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Regardons Jésus : assis sur la montagne et entouré de ses disciples, il prononce lentement, une à une, les huit Béatitudes rapportées par Matthieu. Animé d’une douce autorité, « un sourire aux lèvres » mais avec gravité, il appelle à lui tous les pauvres de cœur de tous les temps, pour constituer son Royaume. Il rejoint en cela l’aspiration la plus profonde du cœur humain, ce désir inaltérable de bonheur : « Beaucoup disent : « Qui nous fera voir le bonheur ? » Fais lever sur nous la lumière de ta face, Seigneur… » (Ps 4, 7). Sur le Sinaï, Moïse a élevé cette même prière directement au Seigneur, mais a été éconduit : « Tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre. » (Ex 33, 20).

Voici que la Face du Seigneur s’est enfin révélée à Israël, et c’est le visage de Jésus : la pleine révélation de la Miséricorde du Père. En écoutant Jésus, on entend ainsi le cœur du Père penché sur les souffrances de l’humanité, qui vient renverser l’ordre établi par les puissants, et dénoncer les faux bonheurs de ce monde. Car c’est bien à un retournement des valeurs du monde et à une conversion totale de notre manière de voir que nous invite Dieu. À travers Jésus, il veut modeler notre âme, la rétablir dans sa dignité première, et l’élever à la plus haute sainteté. Les Béatitudes expriment donc ce « programme divin », comme un sculpteur nous expliquerait les caractéristiques de son style, son projet pour chacune des statues qu’il doit encore réaliser. C’est ainsi que les a lues sainte Élisabeth de la Trinité :

« Comment satisfaire les besoins du regard de Dieu, sinon en se tenant simplement et amoureusement tourné vers lui afin qu’il puisse refléter sa propre image, comme le soleil se reflète au travers d’un pur cristal ? ‘’Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance’’ (Gn 1, 26) : tel fut le grand vouloir du Cœur de notre Dieu. Sans la ressemblance qui vient de la grâce, la damnation éternelle nous attend. Dès que Dieu nous voit habiles à recevoir sa grâce, sa bonté libre est prête à nous donner le don qui nous donne sa ressemblance. Notre aptitude à recevoir sa grâce dépend de l’intégrité intérieure avec laquelle nous nous mouvons vers lui. Et Dieu, nous apportant ses dons, peut alors se donner lui-même, nous imprimer sa ressemblance, nous absoudre et nous délivrer ».[1]

Revenons au Christ qui prêche sur la montagne : son regard pénètre nos cœurs, au-delà des apparences, et vient rétablir la vérité dans l’intérieur de l’homme. Qui regardait-Il en prononçant ses Béatitudes ? Il était certes entouré de bien des miséreux venus quémander un miracle, et il voulait enseigner la compassion à ses disciples : « Heureux ceux qui pleurent… ». Mais surtout, Jésus regarde son Père, lui que saint Jean décrit comme « le Fils unique qui était tourné vers le sein du Père » (Jn 1). Dans ce passage, pour la première fois dans l’histoire de la Révélation, il découvre l’être profond de Dieu que Moïse ne pouvait pas voir sans mourir, le cœur brûlant d’amour du Père qui est aussi le sien. En effet, le cœur de Dieu est pauvre car il est amour tout tourné vers le don, il est par excellence doux, compassionné, assoiffé de justice, miséricordieux, pur, pacifique et persécuté pour la justice en la personne de Jésus.

C’est pourquoi ceux dont les cœurs ressemblent à celui de Dieu sont dits bienheureux car ils sont en communion avec lui et partagent, dès ici et pour toujours, son héritage. Les Béatitudes ne sont pas une simple morale portée à son paroxysme – même si elles englobent cet aspect – elles sont un appel à entrer dans la manière d’être de Dieu pour y trouver notre bonheur.

Mais on peut aussi penser que Jésus décrivait, tout simplement, sa Mère : une âme exceptionnelle qu’il avait lui-même formée et admirée pendant de longues années à Nazareth, et qu’il propose comme modèle à ses disciples. Marie est en effet la véritable pauvre de cœur, qui a conscience d’avoir tout reçu de son Seigneur, s’en déclarant l’esclave à l’Annonciation. Elle s’en remet pleinement à lui lors des noces de Cana : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le… » (Jn 2, 5). Son Magnificat exprime le même renversement des valeurs de ce monde (« Il élève les humbles (…) Il comble de biens les affamés (…) »). En communiant à la Passion de Jésus, plus que nulle autre, elle est celle qui pleure, heureuse en même temps de le voir accomplir la volonté du Père, et consolée au-delà de tout à la Résurrection. Sa douceur est palpable dans la vie de l’Église, fléchissant notre histoire par sa présence maternelle. Elle n’a d’autre faim spirituelle que de faire aimer son Fils, et d’autre soif que le salut des âmes, par le moyen de cet amour lui-même : elle est rassasiée au Ciel de voir tant d’enfants la rejoindre. Mère de miséricorde, Dieu l’envoie dans les situations les plus désespérées : même le plus grand pécheur, en rébellion contre Dieu, le Christ et son Église, a été autrefois un petit enfant blotti contre sa mère… et que dire de sa pureté de cœur, de son œuvre pour la paix, des incompréhensions qu’elle a vécues par amour pour son Fils ?

