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Méditation : du dépouillement à la gloire

1. L’appel d’Abraham : dépouillement et promesse

En ce début de Carême, il nous est bon de contempler la vocation d’Abraham. Pour notre père dans la foi, tout a commencé par cette Parole entendue avec surprise : « Quitte ton pays et la maison de ton père ». Abraham, bien que riche, était déjà assez éprouvé intérieurement : la mort qui rôde dans la famille, la stérilité de sa femme (Gn 11), etc. Son dépouillement spirituel se révèle par son obéissance et il part vers l’inconnu, « dans le pays que je te montrerai », sans autre sécurité que cette voix intérieure, et le miroitement d’une postérité lointaine. Notre montée vers Pâques ressemble à son chemin dans la foi :  elle doit être l’occasion de dire adieu à nos sécurités humaines, d’accepter l’inconnu auquel Dieu nous invite, en attendant avec confiance la lumière de Pâques… « Pèlerinage » est le mot qui décrit le mieux toute notre existence, dans le clair-obscur de la foi, sur les traces d’Abraham et de tous les croyants après lui. C’est notre baptême qui marque le début de ce chemin comme le décrit saint Césaire d’Arles :

« ‘Quitte, dit le Seigneur, ta terre, ta parenté et la maison de ton père.’ Tout cela, frères, s’est accompli en nous par le sacrement de baptême : à la fois nous le croyons et nous l’expérimentons. Notre terre, c’est notre chair ; nous sortons comme il convient de notre terre quand, abandonnant les habitudes charnelles, nous nous attachons aux pas du Christ. Ne te semble-t-il pas, pour ainsi dire, heureusement quitter sa terre, c’est à dire lui-même, l’orgueilleux devenu humble, le coléreux devenu patient, le débauché devenu chaste, l’avare devenu généreux, l’envieux devenu bienveillant, le cruel devenu doux ? Oui, frères, il quitte heureusement sa terre celui qui est ainsi transformé par l’amour de Dieu. »[1]

De plus, Abraham est un exemple d’obéissance humble : il se met en route sans poser de question, comme lorsqu’il devra aller immoler son fils (Gn 22). Si souvent dans notre vie spirituelle, lorsque nous sommes surpris par la tournure que prennent les événements, nous nous mettons à poser tant de questions ! Nous voulons savoir, comprendre les intentions de Dieu, être rassurés par avance. Saint François de Sales, ce grand directeur d’âmes, savait la valeur de l’obéissance en silence et écrivait :

« Le pauvre Abraham va sans répliquer. Hé ! Seigneur, ne pouvait-il pas bien dire, vous me dites que je sorte de la ville, mais dites-moi donc, s’il vous plaît, de quel côté je sortirai, car il y a diverses portes et conduisant en divers lieux. Il ne dit pas un mot, ainsi s’en alla où l’Esprit le portait, sans regarder en point de façon. Vais-je bien ou mal ? Pourquoi, à quelle intention Dieu m’a-t-il fait ce commandement si courtement qu’il ne m’a pas seulement marqué le chemin par lequel il veut que je marche ? — Oh certes, le vrai obéissant ne fait point tous ces discours, il se met seulement en besogne sans s’enquérir d’autre chose que d’obéir ».[2]

Mais la promesse faite à Abraham dépasse de loin l’exigence du départ. Dieu lui impose un « arrachement » en vue d’un « enrichissement » au-delà de toute mesure : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre ». La difficulté du chemin, avec ses lourdeurs quotidiennes et tant d’événements déroutants, ne doit pas nous faire oublier la grandeur du terme, la « patrie bienheureuse » qui nous attend et où toute fatigue sera oubliée. Les quelques joies naturelles qui viennent récompenser, de temps en temps, nos patients efforts, ne sont-elles pas le signe de la joie plénière dont notre Père céleste veut nous combler ? C’est pourquoi saint Césaire continue :

« ‘Puis viens, dit le Seigneur, dans la terre que je te montrerai.’ C’est bien certain : nous viendrons alors avec joie vers la terre que le Seigneur nous montre, si nous repoussons d’abord de notre terre, c’est-à-dire de notre chair, avec son aide, les vices et les péchés. »[3]

Dépouillement et promesse : un dépouillement nécessaire pour que notre cœur puisse accueillir la promesse qui se réalisera au-delà de nos attentes limitées ; une joie promise qui viendra consoler et combler tout l’espace creusé en nous par le dépouillement. C’est ce que la Lettre aux Hébreux loue chez nos Pères dans la foi : « C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’ont vu et salué de loin, et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre » (Heb 11, 13).

Nous pouvons alors supplier le Seigneur de bien vivre ce temps de Carême :

En ce temps de Carême, inspire-moi ce double mouvement, Seigneur : que je sache me détacher de ce qui me retient loin de toi ; que je sache regarder vers le terme, vers cette Patrie que tu me promets. Tu nous as appelés pour une plus grande fécondité dans la foi, à l’image d’Abraham : que nous sachions accueillir cet appel et nous mettre en chemin chaque jour.

