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Méditation

1. Les miracles et la foi

Le comportement des Pharisiens dans l’Évangile nous paraît scandaleux : comment peuvent-ils nier le miracle qui s’est accompli avec une telle évidence, presque sous leurs yeux ? L’ancien aveugle a beau décrire le plus concrètement possible l’événement qui s’est produit, rien n’y fait. Dans l’Évangile de Jean, les signes de Jésus sont ainsi une pierre d’achoppement, avec deux possibilités : soit ils entraînent l’adhésion de foi comme à Cana : « Tel fut le premier des signes de Jésus (…) il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jean 2, 11), soit ils provoquent l’opposition, l’endurcissement du cœur qui conduit à rejeter le Christ.

Ainsi, de façon paradoxale, c’est notamment à cause de ses miracles que les puissants condamneront Jésus à la croix : ils ne pouvaient supporter la voix de leur propre conscience. Jésus sera rejeté par les hommes comme l’aveugle est jeté dehors par les pharisiens après sa guérison. Ce paradoxe est exprimé par Jésus lui-même dans l’Évangile d’aujourd’hui, en utilisant le vocabulaire prophétique (cf. Is 42,16) : « C’est pour un discernement que je suis venu en ce monde : pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jn 9, 39).

Cela nous amène à réfléchir à l’intervention concrète de Dieu dans nos vies.

Le rôle des miracles d’abord : nous ne pouvons douter de leur réalité, dans l’Évangile comme dans la vie de l’Église aujourd’hui, mais notre foi doit-elle se fonder sur eux ? D’un côté, ces phénomènes nous incitent à croire, ils suscitent notre ouverture à l’action du Dieu Tout-Puissant, ils nous le montrent à l’œuvre dans le monde. Mais d’un autre côté notre foi reste libre, et Jésus veut que nous adhérions à sa personne plutôt qu’aux signes qui nous conduisent à lui. Peut-être avons-nous assisté un jour à un véritable miracle ? Si c’est le cas, quelle conversion, quel bouleversement intérieur cela a-t-il occasionné chez nous ?  Les miracles sont un moyen hors du commun de rencontrer Dieu, dans la mesure où nous sommes ouverts pour le reconnaître à travers eux. Pascal, dans son grand projet d’apologétique que sont les Pensées, a profondément réfléchi sur cette réalité :

« Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont pas de telle nature qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants, mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres, mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale pour le moins l’évidence du contraire, de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne la pas suivre, et ainsi ce ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur. Et par ce moyen il y a assez d’évidence pour condamner, et non assez pour convaincre, afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent c’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu’en ceux qui la fuient c’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir.  »[1]

Viennent ensuite les signes de Dieu dans notre vie. Dieu est un bon pédagogue qui sait offrir à chacun d’entre nous, de façon adaptée, les signes qui conviennent pour notre croissance dans la foi : sommes-nous capables de reconnaître ces signes, qu’il s’agisse de guérisons naturelles, d’événements providentiels, de rencontres, de paroles ? Croyons-nous que Jésus puisse intervenir concrètement dans nos vies ou bien attribuons-nous ces faits au « hasard » ? Y voyons-nous une occasion de reconnaître joyeusement la présence du Christ, de changer notre regard sur Dieu, sur nous-mêmes, sur les autres ? Croyons-nous qu’il puisse et qu’il veuille changer nos cœurs ou répétons-nous avec la « sagesse » populaire ces fausses vérités : « on ne change pas », « on est comme on est » ?

Il existe enfin tant de réalités auxquelles nous sommes habitués et qui sont, elles aussi, des signes discrets de la Providence vis-à-vis de nous : la santé, les merveilles de la création, la vie de l’Église, les relations humaines que nous tissons, notre histoire personnelle… Le Catéchisme explique bien la nature de la foi et sa relation avec les signes extérieurs :

« Le motif de croire n’est pas le fait que les vérités révélées apparaissent comme vraies et intelligibles à la lumière de notre raison naturelle. Nous croyons à cause de l’autorité de Dieu même qui révèle et qui ne peut ni se tromper ni nous tromper. Néanmoins, pour que l’hommage de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés des preuves extérieures de sa Révélation. C’est ainsi que les miracles du Christ et des saints, les prophéties, la propagation et la sainteté de l’Église, sa fécondité et sa stabilité sont des signes certains de la Révélation, adaptés à l’intelligence de tous, des motifs de crédibilité qui montrent que l’assentiment de la foi n’est nullement un mouvement aveugle de l’esprit ».[2]

