« Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6, 24), nous avertit Jésus dans l’Évangile. Notre méditation portera sur l’idolâtrie moderne de l’argent, cherchera dans la Providence divine un remède et l’appliquera particulièrement à la vie de l’Église.
Nous sommes parfois étonnés, en lisant l’Ancien Testament ou l’histoire antique, des multiples formes d’idolâtrie, de ces divinités étranges et pittoresques devant lesquelles les hommes pliaient le genou, nous rions volontiers de l’épisode du veau d’or (Ex 32) et nous aurions tendance à croire que l’humanité est devenue adulte, enfin libérée de ces esclavages : rien n’est plus faux. Notre cœur a toujours tendance à révérer des réalités plus palpables qu’un Dieu transcendant, et l’argent occupe souvent cette première place qui devrait lui revenir. Le Catéchisme le dénonce en ces termes :
« L’idolâtrie ne concerne pas seulement les faux cultes du paganisme. Elle reste une tentation constante de la foi. Elle consiste à diviniser ce qui n’est pas Dieu. Il y a idolâtrie dès lors que l’homme honore et révère une créature à la place de Dieu, qu’il s’agisse des dieux ou des démons (par exemple le satanisme), de pouvoir, de plaisir, de la race, des ancêtres, de l’État, de l’argent, etc. « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », dit Jésus (Mt 6, 24). De nombreux martyrs sont morts pour ne pas adorer « la Bête » (cf. Ap 13-14), en refusant même d’en simuler le culte. L’idolâtrie récuse l’unique Seigneurie de Dieu ; elle est donc incompatible avec la communion divine » (cf. Ga 5, 20 ; Ep 5, 5).[1]
Jésus nous pose personnellement deux questions. Dans le concret de notre existence, la vie vaut-elle plus que le vêtement, ou bien consacrons-nous le plus clair de nos énergies à satisfaire notre confort physique et notre sécurité matérielle ? Le corps vaut-il plus que le vêtement ou bien sommes-nous surtout préoccupés d’être reconnus professionnellement, socialement, voire ecclésialement au lieu de nous contenter, comme saint Paul, d’être « regardés seulement comme les serviteurs du Christ et les intendants des mystères de Dieu » (deuxième lecture) ?
Aujourd’hui, nos comportements et nos convictions les plus intimes sont modelés par la logique d’une « société de consommation », qui non seulement nous endort dans un doux sommeil hédoniste, mais réclame de plus une légitimité sans borne au nom du progrès social, en faisant passer pour nécessaires des désirs tout à fait superflus, au mépris de la simplicité de vie et du partage fraternel. Peu de nous y échappent : matériel électronique sans cesse plus performant, voyages, sorties, sports de l’extrême, multiplicité de résidences, placements en tous genres, etc. Pour le dire en deux mots, tout nous pousse à dépenser toujours plus, pour entretenir une croissance économique essoufflée qui est devenue le seul but de nos efforts communs, la seule perspective de nos pensées politiques. Plus nous perdons la dimension spirituelle de notre vie, plus nous nous cramponnons frénétiquement à des sécurités matérielles. Mais nous ne sommes pas en cela très différents d’autres époques d’opulence, même éloignées ; une description très perspicace nous est ainsi offerte par saint Basile le Grand, qui était confronté au luxe de l’empire byzantin au 4e siècle. Il dénonçait en ces termes les riches qui cherchaient à se justifier :
« Ce n’est, dit-on, ni pour se nourrir plus délicatement, ni pour se vêtir plus superbement, que la plupart souhaitent d’être riches ; et cependant le démon leur suggère mille moyens de faire des dépenses : il emploie mille artifices pour leur persuader que les choses inutiles et superflues sont absolument nécessaires, et que leur fortune n’est jamais suffisante. Ils destinent leurs biens aux besoins présents et à venir : ils en réservent une partie pour eux et une partie pour leurs enfants. Ensuite ils les partagent en mille dépenses diverses. Écoutez quelles sont leurs destinations différentes. Il faut, disent-ils, qu’une partie de nos richesses soit pour notre usage, et que l’autre soit mise en réserve. On ne se tient point dans les bornes de la pure nécessité. Cette partie est pour la magnificence du