lecture

La liturgie de ce dimanche nous invite à sortir de l’horizon étroit de notre quotidien pour rejoindre Jésus sur l’un des sommets spirituels de l’évangile de Jean : le discours du pain de vie (Jn 6), prononcé dans la synagogue de Capharnaüm. Nous en écoutons la dernière partie, qui en constitue le point culminant (vv.51-58), et qui présente le mystère de l’Eucharistie sans détour ni périphrase, dans toute la force de son réalisme : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang… », ces expressions hardies provoquent une réaction indignée de l’auditoire, qui abandonne le Christ à sa folie d’amour.

Il faut considérer le chapitre 6 de Jean en entier pour bien comprendre tout le discours de Jésus et sa dernière affirmation : « le pain qui est descendu du ciel n’est pas comme celui que les pères ont mangé » (v.58). Au début du chapitre, Jésus a réalisé la multiplication des pains (vv.1-15), et congédié les foules ; Il rejoint ses disciples au milieu du lac, en marchant sur les eaux (vv.16-21) ; puis vient le dialogue profond avec les juifs à propos de la nourriture et de la foi dans le Christ. Tous ces thèmes reprennent le schéma de l’Exode, où Dieu avait accompli le miracle de la Mer Rouge, nourri son peuple affamé, donné la Loi et suscité la réponse de foi par maints prodiges. D’où la référence de l’auditoire : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit : Il leur a donné à manger du pain venu du ciel. » (Jn 6,31)

Jésus entend dépasser la figure de Moïse et s’offre lui-même comme nouveau Pain de vie, bien au-delà du don de la manne : « Vos pères, dans le désert, ont mangé la manne et sont morts ; ce pain est celui qui descend du ciel pour qu’on le mange et ne meure pas. » (vv. 49-50). Jésus n’est pas seulement le médiateur qui obtient la nourriture spirituelle pour le peuple, il est lui-même cette nourriture. C’est à ce point précis que commence le passage que nous proclamons ce dimanche, où Jésus insiste sur le réalisme scandaleux de l’Eucharistie : « Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang la vraie boisson » (v.55).

Saint Jean fait donc constamment référence à l’expérience d’Israël au désert, que nous rappelons en première lecture. Nous ouvrons le livre du Deutéronome au chapitre 8, au cœur du grand discours de Moïse qui suit le don de la Loi : Il a transmis les Dix Commandements au Peuple (Dt 5) ; puis la relation exclusive entre Dieu et son Peuple est expliquée, et synthétisée dans le Shema (Dt 6) ; des instructions précises ont été données sur la conduite à tenir avec les nations étrangères (Dt 7) ; s’ouvre alors une grande exhortation à se maintenir dans la fidélité : « Si tu oublies le Seigneur ton Dieu, si tu suis d’autres dieux, si tu les sers et te prosternes devant eux, j’en témoigne aujourd’hui contre vous, vous périrez. » (8,19).

Le passage du Deutéronome que nous lisons ce dimanche est donc un rappel des événements miraculeux de l’Exode, qui ont accompagné et doivent continuer d’accompagner toute la vie du Peuple : « Souviens-toi de la longue marche… N’oublie pas le Seigneur ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Egypte… ». La mémoire, surtout la mémoire célébrée liturgiquement, est source de fidélité. Le pape François faisait ainsi le lien entre cette vérité du Deutéronome, la mission et l’Eucharistie :

« La mémoire est une dimension de notre foi que nous pourrions appeler « deutéronomique », par analogie avec la mémoire d’Israël. Jésus nous laisse l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de l’Église, qui nous introduit toujours plus dans la Pâque. La joie évangélisatrice brille toujours sur le fond de la mémoire reconnaissante : c’est une grâce que nous avons besoin de demander. » [1]

Moïse ne se limite pas à la mémoire des événements, mais en offre une relecture théologique : « Dieu voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur… » (v.2) Israël au désert, dépouillé humainement par la dureté de l’épreuve, mais enrichi spirituellement par l’assistance divine, a pu vivre l’Alliance fondatrice. Deux miracles en sont retenus : le don de la manne (Ex 16), et l’eau que Moïse a fait jaillir en frappant la roche (Ex 17). On note de nombreux points communs entre l’Exode et le quatrième évangile :

La manne a été donnée au désert pour enseigner que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8,3) ; le Christ est le Verbe qui est Dieu (prologue), qui devient pain pour la vie du monde (Jn 6) ;