Enfin, rappelons-nous que les miracles les plus grands sont les plus cachés : ceux qui s’accomplissent dans le secret de l’âme. C’est ainsi que Jésus en parlait à sœur Faustine Kolwalska :

« Écrit et parle de ma Miséricorde. Dis aux âmes qu’elles doivent chercher consolation au Tribunal de la Miséricorde. C’est là que se réalisent et se renouvellent sans cesse les plus grands miracles. Point n’est besoin, pour obtenir ce miracle de faire de lointains pèlerinages, ni de faire étalage d’un quelconque cérémonial ; il suffit de se jeter avec foi aux pieds de mon représentant, de lui dire sa misère et le miracle de la Miséricorde divine se manifestera dans toute son ampleur. Même si cette âme était déjà comme un cadavre en décomposition, et même si humainement parlant il n’y avait plus aucun espoir de réanimation, même si tout semblait perdu, il n’en est pas ainsi, avec Dieu : le miracle de la Miséricorde divine restaurera cette âme dans toute son intégrité. Ô malheureux, qui ne profitez pas maintenant de ce miracle de la Miséricorde divine, en vain vous appellerez, il sera trop tard ! »[3]

2. La nouvelle création

Considérons quelques signes que Jésus accomplit dans l’Évangile de Jean : à Cana, il vient au secours des mariés qui n’ont plus de vin (Jn 2) ; en Samarie, il convertit une femme pécheresse (Jn 4) ; au bord du lac, il multiplie les pains (Jn 6) ; à Jérusalem, il guérit un paralytique (Jn 5) et un aveugle-né (Jn 9), … Dans tous ces cas, il est le visage de Dieu qui se penche sur les affligés, les nécessiteux, les défigurés : toutes ces situations-limites l’atteignent dans son cœur et il ne peut rester indifférent. En sa personne, c’est Dieu qui se penche sur la création et veut la bénir (le mariage à Cana), la libérer du péché (la Samaritaine) et de la nécessité (les affamés), la redresser dans sa dignité (les deux guérisons). Nous y voyons la grande compassion de son Cœur, si sensible à la vie des hommes. Les Pères ont ainsi souvent mis en parallèle cette action de Jésus, le Verbe incarné, avec l’œuvre du Créateur. Saint Jean Chrysostome, par exemple, voit dans le geste si étrange de Jésus, qui forme de la boue avec sa salive pour l’appliquer sur les yeux de l’aveugle, une réplique de l’acte créateur qui tire l’homme de l’argile du sol (Gn 2) :

« Lorsqu’il eut affaire à l’aveugle-né, ce ne fut plus par une parole, mais par un acte, qu’il lui rendit la vue : il en agit de la sorte non sans raison ni au hasard, mais afin de faire connaître la main de Dieu qui, au commencement, avait modelé l’homme. Et c’est pourquoi, comme les disciples lui demandaient par la faute de qui, de lui-même ou de ses parents, cet homme était né aveugle, le Seigneur déclara : ‘Ni lui n’a péché, ni ses parents, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui.’ Ces ‘œuvres de Dieu’ sont le modelage de l’homme, car c’est bien par un acte qu’il avait effectué ce modelage, selon ce que dit l’Écriture : ‘Et Dieu prit du limon de la terre, et il modela l’homme.’ C’est pour cela que le Seigneur cracha à terre, fit de la boue et en enduisit les yeux de l’aveugle, montrant par-là de quelle façon avait eu lieu le modelage originel et, pour ceux qui étaient capables de comprendre, manifestant la main de Dieu par laquelle l’homme avait été modelé à partir du limon. »[4]

Nous imaginons souvent Dieu comme un grand horloger qui aurait conçu une mécanique parfaite et l’aurait abandonnée à son sort : c’est la vision philosophique des « Lumières » qui oublient la paternité divine. Au contraire, l’Évangile de l’aveugle-né nous montre que Dieu accompagne à chaque instant sa création, qu’il la soutient et la redresse lorsqu’elle est défigurée. En Jésus, Dieu « sort » à la rencontre de l’homme, lui rend sa dignité comme en une nouvelle création, pour l’inviter de nouveau à la communion avec lui. Saint Jean Chrysostome poursuit ainsi :

« Car ce que le Verbe artisan avait omis de modeler dans le sein maternel, il l’accomplit au grand jour, ‘afin que les œuvres de Dieu fussent manifestées en lui’, et pour que nous ne cherchions plus ni une autre main par laquelle aurait été modelé l’homme, ni un autre Père, sachant que la main de Dieu qui nous a modelés au commencement et nous modèle dans le sein maternel, cette même main, dans les derniers temps, nous a recherchés quand nous étions perdus, a recouvré sa brebis perdue, l’a chargée sur ses épaules et l’a réintégrée avec allégresse dans le troupeau de la vie »[5].

