lecture

La scène du Jugement universel… Une scène grandiose et très impressionnante, où nous entendons la voix solennelle du Christ, et que nos aînés dans la foi ont aimé à représenter sur les tympans des cathédrales, pour l’offrir à la méditation des foules. Ces artistes médiévaux rejoignaient l’intention de l’évangéliste Matthieu, qui place ce discours en conclusion de tout l’enseignement de Jésus, alors même que sa Passion va commencer. Tout y est dit, tout y est dévoilé, il ne nous reste qu’à parcourir une à une ses vérités spirituelles: le Royaume, la charité, le jugement.

Royaume

Le Christ qui trône en majesté et instaure un jugement universel: combien de catéchistes osent aujourd’hui transmettre cette image de Jésus? La modernité a rendu la figure du roi désuète, sans parler du dénigrement courant de l’autorité. Par ailleurs, comment soutenir une telle prétention universelle dans une société à la fois déchristianisée et mondialisée, qui compte de multiples référents et où chacun a ses maîtres et ses idéaux parfois très différents de ceux du christianisme? Le Christ peut-il être le Roi de tous?

On voudrait volontiers aujourd’hui reléguer la royauté du Christ aux sacristies: Jésus serait bien le Roi de chacune de nos vies personnelles mais cela n’aurait-il aucune conséquence sur la société, le sens de l’histoire, la culture? Saint Paul, en deuxième lecture, nous rappelait que «tout sera mis sous le pouvoir du Fils» (1Co 15,28): comment pourrions-nous exclure de ce «tout» des pans entiers de la création et de l’humanité alors que tout converge vers le Christ? Le Concile Vatican II voyait au contraire, dans la royauté du Christ, une invitation à l’engagement des laïcs:

«Le Christ, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort et pour cela même ayant été exalté par le Père (cf. Ph 2, 8-9), est entré dans la gloire de son Royaume; à lui, tout est soumis, en attendant que lui-même se soumette à son Père avec toute la création, afin que Dieu soit tout en tous (cf. 1 Co 15, 27-28). Ce pouvoir, il l’a communiqué à ses disciples pour qu’ils soient eux aussi établis dans la liberté royale, pour qu’ils arrachent au péché son empire en eux-mêmes par leur abnégation et la sainteté de leur vie (cf. Rm 6, 12), bien mieux, pour que, servant le Christ également dans les autres, ils puissent, dans l’humilité et la patience, conduire leurs frères jusqu’au Roi dont les serviteurs sont eux-mêmes des rois. En effet, le Seigneur désire étendre son règne également avec le concours des fidèles laïcs; son règne qui est règne de vérité et de vie, règne de sainteté et de grâce, règne de justice, d’amour et de paix, règne où la création elle-même sera affranchie de l’esclavage de la corruption pour connaître la liberté glorieuse des fils de Dieu (cf. Rm 8, 21). Grande vraiment est la promesse, grand le commandement donné aux disciples: “Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu” (1 Co 3, 23).»[1]

Par le baptême, nous sommes tous faits prêtre, prophète et roi, c’est à dire que là où nous sommes placés par la Providence, nous exerçons, par délégation, la royauté du Christ. Nous avons à soumettre la terre (Gn 1). Non pas à la dominer tyranniquement, mais à la ramener avec douceur vers le cœur du Père. Ai-je conscience que le Père compte sur moi pour lui ramener ceux qu’il place sur mon chemin, pour lui consacrer mon travail, mes engagements, ceux qui m’entourent? Ai-je à cœur de remplir cette mission, ou bien est-ce que je préfère me fondre dans la masse et garder ce trésor pour moi?

Il revient aux personnes consacrées d’indiquer où se trouve l’essentiel de ce Royaume, de donner la priorité au règne du Christ dans l’intimité des cœurs, dans la communion fraternelle. Les vœux de pauvreté, chasteté, obéissance, qu’elles prononcent sont le signe de la primauté du règne du Christ dans leur vie. Non pas pour exclure les réalités profanes de sa «domination universelle», mais pour témoigner de ce qui est premier – «cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice», et montrer à leurs frères comment ce règne s’étend par la conversion intérieure. En témoigne ces notes du cardinal Daniélou dans son journal:

«Bien voir qu’il s’agit du règne intérieur de Jésus sur les cœurs, que c’est là ce qu’il cherche: des cœurs qui vient à lui. Que c’est là la seule chose que nous devons chercher avec lui: à établir son règne dans notre cœur et dans le cœur des autres. Bien voir que c’est là un ordre à part, l’ordre véritable. Et que c’est le seul dont j’ai à me soucier, comme étant consacré aux choses de Dieu. C’est proprement le domaine spirituel. Le reste, l’opinion, la richesse, l’art, la science, ce sont choses inutiles en soi, c’est la frêle corolle qui recouvre l’iris en bouton et tombe, desséchée, quand il s’épanouit. Ainsi ne pas laisser mon regard s’arrêter sur cela, qui n’importe aucunement. Agir purement par amour, ne regardant que Dieu à qui seul j’aurai des comptes à rendre. Le reste, ma personnalité humaine, qui subsiste encore, que j’en sois tout détaché; et peu à peu il se consumera dans l’amour.»[2]

