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Méditation : la conversion du fils

«Un homme avait deux fils…»: bien des histoires de la Bible commencent par ce décor, depuis Adam et la tragédie du meurtre d’Abel, jusqu’à la parabole de l’enfant prodigue, en passant par les deux fils d’Abraham mis en scène par saint Paul (Gal 4). C’est le génie de l’Esprit Saint d’avoir inspiré ces histoires qui nous rejoignent tous, quelle que soit notre culture, notre histoire ou notre fidélité; il fallait le génie d’un poète comme Péguy pour le chanter, lorsqu’il évoquait la parabole du père miséricordieux (Lc 15):

« Elle tient l’homme au cœur, [cette parabole,] en un point qu’elle sait, et ne le lâche pas. Elle n’a pas peur. Elle n’a pas honte. Et si loin qu’aille l’homme, cet homme qui se perd, en quelque pays, en quelque obscurité, loin du foyer, loin du cœur, et quelles que soient les ténèbres où il s’enfonce, les ténèbres qui voilent ses yeux, toujours une lueur veille, toujours une flamme veille, un point de flamme. Toujours une lumière veille qui ne sera jamais mise sous le boisseau. Toujours une lampe. Toujours un point de douleur cuit. Un homme avait deux fils. Un point qu’il connaît bien. Dans la fausse quiétude un point d’inquiétude, un point d’espérance.»[1]

Le message de la parabole d’aujourd’hui ne pourrait pas être plus simple et limpide, à la portée de tous, mais aussi plus centré sur le nœud du problème, la liberté, cet étrange pouvoir concédé à l’homme de refuser Dieu, soit ouvertement comme la réaction spontanée du premier fils, soit avec hypocrisie comme le second. Le pape Benoît XVI l’adaptait ainsi à notre situation actuelle:

«Le message de la parabole est clair: ce ne sont pas les paroles qui comptent, mais c’est l’agir, les actes de conversion et de foi. […] Traduite en langage de ce temps, l’affirmation pourrait correspondre plus ou moins à ceci: les agnostiques, qui au sujet de la question de Dieu ne trouvent pas la paix ; les personnes qui souffrent à cause de leurs péchés et ont le désir d’un cœur pur, sont plus proches du royaume de Dieu que ne le sont les fidèles «de routine», qui dans l’Église voient désormais seulement ce qui paraît, sans que leur cœur soit touché par la foi.»[2]

Voilà une première application qui rend cette parabole assez dérangeante pour nous tous qui sommes installés dans un christianisme confortable, les «bien-pensants», facilement convaincus d’être des justes. À tous les «gardiens du Temple» d’aujourd’hui, le Seigneur répète sans ménagement: «les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu…»; si cela ne nous cause aucune émotion, écoutons un peu la voix prophétique de Bernanos:

«Vous tenez naturellement l’Évangile pour inspiré, vous faites un sort à chaque paragraphe de ce livre divin, et ça ne vous frappe pas, non, l’insistance du Bon Dieu à mettre généralement hors de cause une sorte de gens dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne forment pas la société habituelle des gendarmes, des notaires, des généraux en retraite, non plus que celle de leurs vertueuses épouses, ni, entre nous, des curés ? Ça ne vous frappe pas que le bon Dieu ait réservé ses malédictions les plus dures à des personnages très bien vus, exacts aux offices, observateurs rigoureux du jeûne, et beaucoup plus instruits de leur religion – sans reproche – que la plupart des paroissiens d’aujourd’hui ? Cette énormité n’attire plus vos regards ?»[3]

Soyons donc honnêtes et reconnaissons le humblement: nous sommes tous l’un et l’autre fils dans notre relation à Dieu le Père; avec les défauts et qualités de chacun d’eux, sur lesquels il nous faut travailler patiemment dans la vie spirituelle. Que nous refusions de remettre à Dieu une partie de notre vie qui a besoin de conversion, ou que nous nous croyons déjà parfaitement convertis et en règle avec Dieu, le Christ nous avertit fortement: de par notre nature pécheresse, nous n’en avons jamais fini avec la conversion sur cette terre. Les personnes qui se confessent souvent le savent bien. Nous oscillons sans cesse entre révoltes, retours et endurcissements. Et nous pouvons retomber à tout moment. Comme les pécheurs et comme les pharisiens «de stricte observance», nous devons continuer de nous convertir au quotidien et rester vigilants. Nous devons vérifier sans cesse que nos cœurs et nos actions sont bien conformes au «oui» que disent nos lèvres.

Aussi ce dimanche, nous pouvons faire l’examen suivant: qu’est-ce que je refuse à Dieu? En quoi est-ce que je ne veux pas me convertir, comme le premier fils? Si ma vie est globalement «en règle» est-ce que j’ai conscience d’avoir encore à me convertir, inlassablement, et jusqu’au dernier soupir? Est-ce que je juge mes frères avec supériorité et mépris? Enfin, est-ce que j’agis par amour pour Dieu? Qu’est-ce qui, en moi, est incohérent entre mes paroles et mes actes?

