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L’Évangile d’aujourd’hui est à l’origine d’un « détail » liturgique : à la messe, lorsque le prêtre prie la première prière eucharistique (le Canon romain), à la suite de tant d’autres prêtres à travers les siècles, il est censé élever son regard un peu avant la consécration, imitant l’attitude de Jésus car c’est Jésus qui nous apprend à prier en vérité. Ce geste nous rappelle que toute la messe est une participation à la grande prière que le Christ dirige à son Père dans l’Esprit… La prière sacerdotale que nous entendons alors s’élever depuis l’autel est la suivante :

« Sanctifie pleinement cette offrande par la puissance de ta bénédiction, rends-la parfaite et digne de toi : qu’elle devienne pour nous le corps et le sang de ton Fils bien-aimé, Jésus-Christ notre Seigneur. La veille de sa passion, il prit le pain dans ses mains très saintes et, les yeux levés au ciel, vers toi, Dieu, son Père tout-puissant, en te rendant grâce il le bénit, le rompit et le donna à ses disciples, en disant… »[1]

Ce même geste se retrouve à un autre endroit de l’Évangile : lorsque Jésus est sur le point de ressusciter son ami Lazare, Il élève une prière envers son Père : « Père, je te rends grâces de m’avoir écouté… » (Jn 11,41). Lors de la célébration de la messe, le prêtre au moment de consacrer l’hostie s’identifie au Grand Prêtre de la Nouvelle Alliance (cf. Heb 6,20). Il présente alors au Père l’action de grâce parfaite, l’Eucharistie. Cette identification avec le Christ s’étend tout naturellement à toute la vie spirituelle du prêtre, comme l’expliquait le pape Benoît XVI :

« Le Seigneur nous enseigne à lever les yeux et surtout le cœur. À élever le regard, le détachant des choses du monde, à nous orienter vers Dieu dans la prière et ainsi à nous relever. […] Nous prions pour qu’à travers nos yeux n’entre pas en nous le mal, falsifiant et salissant ainsi notre être. Mais nous voulons surtout prier pour avoir des yeux qui voient tout ce qui est vrai, lumineux et bon ; afin que nous devenions capables de voir la présence de Dieu dans le monde. Nous prions afin que nous regardions le monde avec des yeux d’amour, avec les yeux de Jésus, reconnaissant ainsi les frères et les sœurs, qui ont besoin de nous, qui attendent notre parole et notre action. »[2]

La messe devient ainsi une extraordinaire école de prière, le chemin privilégié pour s’identifier toujours plus avec les sentiments du Christ.

Si je suis prêtre, je dois prendre soin de bien vivre la liturgie pour offrir à Dieu une prière qui exprime tout mon amour, et qu’il me transforme à travers elle de manière à ce que je puisse enseigner la prière aux fidèles…

L’exhortation de saint Paul aux Colossiens semble bien adressée d’abord aux prêtres et sa réalisation devient possible par le pouvoir infini de l’Eucharistie :

« Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience ; supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. Et puis, par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. » (Col 3,12-14)

Si je ne suis pas prêtre, mais un « simple fidèle », je peux regarder aujourd’hui Jésus dans la personne du prêtre, m’associer intérieurement aux paroles si profondes de la prière eucharistique, m’unir de tout mon cœur au Seigneur et offrir ma vie avec celle du Christ dans l’hostie. Cette petite offrande que nous avons apportée lors de l’offertoire, ce bout de pain déposé sur la patène pour être consacré dans le Corps du Christ, représente bien notre vie, si pauvre, mais qui est transformée lorsque nous la déposons dans les mains du Christ. Une sainte carmélite l’a profondément vécu et expliqué, sainte Elisabeth de la Trinité. Comme en écho à la prière sacerdotale de Jn 17, elle a trouvé dans l’expression « louange de gloire » (laus gloriae) la formulation plus parfaite de notre vocation humaine :