2. La Transfiguration dans notre vie

Accueillir la gloire

De nouveau, joignons-nous au groupe des trois disciples que Jésus mène au Thabor. Quelle surprise que cette expérience ! Ils ne s’attendaient pas à une telle manifestation de gloire ; ils n’auraient jamais osé la demander, ils s’en seraient sentis indignes ; surtout ils découvrent un Christ encore plus admirable et fascinant que ce qu’ils imaginaient jusque-là, au point que cela les effraie… Et pourtant Jésus leur offre cette expérience, gratuitement, sans prévenir, et sans rien attendre d’eux en retour tout en les rassurant affectueusement. De même pour nous : le Seigneur est intervenu dans nos vies, nous révélant fugacement sa gloire ou nous donnant de vivre une expérience plus profonde.

Comme saint Pierre dans sa deuxième lettre, nous pouvons remonter à ces expériences fondatrices pour affirmer : « Cette voix, nous, nous l’avons entendue ; elle venait du Ciel, nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2P 1, 15). Cette voix est mystérieuse mais claire dans notre vie : l’appel à une vocation consacrée, une rencontre importante avec une personne sainte, un événement peut-être douloureux qui m’a amené à découvrir l’essentiel, ou encore une expérience de prière qui m’a marqué profondément… Tant de moments où la présence de Jésus glorieux s’est imposée à moi et m’a subjugué.

Mais dans notre cheminement ordinaire, nous sommes parfois bien préoccupés par notre itinéraire spirituel, notre exercice des vertus et notre effort ascétique, surtout en cette période de Carême ; nos regards ont tendance à s’attacher ici-bas à notre petit monde, et la tristesse de notre médiocrité – voire de notre péché – n’est pas loin. Parce que nos propres forces ne seront jamais suffisantes pour suivre le Christ.

Et pourtant Jésus continue à nous emmener sur la montagne ; à l’improviste, il nous offre ces dons spirituels que nous n’osions même plus demander : le don de la contemplation, la charité effective, une illumination particulière pour notre labeur apostolique… Sans aucun mérite de notre part. Simplement parce que le Seigneur nous aime, qu’il nous rejoint là où nous sommes, qu’il veut nous faire partager son bonheur de communion avec le Père. Recevoir la gloire : n’est-ce pas ce que Jésus est venu nous enseigner ? N’est-ce pas le but de toute notre vie chrétienne d’être finalement pleinement introduits dans la gloire de Dieu ?

Au milieu des multiples obligations légitimes que nous remplissons, restons-nous toujours dans la plaine ou prenons-nous le temps de gravir la montagne avec Jésus pour entrer régulièrement en contemplation et en adoration et pour recevoir les signes de sa présence glorieuse ?

Nous devons, en effet, demander avec insistance d’être admis au Thabor, et de pénétrer dans les secrets du Cœur du Christ. Recevons donc d’un poète, Paul Claudel, une invitation à entrer dans cette scène évangélique si impressionnante :

Montons au Thabor avec lui : Jésus est mûr.
L’hostie va être un instant élevée, voici le centre des saints mystères.
L’Homme parfait dans le Christ atteint sa parfaite figure,
Et ses pieds comme d’eux-mêmes se séparent de la terre ;
Les temps sont venus que Dieu enfin couronne sa création toute entière. [4]

Tenir bon

Le Christ amène ainsi chacun à faire l’expérience du Thabor. Pourquoi ? Parce que notre chemin, comme le sien, passe par le Calvaire ; et dans les moments difficiles où la croix s’abat sur nos vies, c’est l’espérance de la gloire qui nous maintient fidèles. Nos expériences de la Transfiguration, si elles sont authentiques, nourrissent en nous la foi qui nous dévoile l’inattendu : la croix que nous voudrions rejeter est une bénédiction, elle est le chemin pour aller vers le Père.

Mais pourquoi cette expérience de gloire n’est-elle pas plus vive dans notre vie ? Pourquoi l’oublions-nous si facilement ? Pourquoi la cherchons-nous dans d’autres citernes vides qui ne peuvent étancher notre soif de voir Dieu ? Peut-être sommes-nous comme saint Pierre dans la scène évangélique : nous ne savons pas comment accueillir correctement ce don. Nous voudrions vivre toujours dans la claire vision de la gloire de Dieu, en nous trompant de bonheur : en un mot, nous ne sommes pas vraiment dociles à l’Esprit Saint. C’est ce que le pape François dénonçait dans une homélie :

