De ce monde à la Trinité
Les récits des Actes nous montrent de nombreuses conversions, en particulier le jour de Pentecôte. Elles correspondent à une double attente du Bon Pasteur : celle d’Israël, le peuple préparé depuis des siècles par les prophètes, et celle de l’humanité toute entière, concrétisée par toutes les nations présentes à Jérusalem lors de l’effusion de l’Esprit. Saint Luc énumère ainsi 17 provenances différentes (Parthes, Mèdes, etc.) parmi les auditeurs de Pierre, qui s’exclament : tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons publier dans notre langue les merveilles de Dieu ! (Ac 2, 11).
Jésus est particulièrement sensible à ces foules qui sont à la recherche d’un vrai guide : « Voyant les foules, Jésus fut saisi de compassion envers elles parce qu’elles étaient désemparées et abattues comme des brebis sans berger. » (Mt 9, 36) Il y a chez tous les hommes, un besoin universel du Bon Pasteur, que saint Clément d’Alexandrie a voulu souligner :
« La nature humaine tout entière a besoin de ses innombrables et divins secours. Sans lui nos péchés demeurent en nous, nous oppriment et nous condamnent ; avec lui nous sommes séparés de la paille et nous devenons le pur froment qui remplit les greniers célestes. Il tient le van dans sa main, et il nettoiera son aire ; il amassera son froment dans le grenier, et il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteindra point. Voulez-vous comprendre et sentir toute la sagesse avec laquelle le divin pasteur, le Pédagogue tout-puissant, le Verbe paternel, nous instruit et nous dirige, réfléchissez à l’allégorie sous laquelle il se présente à nous, disant de lui-même qu’il est le pasteur des brebis ; c’est-à-dire le Pédagogue des enfants ».[1]
Plus proche de nous culturellement, Victor Hugo a bien senti et exprimé comment Dieu écoute cette nécessité humaine, et se fait Bon Pasteur pour se pencher – aujourd’hui encore – sur nos misères :
« Hé bien ! Il est quelqu’un dans ce monde où nous sommes
Qui tout le jour aussi marche parmi les hommes,
Servant et consolant, à toute heure, en tout lieu,
Un bon pasteur qui suit sa brebis égarée,
Un pèlerin qui va de contrée en contrée.
Ce passant, ce pasteur, ce pèlerin, c’est Dieu ! »[2]
Quant à l’attente d’Israël, elle s’exprime souvent par l’évocation d’un guide idéal, d’un chef parfait et elle est d’autant plus vive que, dans l’histoire d’Israël, les pasteurs humains sont décevants, et se comportent comme des « voleurs et bandits » (Jn 10, 1). Songeons à la corruption des autorités religieuses au temps de Jésus… Le Dieu de la promesse ne peut pas abandonner son peuple, et les prophètes sont envoyés pour le rappeler : Ézéchiel est celui qui a le plus profondément exprimé cette double réalité, plus de cinq siècles avant Jésus. Il apostrophait ainsi les responsables du peuple prêtres et princes :
« Pasteurs, écoutez la parole du Seigneur ! Par ma vie, oracle du Seigneur Dieu, je le jure : parce que mon troupeau est mis au pillage et devient la proie de toutes les bêtes sauvages, faute de pasteur, parce que mes pasteurs ne s’occupent pas de mon troupeau, parce que mes pasteurs se paissent eux-mêmes sans paître mon troupeau, […] Voici, je me déclare contre les pasteurs. Je leur reprendrai mon troupeau et désormais, je les empêcherai de paître mon troupeau. Ainsi les pasteurs ne se paîtront plus eux-mêmes. J’arracherai mes brebis de leur bouche et elles ne seront plus pour eux une proie. » (Ez 34, 7-10)
Ce cri dramatique du cœur divin, un Cœur indigné par les péchés de ses représentants, doit nous toucher encore aujourd’hui face aux péchés des hommes d’Église… Mais même s’ils ne sont pas gravement pécheurs, les bergers sont toujours imparfaits, aussi Dieu, par son Prophète, a promis de suppléer aux pasteurs indignes, et c’est ce qu’il a réalisé par le don de son Fils. Il continue aujourd’hui de prendre soin de chacune des brebis, par son action directe sur les âmes, malgré l’indignité foncière des ministres :
« C’est moi qui ferai paître mes brebis et c’est moi qui les ferai reposer, oracle du Seigneur Yahvé. Je chercherai celle qui est perdue, je ramènerai celle qui est égarée, je panserai celle qui est blessée, je fortifierai celle qui est malade. Celle qui est grasse et bien portante, je veillerai sur elle. Je les ferai paître avec justice ». (Ez 34, 15-16).