dedans, cette autre est pour le faste du dehors. L’une est pour l’appareil des voyages, l’autre pour l’éclat et la splendeur de la maison. Rien de plus surprenant que de voir toutes les inventions du luxe. […] Lorsqu’ils ont consumé leurs revenus par tant de dépenses inutiles, ils enfouissent le reste et le mettent en lieu sûr. L’avenir est incertain, disent-ils, il faut se précautionner contre les nécessités imprévues. […] De-là il arrive que vous enterrez votre cœur avec votre argent. ‘Où est votre trésor, dit Jésus-Christ, là est votre cœur’ (Mt 6, 21). Voilà pourquoi les commandements de Dieu paraissent si durs aux riches. La vie leur semblerait odieuse s’ils n’étaient pas occupés de dépenses superflues ».[2]
Mais Jésus ne se borne pas à dénoncer cette idolâtrie de l’argent : il nous donne aussi un moyen de la dépasser, qui est la confiance en la Providence. Lorsque son doigt désigne les oiseaux du ciel et les lis des champs, il nous offre une voie très concrète pour nous libérer. Il semble choqué par notre attachement aux soucis du monde, qui nous rendent aveugles aux réalités plus hautes. Il ne s’agit pas de nous désintéresser totalement des nécessités matérielles. Il s’agit de les remettre à Dieu avec la certitude qu’il pourvoira à ce qui est nécessaire. Notre cœur a besoin de sécurité, certes, mais notre manque de vision surnaturelle, à nous les « hommes de peu de foi », nous pousse à calmer cette inquiétude par ces drogues illusoires que sont les appuis matériels. Dieu seul est notre vraie sécurité, comment l’oublions-nous si facilement ? Comment pouvons-nous penser, dans la pratique, qu’il ne s’intéresse pas à nos nécessités vitales, et chercher à les résoudre tout seuls ? L’argument est très fort et Bossuet l’a repris ainsi dans son Sermon sur la providence :
« Depuis les plus grandes jusqu’aux plus petites [créatures], sa Providence se répand partout ; elle nourrit les petits oiseaux qui l’invoquent dès le matin par la mélodie de leur chant ; et ces fleurs, dont la beauté est si tôt flétrie, elle les habille si superbement durant ce petit moment de leur vie, que Salomon dans toute sa gloire n’a rien de comparable à cet ornement. Vous, hommes, qu’il a faits à son image, qu’il a éclairés de sa connaissance, qu’il a appelés à son royaume, pouvez-vous croire qu’il vous oublie et que vous soyez les seules de ses créatures sur lesquelles les yeux toujours vigilants de sa providence paternelle ne soient pas ouverts ? »[3]
Une sainte moderne nous donne un exemple très concret : Mère Teresa de Calcutta, dont la confiance en la Providence a fourni tant d’anecdotes édifiantes. Elle n’a jamais prétendu réformer la société ou s’attaquer aux causes de la pauvreté, elle voulait simplement être un instrument du Seigneur qui rejoint, hic et nunc, l’homme dans sa misère. En voici une illustration :
« Une fois, un homme est venu chez nous avec à la main une ordonnance pour un médicament. Il a dit : ‘Le seul enfant que j’ai est en train de mourir. On ne trouve pas en Inde le médicament dont il a besoin. Il faut le faire venir de l’étranger.’ À ce moment-là, pendant que nous nous entretenions, un homme est entré avec un panier rempli de médicaments. Au-dessus se trouvait le médicament en question. S’il avait été au fond du panier, je ne l’aurais pas vu. Si cet homme était passé un peu avant ou un peu après, je ne l’aurais pas remarqué non plus. Mais à ce moment-là exactement, Dieu, dans sa tendresse, s’est tellement soucié de ce petit enfant parmi des millions et des millions dans les bidonvilles de Calcutta, qu’il a envoyé ce médicament juste à temps pour le sauver. Je chante la tendresse et l’amour de Dieu ! Car chaque enfant, qu’il vienne d’une famille pauvre ou d’une famille riche, est un enfant de Dieu qui a été fait par le Créateur de toute chose ».[4]
Apprenons donc cette attitude de l’âme pauvre, qui sait tendre l’oreille et le cœur vers son Seigneur, et recevoir chaque jour ce dont elle a besoin pour elle-même, pour sa famille, pour sa communauté. Si ce détachement nous habite, alors nous pourrons accomplir nos tâches quotidiennes, nos engagements matériels qui sont si nécessaires, avec la liberté des enfants de Dieu.
