfermer dans des systèmes purement humains… Mais cela ne détruit pas le devoir d’enseigner l’Évangile, rappelé par le Concile:

«Les évêques sont les hérauts de la foi, amenant au Christ de nouveaux disciples, et les docteurs authentiques, c’est-à-dire pourvus de l’autorité du Christ, prêchant au peuple qui leur est confié la foi qui doit régler leur pensée et leur conduite, faisant rayonner cette foi sous la lumière de l’Esprit Saint, dégageant du trésor de la Révélation le neuf et l’ancien (cf. Mt 13, 52), faisant fructifier la foi, attentifs à écarter toutes les erreurs qui menacent leur troupeau (cf. 2 Tm 4, 1-4).»[4]

La sévérité des paroles du Christ dans l’évangile de ce dimanche invite ceux qui sont en charge de la communauté à une double vigilance: aborder tout exercice de l’autorité avec le cœur miséricordieux d’un père, et fuir toute incohérence entre la vie et la doctrine car on prêche beaucoup mieux par l’exemple que par la parole… C’est ainsi que saint Jean Chrysostome interprétait la dénonciation des scribes et Pharisiens par Jésus:

«Ces paroles enferment un double reproche, et font voir une double malignité dans les personnes que le Sauveur accuse. La première est cette sévérité avec laquelle ils exigeaient une si grande perfection de ceux qu’ils conduisaient; et la seconde est leur mollesse propre, et la liberté qu’ils prenaient de vivre comme il leur plaisait. Ce sont deux conditions entièrement opposées à celles que doit avoir un véritable pasteur, qui doit être comme un juge sévère et inflexible à l’égard de lui-même, et qui doit être en même temps plein de douceur et de charité pour ceux qu’il gouverne. Les pharisiens, au contraire, se conduisaient tous d’une manière tout opposée. Ils réduisaient tout leur devoir à faire de beaux discours et à parler beaucoup aux hommes. Ils n’avaient de vertu qu’en paroles. Ainsi, ils étaient durs et impitoyables envers tout le monde, parce qu’ils n’avaient pas l’expérience de cette doctrine toute sainte, qui s’apprend par l’action et par la pratique.»[5]

On notera que, face à l’incohérence des maîtres du troupeau, Jésus n’invite pas à la désobéissance ou à la contestation ; bien au contraire: «tout ce qu’ils vous diront, faites-le» (Mt 23,3). Il invite à distinguer la Loi qu’ils enseignent et qui vient de Dieu et à la pratiquer, de l’application qu’ils en font, qui est partiale et dévoyée. C’est l’esprit du monde qui pousse à la polémique et voudrait que chaque chrétien érige son propre jugement en ultime instance: l’unité de l’Église en serait atteinte en plein cœur. Ecoutons au contraire ces conseils d’un excellent orateur du grand siècle, le père Bourdaloue:

«[Jésus-Christ] vous a lui-même marqué la conduite que vous avez à tenir, quand ces ministres assis sur la chaire de Moïse manqueraient à vous donner l’édification qu’ils vous doivent. Il vous a dit qu’alors il fallait vous attacher à la pureté de leur doctrine, et non pas à la corruption de leurs mœurs; que vous seriez jugés sur les vérités qu’ils vous auraient annoncées, et non pas sur la vie qu’ils auraient menée; que vous deviez les écouter, et non pas les imiter; obéir à leurs ordres, et non pas faire selon leurs œuvres; et qu’étant au reste ses ministres, qu’exerçant en son nom une puissance et une autorité légitimes, malgré leurs désordres, ou vrais, ou prétendus, il ne vous était point permis de les mépriser, parce que vos mépris retomberaient sur le maître qui les a envoyés: Qui vos spernit me spernit [qui vous rejette me rejette, Lc 10,16].»[6]

Si telle doit être l’attitude des brebis, quelle responsabilité sur les épaules du pasteur! Où pourrait-il trouver la force et le chemin pour enseigner la vérité, si ce n’est dans l’imitation de son Maître? Si des maîtres sont incohérents c’est parce que la finalité de la Loi leur reste extérieure et qu’ils n’en ont pas perçu le sens profond: l’amour miséricordieux de Dieu qui veut pédagogiquement transformer les cœurs pour les rendre dignes de lui. Jésus nous offre à l’inverse un exemple parfait de cohérence entre la doctrine et l’action: Il a signé les Béatitudes par le sang de sa Croix. C’est ainsi que Benoît XVI entendait en filigrane, dans la dénonciation des Pharisiens par Jésus, l’appel du Sacré Cœur:

«La bonne doctrine doit être accueillie, mais elle risque d’être contredite par une conduite incohérente. C’est pourquoi Jésus dit: “Faites donc et observez tout ce qu’ils pourront vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes” (Mt 23, 3). L’attitude de Jésus est exactement à l’opposé: Il pratique le premier le commandement de l’amour qu’il enseigne à tous, et il peut dire que c’est un poids léger et aisé parce qu’il nous aide à le porter avec lui (cf. Mt 11, 29-30).»[7]

À nous qui sommes chargés du troupeau de Dieu, à ceux aussi qui exercent une quelconque autorité pour la transmission de l’Évangile en communauté, ou en famille, Dieu pose cette question: comment diriges-tu ceux qui te sont confiés? Avec ton propre cœur, parfois dur et dominateur, qui recherche l’application de la Loi pour elle-même et pour ta propre gloire, ou avec le cœur de Dieu, un cœur humble et paternel qui veut attirer à lui les âmes et les sauver par amour?

C’est à cette école que sœur Faustine nous invite à entrer. Si nous n’avons «qu’un maître, le Christ», demandons-lui de nous enseigner l’unique nécessaire pendant cette vie, qui est de l’aimer toujours:

«Ô plaie de la miséricorde, Cœur de Jésus, cache-moi dans ta profondeur comme une goutte de ton propre sang et ne m’en laisse pas sortir pour l’éternité! Enferme-moi dans tes profondeurs et enseigne-moi toi-même comment t’aimer! Amour éternel, façonne toi-même mon âme pour qu’elle soit capable d’un amour réciproque pour toi. Ô Amour vivant, rends-moi capable de t’aimer toujours! Je veux éternellement répondre à ton amour par la réciprocité. Ô Christ, un seul de tes regards m’est plus cher que des milliers de monde, que le ciel entier! Tu peux, Seigneur, rendre mon âme telle qu’elle puisse te comprendre dans toute ta plénitude, tel que tu es. Je sais et je crois que tu peux tout, puisque tu as daigné te donner à moi si généreusement, je sais que tu peux être plus généreux encore; fais-moi entrer dans ton intimité aussi loin que peut l’être la nature humaine !»[8]


[2] Concile Vatican II, Lumen Gentium nº62.

[3] Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, partie I chapitre IV (de la nécessité d’un directeur pour entrer et faire progrès dans la dévotion), disponible ici.

[4] Concile Vatican II, Lumen Gentium nº25.

[5] Saint Jean Chrysostome, Homélies sur l’évangile de Matthieu, LXXII, nº1, disponible ici.

[6] Bourdaloue, Sermon pour le deuxième dimanche de l’Avent (édition Cattier 1864, p. 40), disponible ici.

[8] Sainte Faustine (Héléna Kowalska), Petit Journal, disponible ici, nº1630.


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  • La Pièce aux cent florins (Rembrandt)