1. La rencontre personnelle avec le Christ
« Il vous précède en Galilée : là, vous le verrez ! » Cette promesse faite aux disciples est répétée plusieurs fois dans l’Évangile d’aujourd’hui, par l’ange puis par Jésus lui-même. Le Seigneur veut rencontrer personnellement ses disciples, Il leur donne un « rendez-vous » pour les retrouver selon ce mode d’existence différent, qui est celui du Ressuscité, dans ces lieux qu’il a parcourus avec eux avant la Passion.
C’est à la fois un retour aux sources et une orientation vers la mission ad gentes. Revenir en Galilée, en effet, signifie pour eux retourner sur ces lieux émouvants, comme le bord du lac de Tibériade, que leur première rencontre avec le Seigneur a marqués d’une empreinte indélébile. Après le tourbillon de la Passion, s’exposer à une nouvelle rencontre décisive avec Jésus… qui leur y expliquera le sens profond de toute cette aventure vécue ensemble. Dans cette « Galilée des nations » (cf. Mt 4, 5), et désormais brûlants d’un amour surnaturel envers Jésus-Christ, le Seigneur ressuscité, ils seront au contact de ces païens qu’ils devront attirer à la foi. L’Évangile de Matthieu se terminera sur ce promontoire idéal, par l’envoi en mission de Jésus :
« Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28, 18-20)
Quant aux femmes, leur rencontre avec Jésus est tellement concrète qu’elles lui saisirent les pieds (en signe de vénération). C’est ainsi qu’a commencé l’évangélisation, et c’est ainsi qu’elle continue : par une rencontre personnelle et profonde avec le Christ, qui change notre existence et nous fait concrètement toucher du doigt qui il est vraiment. Le pape Benoît XVI, face à tant de déformations du christianisme à l’époque moderne, a beaucoup insisté sur cette vérité ; il écrivait ainsi au tout début de sa première encyclique :
« À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive ».[1]
Jésus ressuscité apporte cette joie qu’il avait annoncée pendant sa Passion et que le monde ne peut donner : « Vous aussi, maintenant vous voilà tristes ; mais je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera » (Jn 16, 22). Les récits de ces jours de Pâques vont nous montrer mille exemples de cela. Toutes ces rencontres avec le Christ, depuis Marie Madeleine jusqu’à saint Paul, sont racontées pour nous inviter à désirer la même expérience, répéter encore aujourd’hui cette rencontre fondamentale qui change l’existence.
Par ailleurs, cette rencontre fondatrice doit-être renouvelée sans cesse. Notre vie chrétienne n’est jamais totalement acquise dans le monde d’aujourd’hui, avec sa tentation d’égoïsme qui étouffe toute vie spirituelle, selon le pape François :
« Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus ».[2]
Pourtant la rencontre avec le Ressuscité habite toute l’histoire de l’Église – pensons à l’enthousiasme des convertis – et se répète surtout aujourd’hui, pour moi, pour ma famille, pour ma paroisse, pour mes frères. La seule condition est de s’ouvrir à cette joie – qui n’est pas la superficialité d’un sentiment passager (laetitia) mais une paix profonde de l’âme qui goûte et savoure la vie en Dieu (gaudium), au milieu parfois de grandes tribulations. C’est par la liturgie que l’Église, qui est mère, nous conduit à rencontrer le Ressuscité, qu’elle nous fait sortir des sépulcres de nos tristesses. Pour approfondir cette expérience, nous pouvons nous inspirer du cantique de saint Jean Damascène, qui anime l’Église orientale depuis le 8e siècle :
« Avançons-nous, flambeaux en mains,
Allons au-devant du Christ
Qui sort du tombeau comme l’Époux
et célébrons, avec les ordres angéliques en fête,
La Pâque rédemptrice de Dieu ».[3]
L’Église, pendant cette période de Pâques, vit cette rencontre profonde avec son Seigneur, mais il dépend de moi, comme simple fidèle, de m’y unir, de m’associer toujours plus profondément à cette vie surnaturelle. Si je suis en charge d’âmes, mon rôle est précisément de susciter, d’accompagner et de faire s’épanouir cette option intime. Dans notre monde sécularisé, cela demande une ferme décision intérieure, comme le soulignait le pape François :
