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Si l’Évangile nous présente Jésus en prise avec Satan, c’est non seulement pour nous montrer son œuvre de libération, mais pour nous encourager et nous enseigner comment livrer la même bataille. Nous méditerons donc sur la dynamique des trois tentations, puis sur la liberté qui nous est donnée grâce à la victoire du Christ ; enfin nous essaierons de l’imiter dans notre vie.

 1. La dynamique des trois tentations de Jésus

Jésus face au diable… une scène insolite qui nous pose bien des questions. Mais saint Paul, dans la deuxième lecture, nous offre une clef conceptuelle pour y entrer : Jésus, vrai homme partageant tout de notre condition, a voulu vaincre le péché et Satan ; il est allé l’affronter là où Adam s’était laissé entraîner dans l’esclavage, hors de la volonté du seul Maître bienveillant, notre Père qui est aux cieux. Les tentations de Jésus révèlent la dynamique de toute tentation, elles sont présentées sous trois aspects qui synthétisent pédagogiquement toutes les formes possibles de chute. Selon saint Grégoire le Grand, ce sont les trois catégories de fautes dans lesquelles le serpent au Paradis avait entraîné Adam :

« L’ennemi de toujours se dressa contre le premier homme, notre père, par une triple tentation : il le tenta par la gourmandise, par la vaine gloire et par la cupidité. Or en le tentant il triompha de lui, car il se l’assujettit en le faisant consentir. Il le tenta de gourmandise lorsqu’il lui montra le fruit défendu et l’engagea à le manger. Il le tenta de vaine gloire en lui disant : ‘Vous serez comme des dieux’. Il le tenta par une cupidité de haut vol en lui disant : ‘Vous saurez le bien et le mal’. Car il est une cupidité de grandeur et pas seulement d’argent. […] Le diable a donc entraîné notre père à l’orgueil en le poussant à la cupidité des grandeurs. »[1]

Aujourd’hui, nous parlerions de péché de sensualité, de vanité et d’orgueil : ce sont les trois formes que prend en nous l’égoïsme qui nous fait rejeter Dieu et choisir le mal. Il est bon pour nous d’en prendre conscience en contemplant la scène de la Genèse. N’essayons pas de nier la présence de ces vices en notre vie, n’ayons pas la témérité de nier l’existence du Diable : il serait le premier à s’en frotter les mains… Faisons donc un examen sincère, et découvrons la présence du mal ; la tradition catéchétique nous y aide en nommant les péchés capitaux :

« Les vices peuvent être rangés d’après les vertus qu’ils contrarient, ou encore rattachés aux péchés capitaux que l’expérience chrétienne a distingués à la suite de saint Jean Cassien et de saint Grégoire le Grand. Ils sont appelés capitaux parce qu’ils sont générateurs d’autres péchés, d’autres vices. Ce sont l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’impureté, la gourmandise, la paresse ou acédie ».[2]

Aujourd’hui les trois grandes tentations de l’Évangile sont pour chacun de nous une réalité : où en sommes-nous dans notre combat contre le désir de jouissance sensuelle et matérielle, contre l’aspiration à être reconnu, célébré, placé au-dessus des autres ; contre la tentation de déterminer par nous-mêmes ce qui est bien et bon sans nous référer à Dieu ?

Pour affronter ces ennemis redoutables, Jésus nous montre au désert la « stratégie » et l’attitude qui portent à la victoire : le chemin de l’humilité et de l’obéissance. En contemplant notre frère aîné, le Christ, dans son combat contre Satan, l’espérance nous revient, nous qui sommes de la chair d’Adam et portons ses blessures. Le règne de l’ennemi a été renversé de la même manière qu’il s’était établi, comme l’explique de nouveau saint Grégoire le grand :

« Mais, de la même manière dont il [Satan] avait terrassé le premier homme, de la même manière, face au second Adam, il eut le dessous. Il le tente par la gourmandise, lorsqu’il lui dit : ‘Dis que ces pierres deviennent des pains’. Il le tente par la vaine gloire, lorsqu’il lui dit : ‘Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’en haut’. Il le tente par la cupidité des grandeurs, lorsqu’il lui montre tous les royaumes de la terre, en lui disant : ‘Tout cela, je te le donnerai, si tu te prosternes à mes pieds et si tu m’adores’. Mais, de la manière même dont il se glorifie d’avoir vaincu le premier homme, il est vaincu par le second ; ainsi il sortirait vaincu de notre cœur par le chemin même par lequel il s’y était introduit pour nous assujettir. »[3]

C’est ainsi que la gratitude naît dans notre cœur pour une telle victoire :

Merci, Seigneur, d’avoir vaincu pour moi le démon et le mal ; merci d’avoir vaincu la mort en t’y livrant sur la croix. C’est ton amour qui vainc le péché, c’est notre péché qui cause ta mort en croix et c’est ta Résurrection qui nous réconcilie avec le Père. Enseigne-nous cette obéissance dans l’amour, cette humilité d’avoir toujours recours à la volonté du Père ; éloigne de nous toute tentation de jouissance effrénée, de vanité ridicule, d’orgueil monstrueux. Libérés enfin de tout mal, porte-nous à la maison du Père.