C’est pourquoi les Béatitudes constituent comme un « programme de sainteté » que nous voyons déjà réalisé en Marie, et de façon moins parfaite dans tous les saints de l’histoire, comme l’affirme le Catéchisme :

« Les béatitudes dépeignent le visage de Jésus-Christ et en décrivent la charité ; elles expriment la vocation des fidèles associés à la gloire de sa Passion et de sa Résurrection ; elles éclairent les actions et les attitudes caractéristiques de la vie chrétienne ; elles sont les promesses paradoxales qui soutiennent l’espérance dans les tribulations ; elles annoncent les bénédictions et les récompenses déjà obscurément acquises aux disciples ; elles sont inaugurées dans la vie de la Vierge Marie et de tous les saints ».[2]

Jésus décrit donc, par les Béatitudes, la sainteté qui l’habite, et celle de ses disciples. Notons un détail sur la présence de ceux-ci : la voix du Seigneur, ce jour-là, ne pouvait pas porter très loin ; ce sont ses disciples, « qui s’approchèrent de lui » (v.1), qui transmirent son enseignement. Pas seulement à la foule présente en Galilée, mais à toutes les générations successives de chrétiens, d’âge en âge. La voix du Christ résonne à travers les siècles, proclamant les Béatitudes, grâce à la voix de l’Église… et les exemples des saints continuent à nous offrir une illustration vivante de son programme. C’est la raison pour laquelle certains Pères ont vu dans la montagne, choisie par le Seigneur comme promontoire pour sa proclamation, non seulement une évocation du Sinaï, mais aussi une préfiguration de l’Église. Ainsi le saint évêque Chromace d’Aquilée (mort en 409) :

« Cette montagne sur laquelle le Seigneur a donné les bénédictions à ses disciples préfigurait l’Église, comparable à une montagne pour cette raison que sa vie est dans les hauteurs ; comme une haute montagne, elle rabaissera la terre, à savoir la conduite terrestre, écrasée non sous la charge de la pierre, mais sous le poids de la sainteté ».[3]

Insistons sur cette réalisation des Béatitudes en des hommes concrets, dans notre histoire : voilà bien la réponse la plus convaincante contre l’accusation si courante d’un Jésus « idéaliste », tenant un discours très beau mais complètement irréalisable… Écouter aujourd’hui les Béatitudes, ce n’est pas fuir les dures exigences de la réalité, ou chercher une consolation bon marché, c’est au contraire sortir des mentalités mondaines – la plaine – pour monter à la suite du Christ et écouter ses orientations fondamentales ; c’est entrer dans une perspective plus large que la seule perspective humaine ; c’est mettre ses propres pas dans le chemin plus large de l’Église, et savoir où l’on va… Quitte à se diriger, comme le Christ, à contre-courant de notre monde.

Lorsque l’Église reconnaît la sainteté de l’un de ses fils, par une canonisation, elle imite son Maître et proclame elle aussi des Béatitudes paradoxales… Un exemple récent nous a été offert par la vie de mère Teresa de Calcutta, qui les a réalisées au pied de la lettre. Il y a plus d’un siècle, Paul Verlaine exprimait son admiration pour une figure semblable, celle de saint Benoît-Joseph Labre (+1783), le « saint vagabond », patron des SDF et toujours en pèlerinage d’un sanctuaire à l’autre… Le poète écrivait à l’occasion de sa canonisation :

Comme l’Église est bonne en ce siècle de haine,
D’orgueil et d’avarice et de tous les péchés,
D’exalter aujourd’hui le caché des cachés,
Le doux entre les doux à l’ignorance humaine…[4]

Mais les Béatitudes ne sont pas réservées à une petite élite de saints canonisés : le Christ entraîne chacun d’entre nous à sa suite, et nous donne de vivre quotidiennement l’une ou l’autre. S’il proclame solennellement les Béatitudes, c’est précisément pour faire apparaître une réalité cachée, que le monde ne peut connaître : « Voyez quelle manifestation d’amour le Père nous a donnée pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes ! Si le monde ne nous connaît pas, c’est qu’il ne l’a pas connu. » (1Jn 3, 1) Autour de nous, si nous sommes attentifs, nous pouvons recevoir d’innombrables témoignages de cet esprit des Béatitudes. Le cardinal Newman l’exprimait bien :