Jésus montre dans cet Évangile qu’il est celui par qui l’homme peut passer des ténèbres à la lumière, mais il affirme aussi que ce salut a un coût. Alors que l’aveugle entre dans la lumière, le Christ, lui, annonce qu’il doit faire pour nous le chemin inverse de la lumière aux ténèbres de la mort : « Il nous faut réaliser l’action de celui qui m’a envoyé pendant qu’il fait encore jour. Déjà la nuit approche… » (Jn 9, 4). Savons-nous lui en être reconnaissants ? Nous pouvons reprendre à notre compte cette belle prière anonyme :

Dieu de tendresse et de pitié,
Pour qui la nuit comme le jour est lumière,
Fais-moi passer de la pénombre de mes doutes à la splendeur de ta vérité,
De la confusion obscure de mes désirs à la limpidité apaisante de ta volonté,
De l’aveuglement de mon cœur, à la transparence de ton dessein d’amour.
Dans la nuit informe du néant tu as prononcé mon nom
Et tu m’as guidée vers la clarté de l’existence.
Viens aujourd’hui dissiper les ténèbres de mon cœur de pèlerin fourbu qui t’a cherché dès l’aube
Et veut marcher vers ton jour.
Donne-moi d’accepter que le crépuscule recouvre peu à peu les contours de l’homme ancien,
Afin qu’au point du jour, je sois trouvée fidèle à ma place de veilleur, annonçant lumineuse l’imminence de ton règne.

3. La conversion à la lumière

En un très bref espace de temps, l’aveugle-né accomplit un itinéraire stupéfiant : le mendiant méprisé par la société rencontre Jésus comme guérisseur, le découvre comme prophète, et enfin l’adore comme Seigneur. Nos catéchumènes adultes suivent souvent une évolution similaire et nous sommes émerveillés par le récit de leur conversion. Dans ce cas, pourquoi est-il nécessaire que saint Paul nous invite à rejeter les activités des ténèbres ? Tout simplement parce que la conversion n’est jamais accomplie une fois pour toutes. Nous le constatons chaque jour : notre cécité a bien été guérie par le Christ, mais notre vue est étrangement défaillante… La vie du chrétien ressemble à celle du peuple élu, entre la foi et la rébellion, la joie du salut et l’amertume du péché, comme le décrit le Pape François :

« Parce qu’il est fidèle, Dieu est lumière, en lui point de ténèbres (1 Jn 1, 5). De la part du peuple, au contraire, alternent des moments de lumière et de ténèbres, de fidélité et d’infidélité, d’obéissance et de rébellion ; moments de peuple pèlerin et moments de peuple errant. Dans notre histoire personnelle aussi, alternent des moments lumineux et obscurs, lumières et ombres. Si nous aimons Dieu et nos frères, nous marchons dans la lumière, mais si notre cœur se ferme, si l’orgueil, le mensonge, la recherche de notre intérêt propre dominent en nous, alors les ténèbres descendent en nous et autour de nous. Celui qui a de la haine contre son frère – écrit l’apôtre Jean – est dans les ténèbres : il marche dans les ténèbres, sans savoir où il va, parce que les ténèbres l’ont rendu aveugle (1 Jn 2, 11). Peuple en marche, mais peuple pèlerin qui ne veut pas être peuple errant. »[6]

Selon ces paroles, c’est le regard que nous portons sur nos frères qui révèle la lumière ou les ténèbres qui habitent notre cœur. Mais aujourd’hui, ce regard est de plus en plus déformé par les moyens de communication modernes ; et comme à l’époque de Paul, les cultures qui entourent nos communautés chrétiennes sont à l’opposé des valeurs évangéliques. Comment regardons-nous nos frères ? Nos critères sont-ils ceux de l’efficacité, de l’apparence, de l’argent ?

Une conversion de notre regard est nécessaire, comme dans la première lecture où le Seigneur éduque le prophète Samuel : « Dieu ne regarde pas comme les hommes, car les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur. » (1Sam 16, 7).

