L’Enfant règne par l’Eucharistie
Notre église vient de se remplir pour cette nuit sainte, les retardataires cherchent encore une place, la célébration s’est ouverte par des chants et le silence se fait enfin pour les lectures. La voix d’Isaïe résonne, majestueuse : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière… » Au milieu des ténèbres, la Lumière qui est le Christ nous rassemble comme Église. Dans le monde entier, les familles sont tirées de leur vie ordinaire pour venir célébrer l’événement au milieu de la nuit ; les peuples relèvent la tête en écoutant la Bonne Nouvelle, et tous retiennent leur souffle : nous sommes libérés du « joug de l’oppression », nous dit le prophète. Quelle oppression ? Saint Claude la Colombière nous l’explique :
« Voilà un grand jour qui commence à luire ; à la faveur de cette nouvelle clarté, nous allons sortir de l’état déplorable de notre ignorance : le Fils de Dieu vient au monde pour nous éclairer, et pour apprendre les voies de la sainteté à ceux qui sont touchés du désir de leur propre sanctification. »[1]
Nous sommes ignorants et aveugles aux réalités surnaturelles. Nous sommes en exil du paradis depuis nos premiers parents (Gn 3). Le péché et la violence règnent en maître sur notre monde, au service d’un certain Prince. La naissance de l’Enfant-Jésus vient changer tout cela : il va nous ouvrir la porte du ciel, parce qu’il en vient. La lumière de sa parole va nous expliquer comment y accéder ; bien plus, il vient prendre sur sa chair tout notre péché pour « briser le bâton du tyran ». Les images qu’utilisait Isaïe pour désigner la violence sont très actuelles : « les bottes qui frappent le sol », défilant devant les dictateurs modernes ; « les manteaux couverts de sang », dont les terroristes se drapent… Mais « les voilà tous brûlés, le feu les a dévorés » (Is 9, 4) : un feu dévorant vient d’apparaître sur terre, le Cœur du Christ qui sera vainqueur de tout mal. En regardant l’Enfant, en connaissant son œuvre future, nous répétons l’espérance du prophète : « Il fera cela, l’amour jaloux du Seigneur de l’univers ! » (v.6). En effet, dès la crèche, le Christ quémande notre amour :
« Il est venu comme un enfant, pour rompre notre superbe. Peut-être aurions-nous capitulé devant sa puissance, devant sa sagesse ; or il ne veut pas notre capitulation, mais notre amour. »[2]
Deux millénaires après cette nuit sainte, nous pouvons découvrir comment cette œuvre se réalise. L’Enfant vient régner, convertir les peuples, séduire les âmes. Comment ? Par une présence aussi cachée qu’à Bethléem : dans l’Eucharistie. C’est pour la célébrer que nous sommes rassemblés. À chaque messe, l’Enfant naît de nouveau et étend un peu plus le « trône de David », cette nouvelle souveraineté sur les cœurs. Beaucoup de Pères ont ainsi souligné deux détails du récit de Luc : Bethléem signifie « maison du pain », et l’enfant est « couché dans une mangeoire ». Par exemple, Grégoire le Grand écrit :
« N’est-ce pas notre Rédempteur lui-même qui a déclaré : ‘Je suis le pain vivant descendu du Ciel’ (Jn 6, 41) ? Ainsi, le lieu de naissance du Seigneur a par avance reçu le nom de ‘maison du pain’ [Beth-Lehem], parce que devait y apparaître revêtu de chair celui qui rassasierait intérieurement les âmes des élus. […] Aussitôt après sa naissance, on le couche dans une mangeoire, afin qu’il y nourrisse du froment de sa chair ces saints animaux que sont les fidèles, et qu’il ne les laisse pas privés de cette nourriture de l’intelligence qui dure éternellement. »[3]