Charité

Le Christ, ce dimanche, veut nous montrer clairement les conséquences ultimes de notre attitude intérieure face à cette charité concrète que Dieu nous offre sans cesse de vivre. Reprenons l’argument décisif du jugement, qu’il affirme solennellement par deux fois:

«Amen je vous le dis, chaque fois que vous [ne] l’avez [pas] fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous [ne] l’avez [pas] fait» (Mt 25,40.45).

Jésus opère une «double fusion» radicale: il unit sa personne à celle des pauvres; il lie étroitement notre attitude à son égard avec notre union à Dieu. En d’autres termes, notre amour pour nos frères est le test infaillible de notre amour réel pour Dieu. Dieu est amour et plus nous sommes avancés dans la connaissance et dans la vie d’union avec Dieu, plus son amour rayonne en nous car nous lui devenons peu à peu semblables. Si nous ne sommes pas capables de cet amour fraternel, c’est que l’amour du Christ ne s’est pas encore vraiment emparé de notre cœur.

Cette «double fusion» n’est possible que parce qu’il est vrai homme et vrai Dieu, notre Seigneur qui s’est incarné pour se faire notre frère. Sinon, comment un manquement de charité pourrait-il entraîner la condamnation éternelle ? La surprise qu’exprime la parabole, celle des élus comme celle des réprouvés, souligne la nouveauté d’un tel message. Nous ferions bien d’être frappés, encore aujourd’hui, par sa radicalité.

Le Christ est tellement explicite dans sa description de la charité qu’il est à peine nécessaire d’y revenir. Soulignons cependant que l’Église, face à ces demandes pressantes du Christ, ne se limite pas aux «œuvres de miséricorde» corporelles, ce qui serait une lecture superficielle de la parabole, mais comprend aussi les «œuvres de miséricorde» spirituelles, comme le décrit le Catéchisme:

«Les œuvres de miséricorde sont les actions charitables par lesquelles nous venons en aide à notre prochain dans ses nécessités corporelles et spirituelles. Instruire, conseiller, consoler, conforter sont des œuvres de miséricorde spirituelle, comme pardonner et supporter avec patience. Les œuvres de miséricorde corporelle consistent notamment à nourrir les affamés, loger les sans-logis, vêtir les déguenillés, visiter les malades et les prisonniers, ensevelir les morts (cf. Mt 25, 31-46). Parmi ces gestes, l’aumône faite aux pauvres est un des principaux témoignages de la charité fraternelle : elle est aussi une pratique de justice qui plaît à Dieu (cf. Mt 6, 2-4).»[3]

Les Pères de l’Église, fidèles à l’Évangile, ont beaucoup insisté sur cette aide que nous devons apporter aux pauvres. Saint Pierre Chrysologue, par exemple, écrivait au Ve siècle cette invitation émouvante:

«Si donc nous jeûnons, frères, mettons l’équivalent de nos repas dans la main d’un pauvre; la main du pauvre conserve à notre profit ce que notre estomac a voulu perdre. La main du pauvre est le sein d’Abraham. Tout ce qu’un pauvre a reçu y est promptement mis en réserve. La main du pauvre est le trésor du ciel; ce qu’elle a recueilli, elle le met en réserve dans le ciel pour que cela ne soit pas perdu sur la terre. Amassez-vous des trésors dans le ciel, dit l’évangile (Mt 6,20). La main du pauvre est la chambre au trésor du Christ, car tout ce qu’un pauvre a reçu, c’est le Christ qui le reçoit. Donne donc, ô homme, la terre au pauvre et tu recevras le ciel; donne-lui ta monnaie et tu recevras le Royaume; donne une miette et tu recevras le pain entier. Donne au pauvre, c’est un cadeau que tu te fais à toi-même. Tout ce que tu as donné à un pauvre, c’est toi qui le possèdes. Ce que tu ne lui as pas donné, un autre l’aura.»[4]

Jugement

Notre monde entretient avec le jugement un rapport ambivalent. D’un côté la société réclame de plus en plus souvent des comptes aux responsables administratifs et politiques; de l’autre, la conscience personnelle est anesthésiée et l’on se refuse à se reconnaître soi-même fautif et imparfait.