« Il existe un monde intérieur, dans lequel pénètrent ceux qui s’approchent du Christ, bien que, pour le commun des mortels, ils semblent être les mêmes qu’auparavant. Dans la société du monde, ils occupent les mêmes places ; leurs fonctions, leurs manières, leurs allées et venues sont les mêmes. […] Mais, s’ils ont bu au calice du Christ et goûté le pain de sa table avec sincérité, il n’en est plus pour eux comme dans le temps passé. Un changement s’est effectué en eux, dont ils ne se rendent pas compte, sauf pour ses résultats ».[5]

On croit parfois que le Christ, par ses Béatitudes, invite à se résigner aux misères présentes pour espérer une récompense finale, un ciel qui passera l’éponge sur les injustices de ce monde. Rien n’est plus faux : certes, le Royaume s’accomplira pleinement lorsque notre histoire se sera achevée, et que nous pourrons « voir Dieu » ; mais cela nous conduit aujourd’hui à un engagement plus profond au service de nos frères, dans les méandres de notre histoire, exactement comme le Christ et son Église prennent toujours soin des hommes qui les entourent. Le pape Benoît XVI, qui a écrit une encyclique (Spe Salvi) sur ce thème, présentait ainsi la relation entre justice présente et consolation à venir, en mentionnant une œuvre de charité très concrète :

« Cette justice et cette béatitude se réalisent dans le ‘’Royaume des cieux’’, ou ‘’Royaume de Dieu’’, qui s’accomplira à la fin des temps mais qui est déjà présent dans l’histoire. Là où les pauvres sont consolés et admis au banquet de la vie, là se manifeste déjà maintenant la justice de Dieu. Telle est la tâche que les disciples du Seigneur sont appelés à accomplir dans la société actuelle également. Je pense au foyer de la Caritas de Rome, à la gare de Termini que j’ai visitée ce matin : j’encourage de tout cœur ceux qui travaillent dans cette institution pleine de mérite et ceux qui, dans le monde entier, s’engagent gratuitement dans des œuvres de justice et d’amour similaires ».[6]

Les Béatitudes ne sont donc pas une promesse gratuite à la manière de celles que font les politiciens : elles sont une réalité vécue dès aujourd’hui dans l’Église autour de nous et entre nous, et elles nous invitent à changer notre vie chaque jour, en ayant le regard de l’âme tendu vers l’accomplissement de notre espérance. Leur vrai rôle dans notre vie est bien décrit par le Catéchisme :

« La béatitude promise nous place devant les choix moraux décisifs. Elle nous invite à purifier notre cœur de ses instincts mauvais et à rechercher l’amour de Dieu par-dessus tout. Elle nous enseigne que le vrai bonheur ne réside ni dans la richesse ou le bien-être, ni dans la gloire humaine ou le pouvoir, ni dans aucune œuvre humaine, si utile soit-elle, comme les sciences, les techniques et les arts, ni dans aucune créature, mais en Dieu seul, source de tout bien et de tout amour ».[7]

Très concrètement, nous pourrons essayer cette semaine d’avoir un cœur semblable à celui du Christ en choisissant de mettre en œuvre un trait particulier des Béatitudes : avoir un cœur de pauvre qui attend tout de Dieu et de l’autre, un cœur doux qui traite l’autre avec délicatesse même lorsqu’il est lui-même blessé, qui se laisse toucher et déranger par la souffrance d’autrui, qui cherche la justice, qui pardonne, qui essaie de voir le bien et ce qui élève, qui ne répond pas à l’agression ou à l’insulte  et n’entretient pas les querelles.

Nous sommes donc invités à faire le choix, jour après jour, de suivre le Christ sur cette montagne qu’est l’Église ; nous fuyons l’esprit du monde qui voudrait nous maintenir dans le confort et la médiocrité. Des souffrances apparaissent alors dans notre vie ? Ne nous voilons pas la face : un bon nombre seraient présentes, même si nous n’avions pas emprunté ce chemin ; et sans le Christ, elles deviendraient insupportables. Au contraire, lorsque notre cœur rejoint son Cœur, et qu’il entend de lui ces Béatitudes extraordinaires, tout prend un sens nouveau, et nulle larme n’est plus perdue… Le cardinal Newman nous exhortait ainsi :

« Accepte donc ton sort, âme chrétienne, soupèse-le bien et apprends à l’aimer. Si tu appartiens au Christ, tu découvriras qu’après tout, malgré ce que s’imagine le monde, même à notre époque, la souffrance, dans un sens particulier, est le sort de ceux qui s’offrent comme serviteurs du Roi des douleurs ».[8]

Reprenons la prière de saint Benoît-Joseph Labre, cette « icône vivante » de l’esprit des Béatitudes, qui supplie le Seigneur pour les vivre en plénitude :

« Mon Dieu, accordez-moi, pour vous aimer, trois cœurs en un seul.