Il est enfin un domaine particulier où le manque de confiance envers le Seigneur est particulièrement grave : la vie de l’Église, ses nécessités concrètes ou spirituelles, depuis les multiples aspects matériels dont vivent ses organismes, jusqu’à la direction qu’elle prend dans les affaires de ce monde, pour rejoindre son Seigneur. Ne sommes-nous pas tiraillés par des défauts contradictoires ? Le souci premier de pourvoir aux aspects matériels, le désir de tout avoir « sous contrôle » dans l’organisation de notre paroisse ou communauté, la peur de laisser s’exprimer les initiatives nouvelles ; la frustration devant certaines décisions ou orientations pastorales qui nous font présager le pire, et nous transforment en prophètes de malheur ; les défis formidables qui s’opposent à l’évangélisation et réveillent en nous des accents apocalyptiques déplacés au lieu de nous rendre missionnaires, etc. Tout cela s’oppose gravement à l’Évangile de ce dimanche. Admirons plutôt la sérénité et le calme d’un grand pasteur, saint Jean XXIII, qui disait ainsi dans son discours d’ouverture du Concile :
« Il arrive souvent que (…) nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la société, ils ne voient que ruines et calamités (…) Il nous semble nécessaire de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le bien de l’Église, même les événements contraires ».[5]
Nous sommes parfois tentés d’inventer des solutions humainement très ingénieuses pour faire avancer la cause de l’Évangile ; nous mettons alors toute notre confiance dans des moyens humains, souvent avec bonne intention, mais lorsque le vent devient contraire se révèlent les illusions de celui qui « bâtit sur le sable ». Nous ressemblons étrangement, dans certaines circonstances, à ces anciens courtisans qui assaillaient le monarque pour obtenir des faveurs : notre prière est si intéressée en la réussite de nos projets humains que le Seigneur, de nouveau, nous répète « hommes de peu de foi », et nous invite à recevoir humblement de sa main tout le bien dont a besoin notre Église – son Église. Reprenons donc à notre compte cette dénonciation des courtisans par Bossuet dans son sermon sur la Providence, et essayons d’être dans la deuxième catégorie de personnes :
« Quiconque a des desseins particuliers, quiconque s’attache aux causes particulières, disons encore plus clairement, qui veut obtenir ce bienfait du Prince, ou qui veut faire sa fortune par la voie détournée, il trouve d’autres prétendants qui le contrarient, des rencontres inopinées qui le traversent : un ressort ne joue pas à temps, et la machine s’arrête ; l’intrigue n’a pas son effet ; ses espérances s’en vont en fumée. Mais celui qui s’attache immuablement au tout et non aux parties, non aux causes prochaines, aux puissances, à la faveur, à l’intrigue, mais à la cause première et fondamentale, à Dieu, à sa volonté, à sa providence, il ne trouve rien qui s’oppose à lui, ni qui trouble ses desseins : au contraire, tout concourt et tout coopère à l’exécution de ses desseins, parce que tout concourt et tout coopère, dit le saint Apôtre, à l’accomplissement de son salut, et son salut est sa plus grande affaire ; c’est là que se réduisent toutes ses pensées : Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum [Ro 8, 28 : tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu] ».[6]
Aucun doute que Mère Teresa fut un extraordinaire exemple de cette confiance absolue en la Providence, souvent héroïque. On sait que ses œuvres de charité demandaient énormément de moyens financiers et matériels ; mais elle a toujours refusé les subventions publiques, voire même de concevoir un budget à court terme… En voici une description frappante :
« C’est avec une vieille machine à écrire que deux sœurs font tout le travail administratif pour une œuvre de secours particulièrement efficace qui compte 4 600 religieuses sur tous les continents et dans la seule Inde plus de 170 écoles, asiles pour sans-abri et villages de lépreux. […] ‘Je ne pense jamais à l’argent’, avait-elle l’habitude de dire en riant et en haussant les épaules. ‘Il arrive toujours. C’est le Seigneur qui nous l’envoie. Nous accomplissons son œuvre, il s’occupe des moyens. S’il ne nous donne pas, c’est qu’il ne souhaite pas cette œuvre. Pourquoi donc s’énerver ?’ »[7]
Pour grandir dans la confiance, nous pouvons reprendre cette prière d’abandon de Madeleine Daniélou, qui est comme la réponse de l’âme croyante à l’interpellation de Jésus sur la Montagne des Béatitudes :
Ô mon Dieu, si je vous aime, rien ne me coûte.