« J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que personne n’est exclu de la joie que nous apporte le Seigneur. Celui qui risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts ».[4]
Dans notre méditation, nous pouvons ainsi dialoguer avec le Christ ressuscité, qui se trouve à nos côtés tout autant qu’il était aux côtés des femmes au matin de Pâques. Peut-être cette prière de saint Claude La Colombière pourrait-elle nous inspirer :
« Oui, mon Seigneur et mon Dieu, je crois que vous êtes ressuscité, et j’espère qu’un jour vous me ressusciterez moi-même. Je crois que vous vous êtes montré dans la gloire d’une nouvelle vie à tous vos disciples ; et j’espère que je vous verrai à mon tour de mes propres yeux, et dans cette même chair que vous m’ordonnez de crucifier maintenant par la pénitence. Credo quod Redemptor meus vivit, et in carne mea videbo Deum salvatorem meum [Je crois que mon Rédempteur est vivant, et que je verrai dans ma chair Dieu mon Sauveur, Jb 19, 25-26 vg]. Oui, ô mon Rédempteur aimable et triomphant, nous croyons que vous vivez dans le Ciel, et nous espérons d’y vivre éternellement avec vous. Nous savons que ce corps dont le poids nous fait gémir sera bientôt détruit par la mort, mais nous savons aussi que vous le réformerez pour le rendre semblable au vôtre, glorieux comme le vôtre ».[5]
2. Les femmes au tombeau sont l’Eglise
« Vite, allez dire aux disciples… » : les femmes, dès l’aube de la Résurrection, sont envoyées pour annoncer la Bonne Nouvelle. À travers elles, l’ange s’adresse à l’Église de tous les temps, que l’Esprit n’a de cesse d’envoyer en mission. Nous avons déjà admiré ces femmes au pied de la croix et devant le tombeau. Nous les contemplons maintenant toujours aimantes et fidèles, en cette aube de Pâques, qui symbolise si bien notre temps d’attente de la parousie : un réveil incessant de notre torpeur spirituelle, un élan vers le Seigneur qui vient nous apporter chaque jour la nouveauté inépuisable de sa présence. Combien de femmes, dans l’histoire de l’Église, ont ainsi été ces vierges sages qui ont maintenu leurs lampes allumées grâce à l’huile de leur amour (cf. Mt 25) ! Saint Pierre Chrysologue, au 5e siècle, décrivait ainsi l’ineffable rencontre avec Jésus :
« Ces femmes, il les trouve déjà parvenues à la maturité de la foi ; elles ont dominé leurs faiblesses et elles se hâtent vers le mystère, elles cherchent le Seigneur avec toute la ferveur de leur foi. Aussi méritent-elles qu’il se donne à elles, lorsqu’il va à leur rencontre et leur dit : ‘’Je vous salue, réjouissez-vous’’. Il les laisse non seulement le toucher, mais le saisir à la mesure de leur amour. Comme nous venons de l’entendre dans la proclamation de l’Évangile : elles s’approchèrent et, lui saisissant les pieds, elles se prosternèrent devant lui (Mt 28, 9). Oui, elles saisissent ses pieds, ces femmes qui, dans l’Église, sont les modèles des messagers de la Bonne Nouvelle. Elles ont mérité cette grâce par l’élan de leur course ; elles touchent avec tant de foi les pieds du Sauveur qu’il leur est donné d’embrasser la gloire divine ».[6]
Les femmes viennent au tombeau pour honorer un mort, et la réponse dépasse leur attente. Le Christ ressuscité récompense leur foi en allant lui-même au-devant d’elles, en les saluant et en les laissant lui rendre hommage. Ces femmes, qui viennent pleurer leur Seigneur, le rencontrent bien vivant, et sont ainsi icônes de l’Église, à la recherche de son Seigneur, qui le rencontre sur le chemin, et qui l’annonce aux hommes en leur indiquant où et comment le retrouver. Après les événements de la Passion, que l’Église vient de célébrer et qui restent gravés douloureusement dans sa mémoire, la communauté des croyants rencontre le Christ aujourd’hui, dans la foi, pour vivre toute polarisée vers la rencontre définitive qui aura lieu à la fin des temps. Cette dynamique passé-présent-futur dans notre vie chrétienne est bien mise en scène par cette prière de saint Jean Damascène dans la liturgie orthodoxe :
« Hier, ô Christ, je partageais ton tombeau,
Aujourd’hui avec toi, je ressuscite.