Nous sommes tous des brebis blessées et égarées. Tel est notre point de départ, telle est notre situation lorsque le Christ vient nous chercher. Mais où veut-il nous mener, quels sont ces pâturages qu’il nous promet, et cette « vie en abondance » (Jn 10, 9) ? Nous reconnaissons sa voix qui résonne dans l’Église, nous voulons marcher avec elle en suivant le vrai Pasteur, mais le chemin est difficile, et nous avons du mal à voir clairement quel est le terme ultime de notre marche. Jésus nous le dévoile explicitement, avec émotion, lors de la dernière Cène :
« Que votre cœur ne se trouble pas ! Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures, sinon, je vous l’aurais dit ; je vais vous préparer une place. Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi, vous soyez. Et du lieu où je vais, vous savez le chemin. » (Jn 14, 1-4).
Il existe une autre interprétation trinitaire de la métaphore de la porte et du bercail : nous sommes les brebis qui sommes dans l’enclos du peuple choisi (Israël, l’Église), il existe d’autres brebis qui « ne sont pas de ce bercail » ; le Père est celui qui « entre par la porte » qu’est le Christ, dont intérieurement nous « entendons la voix », l’Esprit, qui nous conduit à la communion avec lui. Dans ce cas Jésus est vraiment la porte : son humanité est le chemin qui nous conduit à Dieu, et par l’Esprit, Jésus fait résonner la voix du Père dans le monde. C’est ainsi que l’ont compris certains mystiques, et Ruysbroeck nous décrit bien le but de notre marche avec le Christ :
« Si donc, par l’intermédiaire du Fils, nous sommes élevés jusqu’à la source d’où nous sommes sortis, il nous est donné d’entendre la voix du Père qui nous appelle intérieurement et qui nous éclaire de la vérité éternelle. Et cette vérité nous montre la complaisance de Dieu largement ouverte, principe et fin de toute complaisance : là toutes nos puissances défaillent et, tombant ravis la face contre terre, nous devenons tous un et un seul tout dans l’embrassement amoureux de l’unité trine ».[3]
L’Eucharistie est par excellence le moyen de participer par avance à cette vie trinitaire, de nous nourrir de la vie même de Dieu sur ce chemin qui nous mène vers le Père. Une vie où sera comblée notre soif la plus profonde : « si quelqu’un passe par moi, il pourra aller et venir et il trouvera un pâturage ». Une séquence eucharistique, celle du Lauda Sion, offerte à notre méditation par saint Thomas d’Aquin, l’exprime bien :
« Bone pastor, panis vere, Iesu, nostri miserere… Bon pasteur, pain véritable, Jésus, aie pitié de nous. Nourris-nous, protège-nous, fais-nous voir le bien suprême, dans la terre des vivants ».[4]
Le Bon Pasteur et ses prêtres, aujourd’hui
En ce dimanche du Bon Pasteur, nous prions spécialement pour les vocations sacerdotales. La figure de Jésus, Berger de son Église et prenant soin de chacune de ses brebis, est l’idéal qui anime le cœur du prêtre, auquel une portion du troupeau est confiée. Saint Jean-Paul II l’exprimait ainsi :
« Dans la paroisse, le prêtre continue la mission et la tâche de Jésus ; il doit donc « paître le troupeau » ; il doit enseigner, instruire, donner la grâce, défendre les âmes de l’erreur et du mal, convertir, et, surtout, aimer ».[5]
Il y a un domaine particulier que nous oublions souvent, à cause des multiples charges qui nous occupent : le prêtre devrait être un maître de prière, un guide sur le chemin de l’union profonde avec Dieu. Comment se présente, pour chacun de nous, cet itinéraire mystique qui dure toute la vie ? Le Catéchisme mentionne d’abord la famille chrétienne comme premier lieu d’éducation à la prière (no 2685), mais se tourne ensuite vers les prêtres :
« Les ministres ordonnés, sont aussi responsables de la formation à la prière de leurs frères et sœurs dans le Christ. Serviteurs du Bon Pasteur, ils sont ordonnés pour guider le peuple de Dieu aux sources vives de la prière : la Parole de Dieu, la liturgie, la vie théologale, l’aujourd’hui de Dieu dans les situations concrètes ».[6]