De génération en génération, à travers l’extension de l’Église, et son action sacramentelle, le « royaume affermi sur le droit et la justice » du Prince de la paix rejoint les dimensions du monde entier, partout où les messes sont célébrées, partout où sa parole est proclamée. C’est pourquoi le psaume nous invite à « raconter à tous les peuples sa gloire, à toutes les nations ses merveilles » (Ps 96, 3). Notre liturgie en est l’accomplissement : par la proclamation de l’Évangile de ce Noël, la Bonne Nouvelle est annoncée à tous les peuples et nous contemplons tous ensemble cette naissance dans la nuit sainte. Par la célébration de l’Eucharistie, le Règne est rendu présent et nous entrons en communion profonde avec les protagonistes de l’événement, Marie et Joseph, pour recevoir de l’Enfant la vie éternelle. Ils se sont émerveillés « de ce que leur disaient les bergers » (Lc 2, 18), et Marie l’a médité dans son cœur. À présent, depuis le ciel, ils s’émerveillent de nouveau, en voyant la paix des cœurs couvrir la terre grâce à Jésus Eucharistie. Le pape Benoît XVI peut dire avec eux :
« Ce petit enfant est vraiment l’Emmanuel, “le Dieu-avec-nous”. Son royaume s’étend vraiment jusqu’aux confins de la terre. Dans l’étendue universelle de la sainte Eucharistie, il a vraiment érigé des îlots de paix. Partout où elle est célébrée, on a un îlot de paix, de cette paix qui est propre à Dieu. »[4]
C’est pourquoi cette période de Noël est un bon moment pour approfondir notre dévotion eucharistique. Cherchons notre place près de l’hostie, dans le tabernacle ou sur l’autel, pour adorer le Christ. Imitons saint Joseph : au milieu de la nuit, alors que tous dormaient, il devait contempler avec émerveillement et tendresse l’Enfant, et veiller à ses côtés dans la première « heure sainte » de l’histoire. Quelle profonde paix, au-delà des multiples péripéties, émanait de ce nouveau-né ! De même, le Christ-Eucharistie déversera abondamment la paix et la joie dans notre cœur, pour nous faire désirer d’être avec lui pour l’éternité, comme nous le demandons à cette messe :
« Seigneur, tu as fait resplendir cette nuit très sainte des clartés de la vraie lumière ; de grâce, accorde-nous, qu’illuminés dès ici-bas par la révélation de ce mystère, nous goûtions dans le ciel la plénitude de sa joie. Par Jésus-Christ… »[5]
Une naissance qui change tout
Nous sommes tellement habitués à la présence du Sauveur que nous avons du mal à percevoir combien sa naissance a tout bouleversé sur notre terre. Prenons l’exemple des anges : est-il si naturel d’être associés à leur louange divine ? Avant la venue de Jésus, ils constituaient comme un « premier cercle » autour de Dieu, et nos prières semblaient résonner bien pauvrement, comme à l’extérieur de ce Sanctuaire. Mais Dieu s’est fait homme : désormais c’est l’un de nous, le Christ, qui est au centre de leurs louanges, c’est pourquoi la louange du ciel se fait entendre sur terre, et notre liturgie chrétienne participe de plein droit à l’hommage que l’Enfant-Dieu reçoit. L’Apocalypse le montre en associant vieillards, vivants et anges dans une même louange de l’Agneau (cf. Ap 5) ; Luc nous y introduit plus modestement par le chant du Gloria. Les Pères ont développé cette idée[6].
La narration de Luc nous montre aussi un bouleversement dans le peuple élu : ni les prêtres du Temple, ni les docteurs de la Loi, ni les autorités légitimes ne sont associés à l’événement, mais de simples bergers. Saint Matthieu nous expliquera bientôt pourquoi. La louange des anges retentit donc dans les champs, en dehors de tout espace sacré : désormais c’est le Christ qui est la présence de Dieu et son corps est le nouveau Temple. Les conséquences en sont plus profondes qu’il n’y paraît. Aujourd’hui, la messe est célébrée partout dans le monde, par des prêtres qui n’ont rien du sacerdoce lévitique et pour des peuples innombrables. C’est ainsi qu’Ambroise discernait dans la nuit de Noël la figure de l’Église[7].