Nous avons pour cela un exemple, et deux aides précieuses. Le seul véritable exemple nous vient de Jésus lui-même, le seul fils qui dise «oui» et demeure fidèle ; il est de nouveau «caché» dans la parabole, comme l’explique Benoît XVI:

«Dans l’Évangile de ce dimanche on parle de deux fils, derrière lesquels, cependant, se tient, de façon mystérieuse, un troisième. Le premier fils dit non, mais réalise ensuite la volonté de son père. Le deuxième fils dit oui, mais ne fait pas ce qui lui a été ordonné. Le troisième fils dit «oui» et fait aussi ce qui lui est ordonné. Ce troisième fils est le Fils unique de Dieu, Jésus Christ, qui nous a tous réunis ici. Entrant dans le monde, Jésus a dit: «Voici, je viens […], pour faire, ô Dieu, ta volonté» (He 10, 7). Ce «oui», il ne l’a pas seulement prononcé, mais il l’a accompli et il a souffert jusqu’à la mort.»[4]

Pour imiter ce «frère aîné», nous pouvons compter sur l’action efficace du Saint-Esprit. L’Esprit Saint n’est pas inconnu tombé du ciel à la Pentecôte, c’est l’Esprit qui habite en Jésus, le fait aimer, parler, agir. Nous le connaissons donc et Il nous connaît. Il vient habiter en nous, et nous rend capable de dire, comme Jésus : «Abba, Père!» (Gal 4,6). Il nous faut l’accueillir chaque jour et le laisser agir en nous au lieu, comme dit le pape François, de la garder enfermé comme un «prisonnier de luxe».

Esprit de vérité, il vient également faire la lumière sur notre hypocrisie et nous inviter à la conversion. Ces deux aspects de son action étaient ainsi décrits par saint Jean-Paul II:

«La conversion requiert la mise en lumière du péché, elle contient en elle-même le jugement intérieur de la conscience. On peut y voir la preuve de l’action de l’Esprit de vérité au plus profond de l’homme, et cela devient en même temps le commencement d’un nouveau don de la grâce et de l’amour: «Recevez l’Esprit Saint». Ainsi, dans cette «mise en lumière du péché», nous découvrons un double don: le don de la vérité de la conscience et le don de la certitude de la rédemption. L’Esprit de vérité et le Paraclet.»[5]

Pour devenir pleinement fils, nous pouvons enfin demander l’aide affectueuse et maternelle de Marie. Il n’est pas de meilleur chemin que de recevoir la maternité spirituelle. Marie nous est donnée comme mère par le Christ, et c’est pourquoi nous nous tournons vers elle, qui nous aide à répondre avec promptitude et sincérité aux appels du Père. Au moment de la naissance de l’Église, à la Pentecôte, elle a su guider discrètement le cœur des apôtres pour obtenir la conversion totale ; son assistance s’étend dans l’Eglise au cours des siècles, selon Benoît XVI:

«Au cours de l’histoire de l’Église, la Vierge Marie n’a pas cessé d’inviter ses enfant à retourner à Dieu, à se confier à lui dans la prière, à frapper avec une insistance confiante à la porte de son Cœur miséricordieux. En vérité, il ne désire rien d’autre que reverser sur le monde la surabondance de sa Grâce. “Miséricorde et non justice” a imploré Marie, en sachant qu’elle aurait certainement trouvé écoute auprès de son Fils Jésus, mais également consciente de la nécessité de la conversion du cœur des pécheurs.»[6]

Voici enfin une belle prière du bienheureux Newman pour mettre en nos cœurs le désir de la conversion:

«Ô mon Dieu, je suis totalement bouleversé quand je pense à l’état dans lequel je me trouve!

Qu’adviendra-t-il de moi si tu es sévère?

Qu’est-ce que ma vie, ô mon miséricordieux Seigneur, sinon une suite d’offenses, petites ou grandes, contre toi?

Qu’ils me paraissent grands, les péchés que j’ai commis jusqu’ici contre toi et que je ne cesse de commettre jusque dans les plus petites choses! Mon Dieu, qu’adviendra-t-il de moi?

Quelle sera ma situation désormais si je suis livré à moi-même !

Que puis-je faire sinon m’approcher humblement de celui que j’ai si gravement offensé et outragé, et le supplier de me pardonner la dette que j’ai contractée envers lui?

Ô mon Seigneur Jésus, qui, par amour pour moi, est descendu du ciel pour me sauver, enseigne-moi, cher Seigneur, mon péché, montre-moi ce qu’il a de détestable, apprends-moi à m’en repentir sincèrement et pardonne-le-moi, dans ta grande miséricorde!»[7]


[1] Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, NRF p. 395.

[3] Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Plon, p. 313.

[5] Jean-Paul II, encyclique Dominum et vivificantem, nº31.

[7] Bienheureux John Henry Newman, Médiations sur la doctrine chrétienne, Ad Solem 2000, IV Le Péché, 61-62.


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  • La Pièce aux cent florins (Rembrandt)