L’épisode du désert est une transition vers la terre promise ; de même l’Eucharistie est donnée en vue de la patrie définitive : « et moi, je le ressusciterai au dernier jour » (v.54) ;

Au désert, Dieu a donné nourriture et boisson : la manne et l’eau de la roche ; Jésus affirme : « ma chair est la vraie nourriture, mon sang est la vraie boisson » (v.55) ;

Le peuple n’a cessé de se rebeller contre Moïse au désert, comme un enfant contre la correction de son père (cf. Dt 8,5) ; de même l’auditoire de Jésus ne comprend pas ses paroles et exprime son hostilité : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » (v.52) ;

Le Deutéronome insiste sur la nouveauté de la manne : « cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue » (vv.3.16) ; la nouveauté de l’Eucharistie est absolue, et surgit de l’abîme du Cœur du Christ.

La liturgie nous suggère donc un parallèle très fort entre Jésus et Moïse, entre la manne et l’Eucharistie : les figures du Testament ancien annoncent le mystère du Christ. Nous chantons effectivement dans la séquence du très bel hymne eucharistique Lauda Sion[2] : « Le voici, le pain des anges… d’avance il fut annoncé par Isaac en sacrifice, par l’agneau pascal immolé, par la manne de nos pères… » Mais, sur cet arrière-fond de l’Exode, Jésus va bien au-delà et affirme clairement un dépassement : « ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain qui vient du ciel ; mais c’est mon Père qui vous le donne, le pain qui vient du ciel, le vrai… » (Jn 6,32) L’épisode de la manne pouvait rester comme un souvenir lointain d’une époque mythique, le don de l’Eucharistie est au contraire d’un réalisme scandaleux. Lorsque Jésus en parle explicitement, en cette fin de discours, Il change même son vocabulaire, passant du verbe générique manger (ἐσθίω, esthiô, v.51 et précédents) à mastiquer (τρώγώ, trôgô, v.54 et suivants).

Nous sommes trop habitués à l’expression « qui mange ma chair » pour en saisir l’aspect scandaleux ; il faudrait la traduire par « qui mastique ma viande » pour comprendre la réaction indignée de l’auditoire. « Manger la chair » pouvait renvoyer aux cultes païens, aux sacrifices humains auxquels Israël avait renoncé, et à toutes les croyances qui s’y rapportent. Par ailleurs dire que l’on donne la vie – « celui qui me mangera vivra par moi » – revient à s’égaler à Dieu qui seul est maître de la vie.

Nous pouvons discerner plusieurs perspectives dans ces affirmations apparemment si simples, mais si profondes :

   Le Christ évoque le don de lui-même sur la Croix : « ma chair, donnée pour la vie du monde » (v.51) évoque le Calvaire où Jésus offrira sa vie en rançon pour la multitude ; l’Eucharistie est l’anticipation de cette offrande totale lors de la dernière Cène ;

   Son regard embrasse aussi la communauté chrétienne des siècles à venir qui vivra de l’Eucharistie, puisqu’il s’exprime au pluriel : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, vous n’avez pas la vie en vous » (v.53) : il souhaite nous ouvrir à une nouvelle vie, celle dont il avait parlé à Nicodème (il vous faut naître de nouveau, 3,7), et qui se transmet par les sacrements ;

   il manifeste un amour individuel pour chacun, affirmant « je le ressusciterai au dernier jour » (v.54) : Lui qui est « la Résurrection et la vie » (11,25) se fait Eucharistie pour emmener chacun de nous au Ciel, où il est allé « nous préparer une place » (14,2) ;

   L’Eucharistie nous introduit dans la communion trinitaire, par une double communion, entre nous et Jésus (… qui demeure en moi et moi en lui, v.56), entre le Christ et son Père (je vis par le Père, v.57) ; c’est d’ailleurs à la dernière Cène que Jésus l’exprimera explicitement dans sa prière sacerdotale : « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous… » (17,21).

