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À l’écoute de la Parole

«Evite le mal, fais le bien» (Ps 34,15): ce dimanche, nous sommes placés devant ce fascinant pouvoir qu’a l’homme de choisir le bien ou le mal, de s’écarter de Dieu ou de se rapprocher de lui, de tuer son frère ou de l’aimer tendrement. Nous sommes habitués à considérer cette liberté depuis notre point de vue, comme sujets libres et responsables de nos décisions; mais qu’en est-il du point de vue de Dieu, de son projet de Père qui veut nous faire grandir dans la vérité? Commençons par une bonne définition du Catéchisme:

«La liberté est le pouvoir, enraciné dans la raison et la volonté, d’agir ou de ne pas agir, de faire ceci ou cela, de poser ainsi par soi-même des actions délibérées. Par le libre arbitre chacun dispose de soi. La liberté est en l’homme une force de croissance et de maturation dans la vérité et la bonté. La liberté atteint sa perfection quand elle est ordonnée à Dieu, notre béatitude. Tant qu’elle ne s’est pas fixée définitivement dans son bien ultime qu’est Dieu, la liberté implique la possibilité de choisir entre le bien et le mal, donc celle de grandir en perfection ou de défaillir et de pécher.»[1]

La première lecture, tirée d’Ezéchiel, nous introduit directement au sein du chapitre 18 dont le thème est la responsabilité personnelle. Le peuple juif est en exil, et le chapitre s’ouvre sur cet étrange refrain que les exilés répètent: «Les pères mangent du raisin vert, et les dents des fils en sont irritées!» (Ez 18,1) En d’autres termes, les nouvelles générations ont l’impression de devoir payer les fautes que leurs aînés ont commises.

Une telle conception est désespérante et surtout incompatible avec la justice de Dieu qui veut donc ouvrir son peuple à l’idée – vraiment nouvelle pour les auditeurs d’Ezéchiel – de responsabilité personnelle. Le comportement de certains peut avoir des conséquences pour tous sous la forme d’un châtiment collectif, certes; mais en définitive chacun sera jugé selon sa conduite: «Celui qui a péché, c’est lui qui mourra.» (v.4).

Le prophète envisage alors tous les cas de figure pour bien expliquer son raisonnement: si un homme juste a un fils mauvais, alors ce fils ne vivra pas (vv.5-13); si au contraire le fils est juste mais le père mauvais, alors ce fils vivra (vv.14-20). Puis vient la stricte responsabilité individuelle: il est possible qu’un «méchant» se détourne de son iniquité et devienne juste, et alors il vivra (vv.21-23); et inversement (v.24). Le verbe-clé du passage est «שׁוּב, shûv, revenir» sur ses pas, donc se convertir spirituellement.

Cette vérité est tellement révolutionnaire à l’époque, dans une société tribale où toute la famille est solidaire du péché de ses membres, que le peuple n’en croit pas ses yeux: «La conduite du Seigneur n’est pas la bonne» (v.25), murmurent les auditeurs. Solennellement, le Seigneur répète sa position dans le passage de ce dimanche: si le juste se met à pécher, il mourra; si le méchant se convertit, il vivra. De quelle mort et de quelle vie s’agit-il? Ezéchiel pensait probablement à la vie temporelle; l’Évangile nous révèlera que Dieu pensait à la vie spirituelle, avec cette fermeture du cœur qui conduit à la mort éternelle, et l’ouverture qui permet de recevoir la Vie. Il donnait déjà le motif plus profond de sa conduite, jugée trop gracieuse par les exilés: «Je ne prends plaisir à la mort de personne, – oracle du Seigneur Dieu -: convertissez-vous, et vous vivrez!» (Ez 18,32). Il veut à tout prix sauver tous les hommes.

Jésus veut répéter avec force la même exhortation «aux grands prêtres et aux pharisiens» dans l’évangile de ce dimanche (Mt 21,28-32). La semaine dernière, nous écoutions la parabole des ouvriers appelés à la vigne (Mt 20); cette semaine, l’accent se fait plus dramatique: Jésus est entré triomphalement à Jérusalem (Mt 21), il a voulu purifier le Temple, ce qui a provoqué le conflit direct avec les autorités. La semaine prochaine, nous serons au paroxysme de cette confrontation avec la «parabole des vignerons homicides».