Le premier, pour vous, pur et ardent comme une flamme, me tenant continuellement en votre Présence et me faisant désirer parler de vous, agir pour vous, et, surtout, accueillir avec patience les épreuves qu’il me sera donné de devoir surmonter au cours de ma vie.

Le second, tendre et fraternel envers le prochain, me portant à étancher sa soif spirituelle en lui confiant votre Parole, en étant votre témoin comme en priant pour lui. Que ce cœur soit bon pour ceux qui s’éloignent de vous, et plus particulièrement encore s’ils me rejettent ; qu’il s’élève vers vous, vous implorant de les éclairer afin qu’ils parviennent à se libérer des filets du chasseur. Qu’il soit, enfin, plein de compassion pour celles et ceux qui ont quitté ce monde dans l’espérance de vous voir face à face.

Le troisième, de bronze, rigoureux pour moi-même, me rendant vainqueur des pièges de la chair, me gardera de tout amour-propre, me délivrera de l’entêtement, me poussera à l’abstinence et m’incitera à me défier du péché. Car je sais que plus je maîtriserai les séductions de la nature, plus grand sera le bonheur dont vous me comblerez dans l’éternité. Amen. »[9]

 


[1] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p. 112.

[2] Catéchisme de l’Église catholique, nº 1717, disponible ici.

[3] Saint Chromace d’Aquilée, Sermon 1 sur saint Matthieu, SC 154, Cerf, 1969. Voir la suite du sermon : « Veux-tu la preuve que la montagne est vraiment la figure de l’Église ? Écoute la divine Écriture : Qui montera sur la montagne du Seigneur, ou qui se tiendra dans son saint lieu ? (Ps 24, 3). Ce n’est sûrement pas d’une quelconque montagne terrestre qu’elle pouvait dire : Qui montera sur la montagne du Seigneur ? alors que pareilles montagnes terrestres, non seulement les hommes, mais même les bêtes sauvages peuvent les gravir. Elle parle proprement de la montagne du Seigneur, de la montagne du ciel, à savoir, la sainte Église ; à ses sommets de foi et de vie céleste n’atteignent que les bienheureux ; et on gravit une telle montagne, non par les efforts du corps, mais par la foi de l’âme intérieure.

Demeurons donc toujours sur cette montagne par l’élévation de notre foi, par une conduite selon l’esprit, pour mériter de recevoir du Seigneur les bénédictions de l’évangile, dans lesquelles il est dit : Bienheureux, vous les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à vous (Mt 5, 3 ss). Sont pauvres en esprit ceux que ne gonfle aucun orgueil d’inspiration diabolique, aucune enflure de méchanceté, mais qui gardent avec la foi l’humilité de l’esprit ; certainement aussi sont pauvres en esprit, ceux qui se gardent des richesses du monde. »

[4] C’est à l’occasion de la canonisation de Benoît-Joseph Labre, le 8 décembre 1881 par Pie IX, que Verlaine lui a dédié ce poème dans son recueil « Souvenirs » :

Comme l’Église est bonne en ce siècle de haine,
D’orgueil et d’avarice et de tous les péchés,
D’exalter aujourd’hui le caché des cachés,
Le doux entre les doux à l’ignorance humaine

Et le mortifié sans pair que la foi mène,
Saignant de pénitence et blanc d’extase, chez
Les peuples et les saints, qui, tous sens détachés,
Fit de la pauvreté son épouse et sa reine,

Comme un autre Alexis, comme un autre François,
Et fut le pauvre affreux, angélique, à la fois
Pratiquant la douceur, l’horreur de l’Évangile !

Et pour ainsi montrer au monde qu’il a tort
Et que les pieds crus d’or et d’argent sont d’argile,
Comme l’Église est tendre et que Jésus est fort !

[5] John Henry Card. Newman, Pensées sur l’Église, Cerf 1956, p. 299.

[7] Catéchisme de l’Eglise catholique, nº 1723, disponible ici.

[8] John Henry Card. Newman, Pensées sur l’Église, Cerf 1956, p. 299.

[9] « Prière des Trois Cœurs », disponible ici.


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