Hier je partageais ta Croix,
Donne-moi ta Gloire en partage,
Ô Sauveur, dans ton Royaume ».[7]
Pour qu’il y ait une véritable rencontre, il faut bien deux personnes qui se cherchent… Nous sommes l’Église tendue vers le Seigneur, mais le Christ est aussi tendu vers nous : en invitant les apôtres à venir le trouver en Galilée, Jésus y convoque son Épouse. Il veut la rencontrer, la fortifier dans la foi, la bénir et l’envoyer par toute la terre. Saint Pierre Chrysologue décrit ainsi l’attitude de Jésus :
« Et tandis qu’elles s’en vont, le Seigneur vient à leur rencontre et les salue en disant : ‘’Je vous salue, réjouissez-vous’’. Il avait dit à ses disciples : ‘’Ne saluez personne en chemin’’ (Lc 10, 4) ; comment se fait-il que sur le chemin il accoure à la rencontre de ces femmes et les salue si joyeusement ? Il n’attend pas d’être reconnu, il ne cherche pas à être identifié, il ne se laisse pas questionner, mais il s’empresse, plein d’élan, vers cette rencontre ; il y court avec ardeur et, en les saluant, il abolit lui-même sa propre prescription. Voilà ce que fait la puissance de l’amour : elle est plus forte que tout, elle déborde tout. En saluant l’Église, c’est lui-même que le Christ salue, car il l’a faite sienne, elle est devenue sa chair, elle est devenue son corps, comme l’atteste l’apôtre : Il est la tête du Corps, c’est-à-dire l’Église (Col 1,18) ».[8]
Nous pouvons prendre une résolution pendant cette octave de Pâques : je laisserai le Christ venir à ma rencontre : en faisant le silence en mon cœur, en laissant de côté toute préoccupation et en laissant jaillir la source de la joie véritable. Il me suffira de lui dire souvent : « Jésus, j’ai confiance en toi. Je sais que tu es ressuscité, vivant et présent aujourd’hui ; je t’attends et je t’accueille ». Comment n’aurions-nous pas confiance en lui, pourquoi ne pas nous laisser rejoindre par son amour victorieux de la mort ?
Écrivons donc notre nom dans ce groupe des femmes au matin de Pâques ; et surtout plaçons-nous à côté de Marie, la Mère de Jésus, qui nous prend spécialement sous son manteau pendant ces fêtes pascales. Elle nous fait participer à la joie du Royaume des Cieux, elle qui en est la Reine (Regina Caeli). Discrètement, elle nous guide vers la rencontre avec le Ressuscité, et le pape Benoît XVI nous invitait à l’invoquer ainsi pendant la période pascale :
« Le modèle sublime et exemplaire de cette relation avec Jésus, de façon particulière dans son mystère pascal, est naturellement Marie, la Mère du Seigneur. C’est précisément à travers l’expérience transformante de la Pâque de son Fils, que la Vierge Marie devient également Mère de l’Église, c’est-à-dire de chacun des croyants et de leur communauté tout entière. Nous nous adressons à présent à elle, en l’invoquant comme Regina Caeli, avec la prière que la tradition nous fait réciter à la place de l’angélus pendant tout le temps pascal. Que Marie nous obtienne de faire l’expérience vivante du Seigneur ressuscité, source d’espérance et de paix ! »[9]
Vivre en tension vers la gloire qui vient, rencontrer le Christ à mes côtés, me laisser transformer par la foi… Saint Claude La Colombière nous offre une belle prière qui pourra nous guider sur ce chemin d’espérance :
« Oui, ô mon Rédempteur aimable et triomphant, nous croyons que vous vivez dans le ciel, et nous espérons d’y vivre éternellement avec vous. […] Cette espérance est profondément gravée dans nos cœurs ; et plutôt que de l’abandonner, nous consentirons qu’on nous arrache la vie. C’est cette espérance qui nous soutient dans toutes nos adversités ; c’est elle qui adoucit toutes nos peines, c’est elle qui nous fait envisager la mort sans effroi, qui fait que nous l’attendons même avec quelque sorte d’impatience. C’est cette espérance, ô mon Sauveur, qui nous fortifie dans les combats qu’il nous faut rendre tous les jours contre le monde et contre nous-mêmes, pour marcher avec constance dans la voie de vos commandements ; c’est elle qui nous encourage à suivre vos divins exemples, à embrasser votre croix, à nous y attacher, à souhaiter d’y mourir comme et pour vous, afin de régner un jour et pour toujours avec vous. Ainsi soit-il ».[10]
[1] Benoît XVI, encyclique Deus Caritas Est, no 1, disponible ici.
[2] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, no 2.
[3] Saint Jean Damascène, Canon de Pâques, Ode 5, disponible ici.
[4] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, no 3.
[5] Saint Claude La Colombière, Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, p. 293.
[6] Saint Pierre Chrysologue (+ 450), Sermon 76, 2-3, CCL 24 A, 465-467.
[7] Saint Jean Damascène, Canon de Pâques, Ode 3, disponible ici.
[8] Saint Pierre Chrysologue (+ 450), Sermon 76, 2-3, CCL 24 A, 465-467.
[9] Benoît XVI, Regina Caeli du 9 avril 2007.
[10] Saint Claude La Colombière, Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, p. 293-4.