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Méditation : Un missionnaire fidèle aux Béatitudes

Le Christ assis avec autorité sur la montagne, en apostrophant si fortement ses disciples, s’adresse à son Église : « Vous êtes le sel de la terre, la lumière du monde » (Mt 5). Ces paroles rejoignent tous ses disciples de tous les temps, qui adoptent le programme des Béatitudes. La voix puissante du Christ, avec l’action de l’Esprit et la bénédiction du Père, fait que des chrétiens innombrables sortent de la foule rassemblée aux pieds de la montagne. Ils reçoivent une identité propre qui les distingue des autres peuples ; autour de Jésus se constitue ainsi le noyau du Royaume qu’est son Église. Sa voix nous rejoint donc aujourd’hui pour nous inviter à la mission. C’est ainsi que le Catéchisme lit cette partie du Discours sur la montagne, puisqu’il le cite en décrivant une des particularités de l’Église :

« Le Peuple de Dieu a des caractéristiques qui le distinguent nettement de tous les groupements religieux, ethniques, politiques ou culturels de l’histoire […]. Sa mission, c’est d’être le sel de la terre et la lumière du monde (cf. Mt 5, 13-16). Il constitue pour tout le genre humain le germe le plus fort d’unité, d’espérance et de salut ».[1]

Béatitudes, puis envoi dans le monde : l’ordre est important. On ne peut prétendre être « sel de la terre » que si notre vie personnelle a été convertie par le Christ. C’est son mystère qui saisit l’homme dans son milieu et son époque, qui le transforme de l’intérieur, et qui en fait une nouvelle saveur pour ses frères. Avant d’envoyer en mission les Douze, Jésus leur a donc montré concrètement la voie à suivre, faite de douceur et pauvreté, d’acceptation patiente des persécutions, du désir de justice avant la gloire personnelle pour annoncer l’amour de Dieu par l’exercice de la charité. Toute l’extraordinaire histoire des saints de l’Église nous l’enseigne : la conversion personnelle est le préalable essentiel à la mission ; elle en est même le principal moyen. Le monde ne s’y trompe pas, comme écrit saint Jean-Paul II :

« En vivant les Béatitudes, le missionnaire expérimente et montre concrètement que le Règne de Dieu est déjà venu et qu’il l’a déjà accueilli. La caractéristique de toute vie missionnaire authentique est la joie intérieure qui vient de la foi. Dans un monde angoissé et oppressé par tant de problèmes, qui est porté au pessimisme, celui qui annonce la Bonne Nouvelle doit être un homme qui a trouvé dans le Christ la véritable espérance ».[2]

Ce même pape nous en a donné une belle illustration en béatifiant Frédéric Ozanam, lors des JMJ à Paris de 1997. Aux lendemains de la Révolution, et à travers les vicissitudes d’un monde académique imprégné des « Lumières », il possédait cette paix intérieure et cette sérénité qui viennent des Béatitudes. Il n’hésitait pas, tout jeune étudiant, à témoigner de sa foi dans le Christ devant des professeurs très anticléricaux. Se trouvant à la Sorbonne parmi 2 700 étudiants dont seulement 12 se reconnaissaient catholiques, il devait écouter les sarcasmes des professeurs : celui d’histoire dénigrant le livre de la Genèse, celui de philosophie affirmant l’impossibilité de toute révélation. Il écrit alors des objections qu’il demande à ces sommités de commenter ; devant la hauteur de son argumentation, certains en arrivent à s’excuser publiquement de leur intolérance… Et Frédéric Ozanam de fonder des groupes d’étudiants pour approfondir, défendre et propager la foi catholique. Il est ainsi à l’origine des « conférences de Carême » de Notre-Dame de Paris. Voilà une belle illustration du « sel de la terre », un apôtre convaincu de la vérité de son Seigneur, qu’il n’a pas peur de défendre. Il rejoint cette description que saint Hilaire de Poitiers, bien des siècles auparavant, avait fait des apôtres en commentant l’Évangile de ce dimanche :