Les croyants eux aussi fuient volontiers le thème du jugement pour se rabattre immédiatement sur celui de la Miséricorde, sans bien le comprendre, car la miséricorde passe nécessairement par la reconnaissance du péché. C’est en effet pour que nous n’ayons pas à subir un jugement qui nous serait défavorable que la miséricorde nous est ouverte, car «la miséricorde se moque du jugement» (Jc 2, 13). Le cardinal Ratzinger nous rappelait ainsi dans une conférence importante:

«Le dernier élément central de toute véritable évangélisation est la vie éternelle. Aujourd’hui, nous devons annoncer notre foi avec une nouvelle vigueur, dans la vie quotidienne. Je me bornerai à ne citer ici qu’un aspect de la prédication de Jésus, qui est souvent négligé aujourd’hui: l’annonce du Royaume de Dieu est l’annonce d’un Dieu présent, d’un Dieu qui nous connaît et nous écoute; d’un Dieu qui entre dans l’histoire pour faire justice. Cette prédication est donc aussi l’annonce du jugement, l’annonce de notre responsabilité. L’homme ne peut pas faire uniquement ce qu’il veut. Il sera jugé. Il doit rendre compte. Cette certitude vaut pour les puissants comme pour les simples.»[5]

Les horreurs du siècle passé – et le mal qui continue à se répandre aujourd’hui – ne montrent-ils pas la nécessité d’un jugement, c’est-à-dire d’une mise au clair, dans la vérité, de ce qui n’est pas acceptable, et de sa purification? Le pape Benoît XVI, dans son encyclique sur l’espérance, a rappelé que le jugement est un «lieu d’apprentissage et d’exercice de l’espérance». Il écrivait par exemple:

«Le Jugement de Dieu est espérance, aussi bien parce qu’il est justice que parce qu’il est grâce. S’il était seulement grâce qui rend insignifiant tout ce qui est terrestre, Dieu resterait pour nous un débiteur de la réponse à la question concernant la justice – question décisive pour nous face à l’histoire et face à Dieu lui-même. S’il était pure justice, il ne pourrait être à la fin pour nous tous qu’un motif de peur. L’incarnation de Dieu dans le Christ a tellement lié l’une à l’autre – justice et grâce – que la justice est établie avec fermeté: nous attendons tous notre salut «dans la crainte de Dieu et en tremblant» (Ph 2, 12). Malgré cela, la grâce nous permet à tous d’espérer et d’aller pleins de confiance à la rencontre du Juge que nous connaissons comme notre «avocat» (parakletos) (cf. 1 Jn 2, 1).»[6]

Quelle est ma vision du Jugement dernier? Est-ce pour moi une perspective paisible et joyeuse à l’idée que toute injustice sera réparée, le mal désarmé et que le bien étendra définitivement son règne, ou cela me scandalise-t-il? Est-ce que je cherche chaque jour à grandir en sainteté, en m’appuyant sur la miséricorde de Dieu, afin que le jugement soit – pour moi et pour les autres – à la fois juste et clément?

Il nous faut donc prendre au sérieux l’avertissement solennel du Christ dans l’Évangile, et demander à l’Esprit Saint cette conversion intérieure qui nous permettra de vivre la charité en plénitude. Le Christ deviendra alors le vrai Roi de notre existence, et nous pourrons l’entendre nous accueillir pour le banquet de la vie éternelle, avec cet enthousiasme que lui prêtait saint Hippolyte au 3e siècle:

«Venez, vous qui avez aimé les pauvres et les étrangers. Venez, vous qui êtes restés fidèles à mon amour, car je suis l’amour. Venez, vous dont la paix a été la part d’élection, car je suis la paix. Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous. Vous n’avez pas honoré la richesse, mais fait l’aumône aux pauvres. Vous avez secouru les orphelins, aidé les veuves, donné à boire à ceux qui avaient soif et à manger à ceux qui avaient faim. Vous avez accueilli les étrangers, habillé ceux qui étaient nus, visité les malades, réconforté les prisonniers, apporté votre aide aux aveugles. Vous avez gardé intact le sceau de la foi et vous avez été prompts à vous rassembler dans les églises. Vous avez écouté mes Écritures et tant désiré entendre mes paroles. Vous avez observé ma loi le jour et la nuit et partagé mes souffrances comme de courageux soldats, pour trouver grâce devant moi, votre roi du ciel. Venez, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la création du monde. Voici que mon Royaume est préparé et mon ciel ouvert.»[7]


[1] Concile Vatican II, Lumen Gentium, nº36.

[2] Jean Daniélou SJ, Carnets spirituels, Cerf 1993, p. 261.

[3] Catéchisme, nº2447.

[4] Saint Pierre Chrysologue, cité par L’évangile selon Matthieu commenté par les Pères, Pères dans la foi, DDB, 1985, p.51.

[5] Cardinal Ratzinger, Conférence sur le thème de la Nouvelle Evangélisation, 10 décembre 2000, disponible ici.

[6] Benoît XVI, Spe Salvi, nº47.

[7] Saint Hippolyte de Rome, Traité sur la fin du monde, 43, GCS I, 2, 307 (Les Pères de l’Église commentent l’Evangile, Delhougne ed.), disponible ici.

 


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