2. La liberté ou le pain ?

Jésus, en affrontant le démon, n’a pas seulement agi comme Fils de Dieu, ou comme exemple pour le combat chrétien : il nous a aussi montré la dignité de l’homme et sa vocation la plus haute. Satan, en profitant de son état de faiblesse, voulait le réduire à rechercher la satisfaction de besoins matériels, par l’image des pierres transformées en pains. Ce faisant, Jésus aurait abdiqué sa liberté souveraine et recherché un bien égoïste, en se détournant de la volonté de son Père. En répliquant, à la suite du Deutéronome, que « l’homme ne vit pas seulement de pain » (Dt 8, 3), il a défendu notre vraie liberté comme hommes appelés à une vocation divine.

C’est ce qui a le plus marqué un grand écrivain comme Dostoïevski : dans la Légende du Grand Inquisiteur, une partie du roman Les frères Karamazov, il imagine que Jésus, revenu sur terre pendant le Moyen Âge, est mis en prison par le grand Inquisiteur. Il lui reproche de ne pas avoir changé les pierres en pain, et donc d’être insensible à la misère matérielle : Jésus serait une sorte de rêveur idéaliste loin de la préoccupation principale de l’humanité, le pain ; sous prétexte de ne pas asservir l’homme à ses miracles, Il aurait refusé une solution que tous désirent. Pourquoi Jésus a-t-il défendu si âprement la liberté ? Voici l’apostrophe de l’Inquisiteur, qui étonne par son actualité :

« Mais tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, et tu as refusé, estimant qu’elle était incompatible avec l’obéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu qu’au nom de ce pain terrestre, l’Esprit de la terre s’insurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en s’écriant : ‘Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel ?’ [Ap 13, 4] Des siècles passeront et l’humanité proclamera par la bouche des savants et de ses sages qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché ; qu’il n’y a que des affamés. ‘Nourris-les, et alors exige d’eux qu’ils soient vertueux !’ Voilà ce qu’on inscrira sur l’étendard de la révolte qui abattra ton temple. A sa place, un nouvel édifice s’élèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première ; mais tu aurais pu épargner aux hommes cette nouvelle tentative et mille ans de souffrance. »[4]

En fait, Jésus a bien voulu nous donner le pain : il ne méprise pas le pain terrestre, il l’a même multiplié à l’occasion, et son Église fait tellement dans le monde pour soulager la misère humaine, comme lui-même pendant sa vie publique. Mais il va beaucoup plus loin en nous offrant le pain surnaturel, l’Eucharistie. Voici la nourriture dont nous avons vraiment besoin : non pas une liberté autonome, qui rejette Dieu, mais la vie divine que nous communique l’Eucharistie pour choisir la volonté de Dieu. Alors notre vie spirituelle s’approfondit et notre liberté humaine grandit, libérée des entraves du péché, élevée par l’amour divin, comme l’exprime si bien la liturgie de ce dimanche :

« Le pain que nous avons reçu de toi, Seigneur notre Dieu, a renouvelé nos cœurs : il nourrit la foi, fait grandir l’espérance et donne la force d’aimer ; apprends-nous à toujours avoir faim du Christ, seul pain vivant et vrai, et à vivre de toute parole qui sort de ta bouche. Par Jésus, le Christ notre Seigneur ».[5]

3. Une tentation subtile dans notre vie : l’acédie

Jésus a voulu que le récit de ses tentations au désert parvienne jusqu’à nous : il a voulu que nous contemplions sa lutte contre le démon et la manière dont il l’a finalement vaincu. Cela constitue une aide précieuse pour notre vie personnelle, où nous sommes confrontés aux tentations de sensualité, de vanité et d’orgueil ; mais cela nous éclaire aussi sur la vie de l’Église. Tout ce que Jésus a vécu dans son humanité pendant sa vie terrestre, nous sommes appelés à le vivre comme membres de l’Église. Or les tentations qui nous guettent dans la vie ecclésiale sont multiples ; nous n’en évoquerons qu’une, l’acédie.