« Une louange de gloire, c’est une âme qui demeure en Dieu, qui l’aime d’un amour pur et désintéressé, sans se rechercher dans la douceur de cet amour ; qui l’aime par-dessus tous ses dons et quand même elle n’aurait rien reçu de lui, et qui désire du bien à l’objet ainsi aimé. Or comment désirer et vouloir effectivement du bien à Dieu si ce n’est en accomplissant sa volonté, puisque cette volonté ordonne toutes choses pour sa plus grande gloire ? Donc cette âme doit s’y livrer pleinement, éperdument, jusqu’à ne plus vouloir autre chose que ce que Dieu veut. »[3]

Cette offrande totale est difficile, et nous rencontrons de nombreuses résistances. La vie spirituelle nous procure parfois de profondes souffrances intérieures : une difficulté dans la foi, le désir de préserver un espace pour soi-même, des tentations plus fortes, une tension dans la communauté… Nous avons du mal à y reconnaître la présence du Seigneur. Pourtant, s’il a prononcé sa prière sacerdotale (Jn 17) la veille de sa Passion, n’était-ce pas pour nous indiquer le vrai chemin qui rend gloire à Dieu ? L’offrande se consomme dans la douleur… La prière d’une sainte âme qui a connu de nombreuses tribulations, celle de sœur Faustine, pourra alors nous aider :

« Mon Jésus, vous savez ce que ressent mon âme au souvenir de ces souffrances. Plus d’une fois je m’étonnais que les anges et les Saints puissent se taire devant de telles souffrances de l’âme. Mais ils nous aiment particulièrement dans ces moments-là. À maintes reprises, mon âme a crié vers Dieu, comme un petit enfant, quand sa mère se voile le visage et qu’il ne peut la reconnaître ; il crie alors de toutes ses forces. O mon Jésus, honneur et gloire Vous soient rendus pour ces épreuves d’amour. Votre miséricorde est grande et inconcevable. Toutes vos intentions envers mon âme sont imprégnées de votre miséricorde. »[4]

L’Église au Cénacle

Lors de son Ascension, Jésus a demandé à ses disciples « de ne pas s’éloigner de Jérusalem, mais d’y attendre ce que le Père avait promis » (Ac 1,4). C’est ainsi que les Actes nous présentent un tableau de l’Église orante, dans l’attente de l’Esprit Saint. Nous aussi, avons-nous à cœur de ne pas nous « éloigner de Jérusalem », de rester unis dans la prière avant de l’être dans l’action et d’attendre l’Esprit-Saint que le Père a promis, plutôt que de nous fier seulement à nos propres intuitions ? Une attitude fondamentale de communion et de prière, de communion dans la prière, qui est un modèle pour nos communautés aujourd’hui. Elles constituent les nombreux cénacles modernes : les paroisses avec la diversité de leurs membres, les communautés religieuses cloîtrées qui se dédient à la prière, les missionnaires répartis dans le monde, les familles comme petites cellules de l’Église… Le Catéchisme fait remonter cette diversité aux origines :

« Dès l’origine, cette Église une se présente cependant avec une grande diversité qui provient à la fois de la variété des dons de Dieu et de la multiplicité des personnes qui les reçoivent. Dans l’unité du Peuple de Dieu se rassemblent les diversités des peuples et des cultures. Entre les membres de l’Église existe une diversité de dons, de charges, de conditions et de modes de vie ; au sein de la communion de l’Église il existe légitimement des Églises particulières, jouissant de leurs traditions propres. La grande richesse de cette diversité ne s’oppose pas à l’unité de l’Église. Cependant, le péché et le poids de ses conséquences menacent sans cesse le don de l’unité. Aussi l’apôtre doit-il exhorter à “garder l’unité de l’Esprit par le lien de la paix” (Ep 4, 3). »[5]

Le Cénacle à Jérusalem revêt dès lors un rôle symbolique : c’est là que le Christ a prié pour l’unité (que tous soient un…) avant d’offrir sa vie pour rassembler les enfants de Dieu dispersés (Jn 11,52) ; c’est là que l’Église, dans les tensions de la vie naissante, se rassemble en prière… c’est donc là que nos communautés trouvent leur inspiration dans les troubles actuels. Chacun de nos cénacles connaît des tensions et des difficultés, comme jadis autour des apôtres, mais il cherche à se maintenir malgré tout dans la communion, par la contribution spirituelle de chaque membre… Nous recevons alors de l’Esprit un souffle spirituel qui est nécessaire pour l’évangélisation :