Mais la nouveauté la plus profonde, l’événement indépassable, reste l’Incarnation du Verbe. L’Église répète avec émerveillement, siècle après siècle : « Un enfant nous est né, un fils nous est donné ! » L’Incarnation devrait révolutionner toute notre vie intérieure : Jésus ne vient pas seulement nous montrer le chemin vers le ciel ou nous l’enseigner, Il se fait lui-même chemin. « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi » (Jn 14, 6). Au lieu de nous appuyer sur nos propres forces, d’essayer vainement de conquérir nos vertus à la force du poignet, savons-nous tout recevoir de lui ? C’est à cela que les anges nous invitent cette nuit, selon saint Claude la Colombière :
« Pax hominibus bonae voluntatis, chantent aujourd’hui les Anges sur les montagnes de Bethléem ; ils adressent leurs cantiques aux hommes qui aspirent à la sainteté, et qui brûlent du désir de suivre leur nouveau Roi. Ils ne les invitent point à se prémunir contre les difficultés qui se trouvent dans la pratique de la vertu, à prendre les armes contre leurs ennemis ; au contraire, ils leur annoncent la paix, ils leur déclarent qu’on ne demande d’eux qu’une bonne volonté : comme s’ils disaient que Jésus-Christ fera tout le reste ; que non seulement il se chargera du fardeau de nos crimes, mais qu’il nous portera lui-même sur ses épaules ; que lui seul il combattra, qu’il vaincra tous les obstacles, en un mot que nous n’aurons qu’à le suivre et à cueillir le fruit de sa victoire. »[8]
Les auteurs mystiques nous invitent ainsi à contempler les multiples aspects de la naissance de Jésus : non seulement à Bethléem, cette nuit-là ; mais il est éternellement engendré par le Père, comme Verbe, deuxième personne de la Trinité. Une naissance éternelle… Lorsque nous célébrons l’Eucharistie, il naît sur l’autel, à travers les mains et la voix du prêtre. Il naît aussi dans le secret de notre âme : lors du baptême, Il vient demeurer en nous (cf. Jn 15), et cette naissance se renouvelle sans cesse au fond de notre être, fomentée par les sacrements. Ruysbroeck affirme que le chrétien vraiment contemplatif découvre cette réalité en lui :
« Qu’est-ce donc que cette venue de notre Époux que nous appelons éternelle ? C’est comme une génération nouvelle du Verbe, une illumination qui se fait toujours de nouveau ; car le fonds d’où brille cette clarté, et qui est la clarté même, est vivant et fécond ; aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle-t-elle sans cesse dans le secret de l’esprit. »[9]
Voilà la grâce la plus profonde de ce Noël, celle que nous devons implorer et recevoir humblement : la naissance de Jésus dans chacune de nos âmes, dans toutes les âmes que nous connaissons, et parmi tous les peuples de la terre, pour constituer son Corps mystique qu’est l’Église. Marie est celle en qui s’est réalisée la naissance de Jésus à Bethléem. C’est pourquoi, aujourd’hui même, elle accomplit cette naissance mystique selon le Catéchisme :
« Jésus est le Fils unique de Marie. Mais la maternité spirituelle de Marie s’étend à tous les hommes qu’il est venu sauver : « Elle engendra son Fils, dont Dieu a fait ‘l’aîné d’une multitude de frères’ (Rm 8, 29), c’est-à-dire de croyants, à la naissance et à l’éducation desquels elle apporte la coopération de son amour maternel » (LG 63). »[10]
Reprenons donc cette belle prière du père Léonce de Grandmaison, Gardez-moi un cœur d’enfant, pour obtenir ces grâces :
Sainte Marie, Mère de Dieu, gardez-moi un cœur d’enfant, pur et transparent comme une source.
Obtenez-moi un cœur simple qui ne savoure pas les tristesses ;
Un cœur magnifique à se donner, tendre à la compassion ;
Un cœur fidèle et généreux, qui n’oublie aucun bien et ne tienne rancune d’aucun mal.
Faites-moi un cœur doux et humble, aimant sans demander de retour,
Joyeux de s’effacer dans un autre cœur devant votre divin Fils ;
Un cœur grand et indomptable qu’aucune ingratitude ne ferme, qu’aucune indifférence ne lasse ;
Un cœur tourmenté de la gloire de Jésus-Christ, blessé de son amour et dont la plaie ne guérisse qu’au ciel. »[11]
[1] Saint Claude la Colombière, Sermon pour le jour de Noël, dans Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, p. 85.
[2] Cardinal Ratzinger, La grâce de Noël, Parole et Silence 2011.