« Également parmi nous se manifeste une telle résistance à l’Esprit Saint. Plus encore, pour le dire clairement, l’Esprit Saint nous dérange. Parce qu’il nous pousse — a-t-il expliqué — il nous fait marcher, il pousse l’Église à aller de l’avant. Et nous sommes comme Pierre lors de la Transfiguration : ‘Ah, qu’il est beau d’être ici tous ensemble !’ Mais qu’il ne nous dérange pas. Nous voulons que l’Esprit Saint nous endorme. Nous voulons domestiquer l’Esprit Saint. Et cela ne va pas. Parce qu’il est Dieu et c’est lui ce vent qui va et qui vient, sans que l’on sache d’où. C’est la force de Dieu ; c’est ce qui nous donne le réconfort et la force d’aller de l’avant. Mais aller de l’avant ! Et cela nous dérange. Le confort est plus agréable. »[5]

Sachons donc remercier le Seigneur pour toutes les expériences de communion entre nous, de lumière dans la prière, d’enthousiasme et de succès dans la mission : il nous les donne dans sa bonté, comme autant de petites montées au Thabor.

Mais sachons aussi redescendre et rendre au Seigneur toute la gloire, prendre notre modeste place dans l’œuvre commune, et accepter humblement les croix de chaque jour. Comment y parvenir ? En demandant une grâce que le pape François nous décrit :

« Ne pas opposer de résistance à l’Esprit Saint : telle est la grâce que je voudrais que nous demandions tous au Seigneur ; la docilité à l’Esprit Saint, à cet Esprit qui vient à nous et nous fait aller de l’avant sur la route de la sainteté, cette sainteté si belle de l’Église. La grâce de la docilité à l’Esprit Saint. »[6]

Une très belle prière du bienheureux Newman pourra nous aider pour méditer tous ces thèmes : l’attraction de la lumière du Thabor, l’arrachement à la vie passée comme Abraham, et la décision de suivre la vocation. C’est son fameux poème Lead, Kindly Light, dont voici une traduction :

Conduis-moi, douce lumière, parmi l’obscurité qui m’environne, conduis-moi !
La nuit est sombre, et je suis loin du foyer, conduis-moi !
Garde mes pas ; je ne demande pas à voir
Les scènes éloignées : un seul pas est assez pour moi

Je n’ai pas toujours été ainsi : je n’ai pas toujours prié que tu me conduises ;
J’aimais choisir et voir mon chemin, mais maintenant conduis-moi.
J’aimais le jour éclatant, et, malgré mes craintes,
L’orgueil dominait mon vouloir : ne te souviens pas des années passées.

Aussi longtemps que ta puissance m’a béni, aussi longtemps elle me conduira encore,
À travers landes et marécages, rochers et torrents, jusqu’à ce que la nuit s’achève
Et qu’avec ce matin sourient ces visages angéliques
Que j’ai longtemps aimés et perdus pour une heure.[7]


[1] Césaire d’Arles, Sermons sur l’Écriture, nº 81, SC 447 p. 91.

[2] Saint François de Sales, Douzième entretien (de la vertu d’obéissance), disponible ici.

[3] Césaire d’Arles, Sermons sur l’Écriture, nº 81, SC 447 pp. 93.

[4] Paul Claudel, la Transfiguration, dans Corona Benignitatis Anni Dei, NRF pp. 154-156. Le texte continue ainsi :

« Ce qui est vêtement devient comme de la neige, ce qui est chair brille comme de la lumière.
La loi et les prophètes aussitôt apparaissent en sa présence.

Comme l’iris où ne manque pas le soleil, et le Fils quand voici le Père :
« Tu es mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis ma complaisance. »

Lisons-nous qu’à ce moment notre frère nous ait été changé ?
Son visage, ses yeux, – son cœur ; ses pieds que nous avons touchés ?
Rien n’est changé dans le Christ, mais tout est transfiguré.
La figure pleinement répond à la chose figurée.

C’est nous-mêmes pour toujours ! C’est notre corps même et c’est notre mesure !
C’est le fils de Marie et de Joseph, et c’est
Où bat le cœur en qui un seul Jésus est fait d’une double nature
La deuxième Personne de la Trinité qui dit au Père ce qu’il est.

Ô paroxysme avec Dieu de la parole du Thabor !
Un seul instant, et ce qui passe avec Jésus a passé.
L’homme naturellement passe à son auteur sans la mort,
Un seul instant, et l’homme passe à ce qui n’a pas commencé !

Silence et vaste abandon de la terre qui est quitte et dépouillée !
Et soleil fixe au ciel de ce dur jour où je suis né.
Ô petit astre créateur, terrible à la chair créée,
Quand tout le ciel et la terre se montrent en leur évidente vacuité.

Que m’importent la terre et le monde, et tout ce remplissage de fables ?

Quand Dieu est là et que je suis spéculateur du fait.
Je sais que ce n’est point ma nuit,
C’est le jour qui est véritable.

C’est l’infirme soleil en moi qui veut naître de ce qui est. »

[7] John Card. Henry Newman, Lead, Kindly Light, dans Louis Bouyer, Newman : Sa vie sa spiritualité, Paris, Éditions Cerf, 2009.


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