« Rester ensemble fut la condition mise par Jésus pour accueillir la venue du Paraclet, et la prière prolongée fut la condition nécessaire de leur concorde. Nous trouvons ici une formidable leçon pour chaque communauté chrétienne. On pense parfois que l’efficacité missionnaire dépend principalement d’une programmation consciencieuse et de son intelligente mise en œuvre par un engagement concret. Certes, le Seigneur demande notre collaboration, mais avant n’importe quelle réponse de notre part, son initiative est nécessaire : c’est son Esprit le vrai protagoniste de l’Église, à invoquer et à accueillir. »[6]

Saint Luc a eu soin de mentionner la présence de Marie aux côtés des apôtres : la Vierge était en effet le cœur de la communion spirituelle – elle l’est toujours restée, jusqu’à maintenant. Son expérience de l’Esprit Saint était si profonde qu’elle est désignée du titre d’« épouse de l’Esprit Saint » ; c’est pourquoi elle a pu guider les apôtres pour attendre la venue de l’Esprit, et elle nous guide aujourd’hui alors que nous avons tant besoin de l’Esprit Consolateur, selon les paroles du pape François :

La Vierge Marie nous enseigne ce que signifie vivre dans l’Esprit Saint et ce que signifie accueillir la nouveauté de Dieu dans notre vie. Elle a conçu Jésus par l’opération de l’Esprit, et chaque chrétien, chacun de nous, est appelé à accueillir la Parole de Dieu, à accueillir Jésus en soi et à l’apporter à tous. Marie a invoqué l’Esprit avec les apôtres au Cénacle : nous aussi, chaque fois que nous nous réunissons en prière, nous sommes soutenus par la présence spirituelle de la mère de Jésus, pour recevoir le don de l’Esprit et avoir la force de témoigner de Jésus ressuscité.[7]

Cette présence spirituelle nous inspire en particulier une attitude très opposée à l’esprit du monde, mais si nécessaire pour obtenir l’Esprit : la docilité, l’obéissance à l’Église, la soumission aux autorités légitimes… les apôtres sont toujours présents, aujourd’hui comme au Cénacle, et notre attitude envers eux doit se calquer sur celle de Marie. Comme préparation à la fête de la Pentecôte, reprenons cette belle prière :

« O douce et sainte Vierge Marie, toi qui, à l’annonce de l’Ange, par ton obéissance croyante et interrogatrice, nous as donné le Christ. À Cana, tu as montré, avec un cœur attentif, comment agir avec responsabilité. Tu n’as pas attendu passivement que ton Fils intervienne, mais tu l’as devancé, le rendant conscient de ce qui était nécessaire et prenant, avec une discrète autorité, l’initiative d’envoyer vers lui les serviteurs. Au pied de la croix, l’obéissance a fait de toi la mère de l’Église et des croyants, tandis qu’au Cénacle tous les disciples ont reconnu en toi la douce autorité de l’amour et du service. Aide-nous à comprendre que toute vraie autorité, dans l’Église et dans la vie consacrée, trouve son fondement dans la docilité à la volonté de Dieu et que chacun de nous devienne, en réalité, autorité pour les autres, par sa propre existence vécue dans l’obéissance à Dieu. »[8]


[1] Missel romain, Prière Eucharistique I (Canon romain).

[2] Benoît XVI, Messe in Cena Domini 2009, homélie.

[3] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p.123. Elle continuait ainsi : « Une louange de gloire, c’est une âme de silence qui se tient comme une lyre sous la touche mystérieuse de l’Esprit Saint afin qu’Il en fasse sortir des harmonies divines ; elle sait que la souffrance est une corde qui produit des sons plus beaux encore, aussi elle aime la voir à son instrument afin de remuer plus délicieusement le Cœur de son Dieu. »

[4] Sainte Faustine (Héléna Kowalska), Petit Journal, disponible ici, nº116.

[5] Catéchisme de l’Église catholique, nº814.

[8] Congrégation pour la vie consacrée, Le service de l’autorité et l’obéissance, nº31.


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