Dans sa première exhortation apostolique (Evangelii Gaudium, la joie de l’Évangile), le pape François a voulu décrire de façon détaillée les tentations des agents pastoraux : le pessimisme, la mondanité, la guerre entre nous, etc. En particulier, il s’est penché sur l’acédie qui nous guette tous, laïcs ou prêtres. Une bonne définition de ce terme nous est donnée par saint Jean Climaque, un moine syrien mort en 649 :

« Nous disons donc que l’acédie est un relâchement d’esprit, une langueur de l’âme, un dégoût des exercices de la vie religieuse, une certaine aversion pour la sainte profession qu’on a embrassée, une louangeuse imprudente des choses du siècle, et une calomniatrice insolente de la bonté et de la clémence de Dieu ; elle rend l’âme froide et glacée dans la chant des divins cantiques, faible et languissante dans la prière, diligente et infatigable dans les travaux et dans les exercices extérieurs, feinte et dissimulée dans l’obéissance ».[6]

Le pape François nous offre une description plus actuelle des manifestations de l’acédie dans l’Église :

« Aujourd’hui, par exemple, il est devenu très difficile de trouver des catéchistes formés pour les paroisses et qui persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années. Mais quelque chose de semblable arrive avec les prêtres, qui se préoccupent avec obsession de leur temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait que les personnes éprouvent le besoin impérieux de préserver leurs espaces d’autonomie, comme si un engagement d’évangélisation était un venin dangereux au lieu d’être une réponse joyeuse à l’amour de Dieu qui nous convoque à la mission et nous rend complets et féconds. »[7]

Reconnaissons-le : nous sommes très préoccupés par notre petit nid douillet, par notre organisation personnelle qui se transforme rapidement en train-train quotidien bien confortable. Nous perdons facilement le souci de la Parole de Dieu, le désir d’être dérangés par sa volonté. De multiples difficultés se présentent alors sur le chemin, et l’apostolat comporte de nombreuses croix ; nous voudrions volontiers changer ces pierres en pain, comme dans la première tentation de Jésus. Ce pain plus savoureux que sont nos satisfactions humaines, nos succès mondains, ce qui flatte notre caractère personnel. Mais sommes-nous vraiment heureux ? Petit à petit, nous acceptons la défaite et capitulons devant les tâches de l’évangélisation, et nous nous contentons d’une vie spirituelle et d’un ministère routinier et médiocre…

« … ainsi prend forme la plus grande menace, c’est le triste pragmatisme de la vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment tout arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère dans la mesquinerie[8].

La psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de musée, se développe. Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes, ils vivent la tentation constante de s’attacher à une tristesse douceâtre, sans espérance, qui envahit leur cœur comme ‘le plus précieux des élixirs du démon’ (Bernanos). Appelés à éclairer et à communiquer la vie, ils se laissent finalement séduire par des choses qui engendrent seulement obscurité et lassitude intérieure, et qui affaiblissent le dynamisme apostolique. Pour tout cela je me permets d’insister : ne nous laissons pas voler la joie de l’évangélisation ! [9]

L’attitude de Jésus nous enseigne comment vaincre cette tentation : en cherchant avant tout la volonté de Dieu, en acceptant son dessein sur notre vie et sur l’Église, et en retrouvant la joie de l’Évangile par une générosité renouvelée dans notre vocation. Il s’agit de prendre conscience du cercle vicieux qui nous aspire vers le bas, de le briser par le pouvoir du Christ, et de vivre dans un « cercle vertueux » à sa suite. Un grand classique de la vie spirituelle, « L’Imitation de Jésus-Christ », nous offre une leçon dans ce sens, pleine de sagesse :

« Un homme qui flottait souvent, plein d’anxiété, entre la crainte et l’espérance, étant un jour accablé de tristesse, entra dans une église ; et, se prosternant devant un autel pour prier, il disait et redisait en lui-même : Oh ! si je savais que je dusse persévérer ! Aussitôt il entendit intérieurement cette divine réponse : Si vous le saviez, que voudriez-vous faire ? Faites maintenant ce que vous feriez alors, et vous jouirez de la paix. Consolé à l’instant même et fortifié, il s’abandonna sans réserve à la volonté de Dieu et ses agitations cessèrent. Il ne voulut point rechercher avec curiosité ce qui lui arriverait dans l’avenir ; mais il s’appliqua uniquement à connaître la volonté de Dieu et ce qui lui plaît davantage, afin de commencer et d’achever tout ce qui est bien ».[10]

Imitons cet exemple, et nous pourrons alors prier de nouveau le psaume de la messe :

« Rends-moi la joie d’être sauvé ; que l’esprit généreux me soutienne. Seigneur, ouvre mes lèvres, et et ma bouche annoncera ta louange ». (Ps 51, 14-15).

[1] Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, XVI 2 (SC 485, livre I, p. 351).

[2] Catéchisme de l’Église catholique, nº 1866, disponible ici.

[3] Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, XVI 2 (SC 485, livre I, p. 353).

[4] Dostoïevski, Les frères Karamazov, Pléiade, pp. 273-274.

[5] Prière après la communion de la messe du 1er dimanche de Carême.

[6] Saint Jean Climaque, Echelle sainte, treizième degré.

[7] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, no 81, disponible ici.

[8] Le pape François cite ici le pape Benoît XVI.

[9] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, n° 83, disponible ici.

[10] L’Imitation de Jésus-Christ, livre I, chap. 25.


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