« Les apôtres sont les prédicateurs des choses célestes et comme les semeurs d’éternité, donnant la semence d’immortalité à tous les corps qui auront été saupoudrés de leur parole […]. Ceux que le Christ a appelés sel de la terre, il les invite à demeurer dans la vertu de la puissance qu’il leur a transmise, de peur qu’en s’affadissant ils ne salent rien, que même, ayant perdu le sens de la saveur reçue, ils ne puissent faire vivre ce qui est gâté et que, rejetés des resserres de l’Église avec ceux qu’ils ont salés, ils ne soient foulés au pied par ceux qui y pénètrent ».[3]

Frédéric Ozanam a aussi su être « Lumière du monde », à travers les œuvres de charité auxquelles nous invitait Isaïe en première lecture : les « conférences saint Vincent de Paul », qu’il a fondées en 1833, rayonnent aujourd’hui dans le monde entier. Son amour pour les pauvres et son action en leur faveur l’a conduit à être l’un des pionniers du « catholicisme social », bien des années avant l’éclosion du marxisme et le changement profond introduit par Rerum Novarum.[4] Il écrivait ainsi lucidement en 1836 :

« La question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes, ni une question de formes politiques, c’est une question sociale. C’est de savoir qui l’emportera de l’esprit d’égoïsme ou de l’esprit de sacrifice ; si la société ne sera qu’une grande exploitation au profit des plus forts ou une consécration de chacun au service de tous. Il y a beaucoup d’hommes qui ont trop et qui veulent avoir encore ; il y en a beaucoup plus d’autres qui n’ont rien et qui veulent prendre si on ne leur donne rien. Entre ces deux classes d’hommes, une lutte se prépare et elle menace d’être terrible : d’un côté la puissance de l’or, de l’autre la puissance du désespoir. »[5]

Cette lucidité de Frédéric Ozanam, son énergie infatigable au service de la vérité et des pauvres, ainsi que son héroïsme devant la mort venue si rapidement, semblent décrits par le Concile Vatican II lorsqu’il aborde le thème de l’apostolat des laïcs. Ces paroles sont prophétiques et toujours très actuelles :

« Les laïcs accomplissent cette mission de l’Église dans le monde avant tout par cet accord de leur vie avec la foi qui fait d’eux la lumière du monde, et par cette honnêteté en toute activité capable d’éveiller en chaque homme l’amour du vrai et du bien, et de les inciter à aller un jour au Christ et à l’Église. Ils disposent insensiblement tous les cœurs à l’action de la grâce du salut par cette vie de charité fraternelle qui leur fait partager les conditions de vie et de travail, les souffrances et les aspirations de leurs frères ».[6]

Pour devenir un apôtre rayonnant l’esprit des Béatitudes, comme Frédéric Ozanam, nous pourrions nous inspirer d’une courte invitation d’un autre amoureux des pauvres, saint François d’Assise. Il commençait ainsi une lettre à des fidèles pour les inviter à la sainteté :

« Tous ceux qui aiment le Seigneur de tout leur cœur, de toute leur âme et de tout leur esprit, de toute leur force, et qui aiment leur prochain comme eux-mêmes, et qui ont en haine leurs corps avec leurs vices et leurs péchés, et qui reçoivent le corps et le sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et qui font de dignes fruits de pénitence, oh ! comme ils sont heureux et bénis, ceux-là et celles-là, tant qu’ils font de telles choses et qu’ils persévèrent dans de telles choses, car l’esprit du Seigneur reposera sur eux et fera chez eux son habitation et sa demeure ; et ils sont les fils du Père céleste dont ils font les œuvres, et ils sont les époux, les frères et les mères de notre Seigneur Jésus-Christ ».[7]

Le bienheureux Frédéric a vécu ce programme de vie, et c’est ainsi que tant de ses contemporains, grâce à lui, ont « rendu gloire au Père qui est aux Cieux », selon l’expression de Jésus. Mais que signifie exactement « rendre gloire à Dieu », et comment pouvons-nous, comme Jésus, rendre gloire au Père ?