Si je vous possède, rien ne me manque.
Si vous êtes avec moi, il n’y a pas pour moi de solitude.
Si je ne suis pas séparé de vous, il n’y a pas pour moi d’exil.
Si vous ne me rejetez pas de votre face, je ne serai jamais sans espérance.
Si vous ne retirez pas de moi votre Esprit, je ne serai jamais sans amour.
Si vous inclinez vers moi votre visage, je ne connaîtrai pas l’angoisse.
Si vous me nourrissez de votre chair, je ne connaîtrai pas la mort.
Si vous vous révélez à moi, je m’éveillerai dans la lumière.
Si votre main touche mon âme, je m’épanouirai dans la joie éternelle.[8]
[1] Catéchisme de l’Église catholique, nº 2113, disponible ici.
[2] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches, dans les Œuvres de Saint Basile le Grand, trad. Auger, p.214-216. Savourer en particulier sa dénonciation des dépenses faites pour les chars de son époque : nos voitures sont-elles moins choyées ? « C’est une multitude de chars enrichis d’argent et d’airain pour traîner les hommes ou les bagages. C’est un nombre infini de chevaux, dont on apprécie les races comme celles des hommes. Les uns sont destinés à traîner pompeusement par la ville les personnes délicates, les autres sont gardés pour la chasse, les autres pour les voyages : leurs mors et leurs brides sont d’or et d’argent, leurs housses sont de la plus belle pourpre ; on les pare plus magnifiquement que de jeunes époux. C’est une foule de mulets distingués par la couleur, qui ont devant et derrière eux des hommes pour les conduire. Quels essaims de valets de toutes les espèces étalent partout la grandeur du maître, servent à ses besoins ou à ses plaisirs ! Intendants, officiers de bouche, échansons, chasseurs, peintres, et mille autres. On voit des troupes de chameaux, dont les uns voyagent, les autres restent dans les champs. On voit des haras de chevaux, des troupeaux de tous genres, des hommes qui les conduisent et qui les gouvernent ».
[3] Bossuet, Sermon sur la providence (prêché au Louvre en 1662), Pléiade p. 1064.
[4] Propos de Mère Teresa, dans Mère Teresa de Christian Feldmann, saint Augustin 2002, p. 45-46.
[5] Saint Jean XXIII, Discours d’ouverture du Concile œcuménique Vatican II (11 octobre 1962), 4, 2-4 : AAS 54 (1962), 789. Cité par le pape François dans Evangelii Gaudium, nº 84, sous le titre « Non au pessimisme stérile » : « La joie de l’Évangile est celle que rien et personne ne pourra jamais enlever (cf. Jn 16, 22). Les maux de notre monde – et ceux de l’Église – ne devraient pas être des excuses pour réduire notre engagement et notre ferveur. Prenons-les comme des défis pour croître ».
[6] Bossuet, Sermon sur la Providence (prêché au Louvre en 1662), Pléiade p. 1070.
[7] Mère Teresa, Christian Feldmann, saint Augustin 2002, p. 73.
[8] Madeleine Daniélou (mère du cardinal Jean Daniélou), Prière d’abandon, dans Prières pour cheminer dans la vie spirituelle, de Bernard Peyrous et Catherine Loyer, Éditions de l’Emmanuel, p. 128.