C’est ce dernier aspect de communion qui est le thème de la deuxième lecture (1Co 10) : saint Paul s’adresse à la communauté pour l’inviter à la persévérance dans la vraie foi, en rejetant le mal. Dans d’autres versets du chapitre 10, Il renvoie à l’expérience d’Israël que nous venons de lire dans le Deutéronome : « tous nos pères ont mangé le même aliment spirituel [la manne] et tous ont bu le même breuvage spirituel [l’eau du rocher] » (1Co 10,3-4) ; pourtant, certains sont devenus idolâtres (v.7) et sont morts. Le chrétien reçoit donc cet avertissement de l’histoire sacrée, et doit persévérer dans son désir de communion avec le Christ et avec ses frères, en creusant le mystère de l’Eucharistie : la coupe de bénédiction, qui contient le sang du Christ, le pain que nous rompons, qui est le Corps du Christ, établissent notre communion avec Jésus, selon ses paroles à Capharnaüm. L’Eucharistie nous établit comme corps mystique du Christ, et donc dans l’unité : « la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain » (1Co 10,17), en nous séparant du monde avec ses idolâtries : « Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons ; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons. » (v.21). Le catéchisme se place dans cette perspective en reliant le mystère de l’Eucharistie avec celui de l’Église :

« La communion de vie avec Dieu et l’unité du peuple de Dieu, par lesquelles l’Église est elle-même, l’Eucharistie les signifie et les réalise. En elle se trouve le sommet à la fois de l’action par laquelle, dans le Christ, Dieu sanctifie le monde, et du culte qu’en l’Esprit Saint les hommes rendent au Christ et, par lui, au Père. » [3]

Ces réalités mystérieuses de communion entre nous, de rupture avec le monde, et de vie divine reçue dès maintenant, sont des leitmotiv de l’évangile de Jean, dès la synagogue de Capharnaüm (Jn 6) mais plus encore lors de la dernière Cène :

« Je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi, je viens vers toi. Père saint, garde-les dans ton nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous […] Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité, et que le monde reconnaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jn 17, 11.22-23).

⇒Lire la méditation


[1] Pape François, Exhortation Evangelii Gaudium, nº13.

[2] Ecouter par exemple cette interprétation par les moines de Clervaux,

Voici le texte entier dans la traduction offerte par Wikipedia : « Loue, Sion, ton Sauveur, loue ton chef et ton pasteur par des hymnes et des cantiques. Ose de tout ton pouvoir, car il est plus grand que toute louange et à le louer tu ne suffis pas. Un thème de louange spéciale, le pain vivant et vivifiant, aujourd’hui nous est proposé. Lors du repas de la sainte Cène, au groupe des Douze ses frères, il fut donné, n’en doutons pas. Que la louange soit pleine, qu’elle soit sonore, qu’elle soit joyeuse, qu’elle soit belle, la jubilation de l’esprit. Car nous vivons ce jour solennel qui de cette table entend célébrer l’institution première. À cette table du nouveau Roi, la nouvelle Pâque de la nouvelle Loi met un terme à la phase ancienne. La nouveauté chasse la vieillerie, la vérité l’ombre, la lumière dissipe la nuit. Ce que fit le Christ à la Cène, il nous ordonna de le faire en mémoire de lui. Instruits par ses saints préceptes, nous consacrons le pain et le vin, en offrande sacrificielle pour le salut. Ce dogme est donné aux chrétiens : le pain se change en chair, et le vin en sang. Ce que tu ne comprends ni ne vois, une ferme foi te l’assure, hors de l’ordre naturel. Sous diverses espèces, signes seulement et non réalités, des réalités sublimes se cachent. La chair est une nourriture, le sang un breuvage, pourtant le Christ total demeure sous l’une et l’autre espèce. On le prend sans le déchirer, ni le briser, ni le diviser, il est reçu tout entier. Un seul le prend, mille le prennent, autant celui-ci, autant ceux-là le consomment sans le consumer. Les bons le prennent, les méchants le prennent, mais pour un sort inégal, ici de vie, là de ruine. Il est mort aux méchants, vie aux bons : vois d’une même manducation combien l’issue est dissemblable ! Le sacrement enfin rompu, ne vacille pas, mais souviens-toi qu’il est sous chaque fragment comme sous le tout il se cache. Nulle division n’est réalité, le signe seulement se fractionne, et par là, de ce qui est signifié ni l’état ni la stature n’est amoindri. Voici le pain des anges fait aliment des voyageurs, vrai pain pour les fils, à ne pas jeter aux chiens. D’avance il est signifié en figures, lorsqu’Isaac est immolé, que l’agneau pascal est sacrifié, que la manne est donnée à nos pères. Bon Pasteur, vrai pain, Jésus, aie pitié de nous ! Toi, nourris-nous, défends-nous ! Fais-nous voir nos biens dans la terre des vivants. Toi qui sais et peux tout, qui nous nourris ici-bas mortels, rends-nous là-haut les commensaux, cohéritiers et compagnons de la cité des saints. Amen »

[3] Catéchisme de l’Église catholique, nº1325.

La Déposition de Croix

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