Jésus propose donc une petite parabole qui va au fond de la question: «un homme avait deux fils…»; elle n’est pas aussi développée que celle de Luc (chap. 15) sur la Miséricorde, mais explique à merveille le nœud du problème: l’inconstance et la duplicité du cœur humain.

Au-delà de son aspect anodin, cette petite parabole renvoie à plusieurs autres personnages de la Bible: les deux fils d’Adam, Caïn et Abel, dont l’un est mauvais et l’autre juste (Gn 4); les deux fils d’Isaac, Esaü et Jacob, qui se disputent pour la bénédiction du père; et puis l’opposition entre le juste Joseph, fils d’Israël, et ses frères si malveillants (Gn 37). Le contraste entre deux frères est si présent à la mentalité biblique qu’il servira à saint Paul pour expliquer la relation entre l’Église et la Synagogue (Gal 4). Jésus, dans sa petite parabole, condense tout cet univers et nous donne le point de vue de Dieu.

En bon pédagogue, Il demande à ses interlocuteurs de trancher une question facile: entre un fils qui dit «non», puis se repent et se met au travail, et celui qui dit «oui» mais n’agit pas en conséquence, le jugement moral est évident.

Nous remarquons tout d’abord que deux cas ne sont pas évoqués: celui du fils qui dit non et ne se repent pas, celui du fils qui dit oui et agit en fidélité à sa parole. Le premier est tragiquement clair, le fils s’éloigne définitivement de Dieu. Le second n’existe pas entre nous, et nous y reviendrons dans la méditation.

Le premier fils a une première réaction de rébellion qui est scandaleuse pour la mentalité antique: dire «non» à son père est une injure difficilement pardonnable, et qui pourrait déclencher un procès public. Mais ensuite, «s’étant repenti», il se met au travail. Le verbe qui exprime le repentir, «μεταμέλεσθαι, metamelesthai», indique le fait d’être affligé par une mauvaise action commise, qui produit la tristesse, le dégoût, ou le regret. Nous sommes très proches du verbe hébreu que nous trouvions en première lecture (שׁוב, shouv), et de la conversion, metanoia, si importante dans l’Évangile. On comprend donc que ce fils à l’indépendance arrogante a d’abord exprimé une réaction spontanée, puis qu’il a parcouru un chemin intérieur où l’affection pour son père l’a amené à changer d’avis.

Le second fils répond tout de suite: «oui, Seigneur» (v.30). Il donne à son père le titre de «Seigneur », κύριε (kyrie), un terme très respectueux et à connotation liturgique. Il est très bien choisi par Jésus face aux autorités du Temple: c’est bien ainsi qu’ils appellent Dieu, le Seigneur d’Israël, avec une grande révérence… mais le font-ils avec l’obéissance filiale du cœur? Comme ce second fils n’obéit pas, on comprend que sa réponse était une façade, que l’hypocrisie ou l’infidélité domine son cœur: il agit selon une routine extérieure et non par amour. Jésus s’inscrit donc dans la critique que les prophètes ont souvent adressée au culte d’Israël, s’il est pratiqué sans vraie justice et piété. On se rappelle du cri d’Isaïe:

«Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous! Ôtez de ma vue vos actions perverses! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien!» (Is 1,15-17).

Saint Jean Chrysostome, en commentant la parabole, nous invite lui aussi à contempler les exemples positifs et négatifs que la Bible nous offre, qui correspondent aux «deux fils»:

« Allons donc, mes frères, convertissons-nous à lui. Attachons-nous fortement à lui, et clouons nos cœurs par sa crainte. Nous avons de ces exemples, non-seulement dans le Nouveau Testament, mais encore dans l’Ancien. Car qui fut jamais plus méchant que Manassé? Cependant il apaisa Dieu, et il fléchit sa colère par ses larmes. Qui fut jamais plus vertueux que Salomon? Cependant, pour s’être relâché dans son bonheur, il tomba dans un abîme de désordres. Mais je puis vous donner un exemple de l’un et de l’autre changement dans une seule personne, c’est-à-dire dans David, son père, qui d’abord excella dans la vertu, et qui ensuite tomba dans le crime. Qui fut d’abord plus heureux que Judas? Cependant il est devenu le traître de son Maître. Qui fut d’abord plus criminel que saint Paul, et néanmoins il est devenu ensuite un vaisseau choisi de Dieu? Qui fut plus odieux que saint Matthieu, tant qu’il a été publicain, et néanmoins il a eu depuis sa place parmi les apôtres? Qui commença mieux que Simon le Magicien? Cependant il est devenu depuis l’exécration de tout le monde. Combien a-t-on vu d’autres changements semblables? Combien en voit-on encore aujourd’hui?»[2]