Cette tâche de pasteur au service du Bon Pasteur est difficile, elle exige un dévouement total et de nombreux renoncements. Mais c’est une vocation qui comble le cœur du prêtre, car il s’élargit aux dimensions du cœur du Christ. Jésus ne nous exploite pas comme des instruments passagers et inutiles ; lorsqu’il fait partager sa mission, il en fait bénéficier avant tout la personne du ministre. Celui qui transmet l’amour est lui-même transfiguré par l’amour. Petit à petit, toute la personne du prêtre est transformée et cela se manifeste par une joie profonde et surprenante que décrivait le pape François :
« Celui qui est appelé sait qu’il existe en ce monde une joie simple et pleine : celle d’être choisi parmi le peuple qu’on aime pour être envoyé à lui comme dispensateur des dons et des consolations de Jésus, l’unique Bon Pasteur qui, plein de profonde compassion pour tous les petits et les exclus de cette terre, fatigués et opprimés comme des brebis sans pasteur, a voulu associer beaucoup de personnes à son ministère pour rester et agir lui-même, dans la personne de ses prêtres, pour le bien de son peuple ».[7]
Un des mystères de la personne du prêtre est cette union avec le troupeau, bien plus profonde qu’une simple « administration » : le prêtre est en quelque sorte marié avec les âmes qui lui sont confiées, il trouve son épanouissement et sa propre réalisation dans le don de lui-même à ces âmes. La solitude du célibat se révèle une option pour mieux s’unir au troupeau, une source de fécondité et de réalisation. Parlant à des prêtres, le pape François leur rappelait cette solidarité profonde :
« Et puisque c’est une joie qui coule seulement quand le pasteur se tient au milieu de son troupeau (même dans le silence de la prière, le pasteur qui adore le Père est au milieu de ses brebis) et pour cela, c’est une ‘’joie gardée’’ par ce même troupeau. Même dans des moments de tristesse, où tout semble s’obscurcir et où le vertige de l’isolement nous séduit, ces moments d’apathie et d’ennui que parfois nous connaissons dans la vie sacerdotale (et à travers lesquels moi aussi je suis passé), même en ces moments le peuple de Dieu est capable de garder la joie, il est capable de te protéger, de t’embrasser, de t’aider à ouvrir ton cœur et à retrouver une joie renouvelée ».[8]
Comment réaliser pleinement cet idéal sacerdotal ? En redevenant brebis, en prenant conscience que le Seigneur nous a certes constitués comme pasteurs, mais que nous aussi avons besoin de lui comme Bon Pasteur. Malheur au prêtre qui oublierait cette vérité fondamentale et s’enfermerait dans l’autosuffisance que son ministère peut lui procurer ! Ce serait oublier notre pauvreté radicale[9]… Au contraire, il doit écouter chaque jour son Maître qui lui dit : « Moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, la vie en abondance. » (Jn 10, 10).
Aux côtés du prêtre se tient Marie, la Mère du Bon Pasteur, qui est là pour lui inspirer cette attitude. Marie a un amour de prédilection pour les prêtres qui sont configurés à son Fils et dont elle retrouve l’image en eux. En quelque sorte, c’est d’abord en pensant à eux – en la personne de Jean – que le Christ dit depuis la Croix : « Femme, voici ton fils » et qu’il invite particulièrement chaque prêtre à la « prendre chez lui ».
Dans notre prière personnelle, nous pouvons ainsi reprendre la supplication de Benoît XVI lorsqu’il a consacré les prêtres au Cœur Immaculé de Marie à Fatima :
« Épouse de l’Esprit Saint, obtiens-nous l’inestimable don d’être transformés dans le Christ. Par la puissance même de l’Esprit qui, étendant sur toi son ombre, t’a rendue Mère du Sauveur, aide-nous afin que le Christ, ton Fils, naisse aussi en nous. Que l’Église puisse ainsi être renouvelée par de saints prêtres, transfigurée par la grâce de celui qui fait toutes choses nouvelles ».[10]
[1] Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, livre I chapitre IX (trad. Genoude).
[2] Victor Hugo, Les feuilles d’automne (1831), XXXVII La prière pour tous, VI (édition Hauman, p. 171).