 Il y a aussi une nouveauté dans notre monde médiatique : tout est spectacle, tout tend à se faire à la vue de tous, et les derniers films, jeux et actualités nous présentent les pires violences et turpitudes dans l’acquiescement général : violences, pornographie, intrusion dans la vie privée des personnes, etc. Paul écrivait quant à lui : « Ce que ces gens-là font en cachette, on a honte d’en parler. » (Ep 5, 12) Quel sens de la pudeur aujourd’hui ? Nous ne pouvons pas exposer ingénument notre âme aux spectacles licencieux et violents qui pullulent dans notre société : elle n’en sortira pas indemne. Notre situation ressemble à celle décrite par Tertullien :

« Les païens, chez qui ne réside pas la plénitude de la vérité, parce qu’ils n’ont pas le Dieu qui enseigne la vérité, jugent du bien et du mal d’après leur fantaisie et leur caprice, appelant bien ce qu’hier ils appelaient mal, et mal ce qu’hier ils appelaient bien. […] Chez lui, [un homme] ferme les oreilles de sa fille à toute parole impure, puis il la conduit aux discours et aux gestes dissolus du théâtre ; sur les places publiques, il apaise et condamne les querelles ; dans le stade, il applaudit aux sanglantes meurtrissures des athlètes. À l’aspect du cadavre d’un homme qu’a enlevé une mort naturelle, il frémit d’horreur ; dans l’amphithéâtre, il repaît avidement ses yeux du spectacle d’un corps déchiré, mis en pièces et nageant dans son sang ».[7]

Le temps de Carême est un bon moment pour prendre conscience de ces activités des ténèbres, et de rechercher ce qui est capable de plaire au Seigneur : un véritable chemin de conversion, qui passe par l’ascèse de nos divertissements. Serions-nous capables de nous priver quelques jours de la télévision et de connexion internet ? Si la réponse est négative, un signal d’alarme devrait s’allumer quant à notre santé spirituelle… C’est une exigence pour devenir de vrais apôtres, purs et convaincants, dont le monde a tant besoin aujourd’hui.

Le pape Benoît XVI expliquait ce thème à la fin du synode sur la nouvelle évangélisation. Il prenait appui sur la guérison d’un autre aveugle dans l’Évangile, pour commenter cette transformation intérieure et nous offrir une belle prière de saint Clément :

« Chers frères et sœurs, Bartimée, ayant retrouvé la vue par Jésus, se joignit au groupe des disciples, parmi lesquels se trouvaient certainement d’autres qui, comme lui, avaient été guéris par le Maître. Ainsi sont les nouveaux évangélisateurs : des personnes qui ont fait l’expérience d’être guéries par Dieu, par l’intermédiaire de Jésus Christ. Et leur caractéristique est la joie du cœur, qui dit avec le psalmiste : ‘’Merveilles que fit pour nous le Seigneur, nous étions dans la joie !’’ (Ps 125, 3). Nous aussi, aujourd’hui, nous nous tournons vers le Seigneur Jésus, Redemptor hominis et Lumen gentium, avec une joyeuse reconnaissance, faisant nôtre une prière de saint Clément d’Alexandrie :

‘’Jusqu’à maintenant, j’ai erré dans l’espérance de trouver Dieu, mais puisque tu m’illumines, ô Seigneur, je trouve Dieu par toi, et je reçois le Père de toi, je deviens ton cohéritier, puisque tu n’as pas eu honte de m’avoir comme frère. Effaçons donc, effaçons l’oubli de la vérité, l’ignorance : et enlevant les ténèbres qui, comme un brouillard pour les yeux, nous empêchent de voir, contemplons le vrai Dieu ; car une lumière du ciel a brillé sur nous qui étions plongés dans les ténèbres et prisonniers de l’ombre de la mort, [une lumière] plus pure que le soleil, plus douce que la vie d’ici-bas’’ (Protreptique, 113, 2-114, 1). Amen ».[8]

 


[1] Blaise Pascal, Pensées, n° 564 (Brunschvicg).

[2] Catéchisme de l’Église catholique, no 156.

[3] Sainte Faustine (Héléna Kolwaska), Petit Journal, disponible ici, no 1447.

[4] Saint Jean Chrysostome, Adversus Haereses, V, 15, 2. SC 153 p. 203.

[5] Saint Jean Chrysostome, Adversus Haereses, V, 15, 2. SC 153 p. 207.

[6] Pape François, Homélie pour la messe de Noël 2013.

[7] Tertullien, Contre les spectacles, XXI.


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