Mais la «morale de l’histoire» comporte une surprise. Le premier fils désigne évidemment les disciples de Jésus, une foule de pécheurs de toutes sortes que les autorités méprisaient à cause de leur vie «impure» (cf. Jn 9,34) et que Jésus considère justes car ils se sont convertis. Jésus force le trait: il est entouré de «publicains et prostituées», qui ont cru à la parole de Jean-Baptiste et à la sienne, pour se convertir et commencer une vie nouvelle. Matthieu est de ceux-là, discrètement figuré dans la parabole, puisqu’il «travaille à la vigne» en mettant par écrit son récit.

Le deuxième fils désigne tout aussi clairement les autorités du Temple, dont la respectabilité est une façade qui masque la corruption de leur cœur. Ils se croient peut-être parfaits et ne voient plus leur péché, ou bien ils n’appliquent pas les commandements qu’ils prêchent. Leurs âmes perverties semblent fermées à la conversion: ils ne croient pas en Jésus; ils vont même obtenir sa crucifixion.

Jésus introduit alors une nouveauté inattendue: il parle de la «conversion» du second fils, qui n’était pas envisagée dans la parabole. En leur disant : «Vous, après avoir vu cela, vous ne vous êtes même pas repentis plus tard pour croire à sa parole» (v.32), il renvoie à la prédication de Jean-Baptiste, mais lui-même est bien plus grand que le Précurseur, et sa Parole est bien plus puissante. Autrement dit, Jésus ne condamne pas définitivement les autorités du Temple mais les appelle à la conversion. Ils peuvent saisir cette chance, car si «les publicains vous précèdent dans le royaume de Dieu», alors la porte du Royaume ne leur est pas fermée. L’Évangile nous présentera plusieurs exemples de ces conversions lentes mais réelles: Nicodème et Joseph d’Arimathie; puis, après la Résurrection, «la multitude de prêtres qui obéissaient à la foi» (Ac 6,7).

Jésus parle donc durement à ses détracteurs pour les renvoyer à leur cœur; mais Il espère fortement qu’ils se convertiront à l’Évangile. Ils deviendraient alors comme le premier fils, leur refus initial laissant la place à une disponibilité pour devenir disciples dans la vigne du Seigneur. Finalement, les premiers se seraient précipités pour se convertir, à cause de leur péché plus apparent; les seconds auraient été plus lents, à cause d’un péché plus profondément ancré dans le cœur; mais le Maître de la vigne est patient et sait traiter chacun avec le rythme qui lui convient, comme un bon père.

Le Psaume de la messe (Ps 25-24) veut susciter en nous cette attitude filiale: nous reprenons en refrain ce recours à la bonté paternelle, «Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse» (v.6). Nous avons souvent été comme le premier fils, avec un mouvement de rébellion: «oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse» (v.7), parce que je suis là maintenant à te prier au sein de l’Eglise, cette vigne où je viens faire ta volonté. Nombreuses sont les tentations et les possibilités de m’égarer: «enseigne-moi tes voies, fais-moi connaître ta route» (v.4). Tu sauras bien m’attendre tout le temps nécessaire à ma conversion, lorsque je me mettrai finalement en route pour faire ta volonté de tout mon cœur. La prière collecte s’inscrit dans la même attitude spirituelle:

«Dieu, qui donnes la preuve suprême de ta puissance, lorsque tu patientes et prends pitié, sans te lasser, accorde-nous ta grâce: en nous hâtant vers les biens que tu promets, nous parviendrons au bonheur du ciel. Par Jésus-Christ…»[3]

⇒Lire la méditation


[1] Catéchisme, nº1731-2.

[2] Saint Jean Chrysostome, Commentaire sur l’Evangile de Matthieu, éditions Guérin (1865), tome VII, p. 527.

[3] Collecte de la Messe du jour.


Parabole des deux fils

Parabole des deux fils


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  • La Pièce aux cent florins (Rembrandt)