[3] Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, Abbaye du Barroux, Téqui, disponible ici, Homélie 8 (25 décembre 590). Il approfondit encore plus : « Il naît, non dans la maison de ses parents, mais en chemin, afin de montrer qu’en empruntant notre nature humaine, il naissait comme en un lieu étranger. Etranger, non par rapport à sa puissance, mais à sa nature. Car pour ce qui est de sa puissance, il est écrit : ‘Il est venu chez lui.’ (Jn 1, 11). Et s’il est né en sa nature avant tous les temps, il est venu prendre notre nature au cours du temps. Tout en demeurant l’Éternel, il s’est manifesté dans le temps : c’est donc bien en un lieu étranger qu’il est descendu. Et puisque le prophète affirme : ‘Toute chair est comme l’herbe’ (Is 40, 6), le Seigneur, en se faisant homme, a changé notre herbe en blé, lui qui s’est désigné en disant : ‘Si le grain de blé tombant en terre ne meurt pas, il demeure seul.’ (Jn 12, 24). »
[5] Collecte de la messe de minuit.
[6] Par exemple Grégoire le Grand : « Avant que notre Rédempteur ne naisse dans la chair, nous étions en discorde avec les anges, nous étant beaucoup éloignés de leur éclatante pureté par la corruption du premier péché et par nos fautes de chaque jour. Et comme nos péchés nous avaient rendus étrangers à Dieu, les anges, ces habitants de la cité de Dieu, nous tenaient pour étrangers à leur société. Mais depuis que nous avons connu notre Roi, les anges nous ont reconnus pour leurs concitoyens. Et parce que le Roi du Ciel a assumé notre chair pétrie de terre, les anges ont cessé de mépriser notre faiblesse du haut de leur sublimité : ils retrouvent la paix avec nous, oublient les griefs de notre ancienne discorde, et honorent désormais comme des compagnons ceux qu’ils méprisaient auparavant comme des êtres faibles et misérables. » (Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, Abbaye du Barroux, Téqui, disponible ici, Homélie 8 (25 décembre 590).
[7] « Voyez les origines de l’Église naissante : le Christ naît, et les pasteurs se mettent à veiller ; par eux les troupeaux des nations, vivant jusque-là la vie des animaux, vont être rassemblés dans le bercail du Seigneur pour n’être pas exposés, dans les ténèbres que répand la nuit, aux incursions des fauves spirituels. Et les pasteurs peuvent bien veiller, étant formés par le bon Pasteur. Ainsi le troupeau, c’est le peuple ; la nuit, c’est le monde ; les pasteurs, ce sont les prêtres. » (Ambroise de Milan, Traité sur l’Évangile de Luc I, Cerf 1971, SC45 bis, p.95).
[8] Saint Claude la Colombière, Sermon pour le jour de Noël, dans Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, p. 100.
[9] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre III (la vie contemplative), chap. III (Comment la venue éternelle de Dieu se renouvelle dans la partie la plus noble de l’esprit). Il continue ainsi : « La venue de l’Époux est d’ailleurs si prompte que toujours il vient et demeure avec une richesse infinie, et sans cesse il vient de nouveau personnellement avec une clarté toute nouvelle, comme si auparavant il n’était point venu. Car venir pour lui se fait en dehors du temps, en un éternel maintenant, et cette venue est toujours reçue avec des délices et une joie nouvelles. Voyez, ces délices et cette joie, que cet Époux apporte en sa venue, sont insondables et immenses, car c’est lui-même. Aussi les yeux avec lesquels l’esprit contemple et fixe son Époux sont-ils si grands ouverts que jamais plus ils ne se ferment. Car pour l’esprit qui reçoit la révélation secrète de Dieu, contempler et fixer durent éternellement. Et il s’ouvre si largement pour saisir l’Époux lorsqu’il se présente, qu’il est transformé en l’immensité même qu’il saisit. C’est là embrasser et voir Dieu par Dieu même, ce en quoi consiste toute notre béatitude. Tel est le second point, où l’on voit comment sans cesse nous recevons en notre esprit l’éternelle venue de notre Époux. »
[10] Catéchisme, nº 501.
[11] Léonce de Grandmaison, Prière à la Sainte Vierge, dans La vie intérieure de l’Apôtre, Beauchesne 1956, p.152.