[3] Ruysbroeck l’Admirable, L’anneau ou la pierre brillante, Chap. XII. Le chapitre s’achève ainsi : « Lorsque nous avons le sentiment de cette unité, il n’y a plus que Dieu pour nous, nous vivons de sa vie, nous jouissons de sa béatitude. Là toutes choses sont consommées, toutes choses sont renouvelées ; car là nous sommes plongés dans l’immense embrassement de l’amour de Dieu, où il y a pour chacun une joie si grande et si particulière, que l’on est incapable de penser ou de faire attention à la joie d’un autre. L’on est transformé en l’amour de fruition, qui lui-même est tout et n’a ni besoin, ni possibilité de rien chercher en dehors de lui. »
[4] Séquence Lauda Sion de Saint Thomas d’Aquin.
Voici la traduction de la séquence complète que donne Wikipedia : « Loue, Sion, ton Sauveur, loue ton chef et ton pasteur par des hymnes et des cantiques. Ose de tout ton pouvoir, car il est plus grand que toute louange et à le louer tu ne suffis pas. Un thème de louange spéciale, le pain vivant et vivifiant, aujourd’hui nous est proposé. Lors du repas de la sainte Cène, au groupe des Douze ses frères, il fut donné, n’en doutons pas. Que la louange soit pleine, qu’elle soit sonore, qu’elle soit joyeuse, qu’elle soit belle, la jubilation de l’esprit. Car nous vivons ce jour solennel qui de cette table entend célébrer l’institution première. À cette table du nouveau Roi, la nouvelle Pâque de la nouvelle Loi met un terme à la phase ancienne. La nouveauté chasse la vieillerie, la vérité l’ombre, la lumière dissipe la nuit. Ce que fit le Christ à la Cène, il nous ordonna de le faire en mémoire de lui. Instruits par ses saints préceptes, nous consacrons le pain et le vin, en offrande sacrificielle pour le salut. Ce dogme est donné aux chrétiens : le pain se change en chair, et le vin en sang. Ce que tu ne comprends ni ne vois, une ferme foi te l’assure, hors de l’ordre naturel. Sous diverses espèces, signes seulement et non réalités, des réalités sublimes se cachent. La chair est une nourriture, le sang un breuvage, pourtant le Christ total demeure sous l’une et l’autre espèce. On le prend sans le déchirer, ni le briser, ni le diviser, il est reçu tout entier. Un seul le prend, mille le prennent, autant celui-ci, autant ceux-là le consomment sans le consumer. Les bons le prennent, les méchants le prennent, mais pour un sort inégal, ici de vie, là de ruine. Il est mort aux méchants, vie aux bons : vois d’une même manducation combien l’issue est dissemblable ! Le sacrement enfin rompu, ne vacille pas, mais souviens-toi qu’il est sous chaque fragment comme sous le tout il se cache. Nulle division n’est réalité, le signe seulement se fractionne, et par là, de ce qui est signifié ni l’état ni la stature n’est amoindri. Voici le pain des anges fait aliment des voyageurs, vrai pain pour les fils, à ne pas jeter aux chiens. D’avance il est signifié en figures, lorsqu’Isaac est immolé, que l’agneau pascal est sacrifié, que la manne est donnée à nos pères. Bon Pasteur, vrai pain, Jésus, aie pitié de nous ! Toi, nourris-nous, défends-nous ! Fais-nous voir nos biens dans la terre des vivants. Toi qui sais et peux tout, qui nous nourris ici-bas mortels, rends-nous là-haut les commensaux, cohéritiers et compagnons de la cité des saints. Amen ».
[5] Saint Jean-Paul II, Homélie du 6 mai 1979.
[7] Pape François, Homélie pour la messe chrismale, 17 avril 2014, disponible ici.
[8] Idem.
[9] Dans la même homélie, le pape François expliquait ainsi : « Je crois que nous n’exagérons pas si nous disons que le prêtre est une personne très petite : l’incommensurable grandeur du don qui nous est fait par le ministère nous relègue parmi les plus petits des hommes. Le prêtre est le plus pauvre des hommes si Jésus ne l’enrichit pas de sa pauvreté, il est le serviteur le plus inutile si Jésus ne l’appelle pas ami, le plus insensé des hommes si Jésus ne l’instruit pas patiemment comme Pierre, le plus sans défense des chrétiens si le Bon Pasteur ne le fortifie pas au milieu de son troupeau. Personne n’est plus petit qu’un prêtre laissé à ses seules forces ; donc notre prière de protection contre tout piège du Malin est la prière de notre Mère : je suis prêtre parce qu’il a regardé avec bonté ma petitesse (cf. Lc 1, 48). Et à partir de cette petitesse, nous accueillons notre joie. Joie de notre petitesse ! »
[10] Benoît XVI, Acte de consécration des prêtres au Cœur Immaculé de Marie, Fatima (12 mai 2010).