En hébreu le mot gloire (כבוד, Kavod), signifie à l’origine « poids » : la gloire de Dieu est donc en quelque sorte le poids de sa présence, le respect qu’il inspire, comme a pu le ressentir Ézéchiel (Ez 1). Une gloire d’ailleurs effrayante dans un premier temps, pour nous pécheurs et mortels, et que l’on ne peut approcher qu’avec tout l’apparat liturgique dans le Temple. Les derniers chapitres d’Isaïe reprennent ce thème : Dieu règne dans Jérusalem, régénérée par sa puissance et illuminée par sa présence. « Debout ! Resplendis ! Car voici ta lumière, et sur toi se lève la gloire du Seigneur ! » (Is 60, 1).

Rendre gloire serait alors rendre Dieu présent, lui donner tout son poids et toute sa place dans la vie des hommes et dans sa création. C’est ce que fait Jésus par son Incarnation, tout au long de son ministère public, et plus particulièrement dans sa Passion. Dans l’Évangile de Jean, Jésus parle de sa mort sur la Croix en ces termes : « Père l’heure est venue, glorifie ton fils pour que ton Fils te glorifie » (Jn 17, 1). En effet, c’est dans la Passion, dans cet amour qui s’abaisse jusqu’à la mort sur la croix, que sont pleinement manifestés l’être et la présence de Dieu. En étant sel de la terre et lumière du monde, le disciple reçoit avec le Christ, la mission de manifester lui aussi la gloire de Dieu.

Nous pouvons, pour clore cette méditation, reprendre une belle prière du Bienheureux Frédéric, lorsqu’il s’interrogeait sur sa vocation dans l’Église. Sacerdoce ou mariage ? Beaucoup de jeunes dans nos communautés se posent la même interrogation, et ces lignes pourraient les aider à devenir lumière du monde selon le dessein de Dieu 

« Je sens en moi se faire un grand vide que ne remplisse ni l’amitié ni l’étude. J’ignore qui viendra le combler. Sera-ce Dieu, sera-ce une créature ? Si c’est une créature, je prie pour qu’elle ne se présente que quand je m’en serai rendu digne. Je prie qu’elle apporte avec elle ce qu’il faudra de charme extérieur pour qu’elle ne laisse place à aucun regret ; mais je prie surtout qu’elle vienne avec une âme excellente, qu’elle apporte une grande vertu, qu’elle vaille beaucoup mieux que moi, qu’elle m’attire en haut, qu’elle me fasse pas descendre, qu’elle soit généreuse parce que souvent je suis pusillanime, qu’elle soit fervente parce que je suis tiède dans les choses de Dieu, qu’elle soit compatissante enfin, pour que je n’ai pas à rougir devant elle de mon infériorité. Ne m’abandonnez pas, Seigneur, faîtes que je sois aimé ; Vous le savez, ce n’est pas seulement de la douceur que je cherche dans l’amour, c’est le mépris de toute blessure, c’est la force de combattre pour le Bien, pour le Vrai. Ainsi soit-il. »[8]

 


[1] Catéchisme de l’Église catholique, nº 782, disponible ici.

[2] Saint Jean-Paul II, encyclique Redemptoris Missio, nº 91, disponible ici.

[3] Saint Hilaire de Poitiers, Sur Matthieu, sermon 4, Sources Chrétiennes 254, p. 129.

[4] L’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII date de 1891 ; quant au Marxisme, l’ouvrage fondateur Le Capital de Karl Marx date de 1867.

[5] Bienheureux Frédéric Ozanam, Lettre à Louis Janmot, 13 novembre 1836, n° 137 (Wikipédia).

[6] Concile Vatican II, Apostolicam Actuositatem, nº 13, disponible ici.

[7] Saint François d’Assise, Lettre aux Fidèles, dans les Écrits (Sources Chrétiennes 285, p. 222).

[8] Bienheureux Frédéric Ozanam, « Prière pour discerner sa vocation », disponible ici. Voir aussi la prière pour demander sa canonisation, disponible ici.


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