lecture

L’église vient de se remplir pour cette nuit sainte, les retardataires cherchent encore une place, la célébration s’est ouverte par des chants et le silence se fait enfin pour les lectures. La voix d’Isaïe résonne, solennelle : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière… » Au milieu des ténèbres de ce monde, la lumière du Christ nous rassemble en tant qu’Église. Dans le monde entier, les familles sont tirées de leur vie ordinaire pour venir célébrer l’événement au milieu de la nuit ; les peuples relèvent la tête en écoutant la Bonne Nouvelle, et tous retiennent leur souffle : nous sommes libérés du « joug de l’oppression », nous annonce le prophète. Quelle oppression ? Saint Claude La Colombière nous l’explique :

« Voilà un grand jour qui commence à luire ; à la faveur de cette nouvelle clarté, nous allons sortir de l’état déplorable de notre ignorance : le Fils de Dieu vient au monde pour nous éclairer, et pour apprendre les voies de la sainteté à ceux qui sont touchés du désir de leur propre sanctification[1]. »

Nous sommes ignorants et aveugles aux réalités surnaturelles, exilés du Paradis à cause du péché originel, et nous ressemblons à ces bergers de l’évangile, avant l’intervention des anges, qui étaient engourdis par la torpeur d’une nuit épaisse. Le péché, la violence et l’égarement règnent en maîtres sur la terre, livrée au pouvoir du Prince de ce monde. La naissance de l’Enfant Jésus vient tout changer : il va nous ouvrir la porte du Ciel, parce qu’il en vient. La lumière de sa Parole va nous expliquer comment y accéder ; bien plus, il vient prendre dans sa chair tout notre péché pour « briser le bâton du tyran » (Is 9, 3).

Les images qu’utilisait Isaïe pour désigner la violence sont très actuelles : « les bottes qui frappent le sol », défilant devant les dictateurs modernes ; « les manteaux couverts de sang », dont les terroristes et les guerriers sauvages se drapent avec orgueil… Mais « les voilà tous brûlés, le feu les a dévorés » (Is 9, 4) : un feu dévorant vient d’apparaître sur terre, le Cœur du Christ qui sera vainqueur de tout mal. Le feu de la Miséricorde vient tout embraser. En contemplant l’Enfant, en connaissant son œuvre, nous répétons l’espérance du prophète : « Il fera cela, l’amour jaloux du Seigneur de l’univers ! » (v. 6.) En effet, dès la crèche, le Christ quémande notre amour :

« Il est venu comme un enfant, pour rompre notre superbe. Peut-être aurions-nous capitulé devant sa puissance, devant sa sagesse ; or, il ne veut pas notre capitulation, mais notre amour[2]. »

Approchons-nous des deux personnages qui entourent le nouveau-né, Marie et Joseph, et demandons-leur de nous introduire dans le mystère.

Témoins de l’invisible

Tout accouchement est un événement exceptionnel qui bouleverse la vie d’une famille, la santé d’une mère, l’assurance d’un père… L’Écriture s’en fait l’écho :

« La femme, sur le point d’accoucher, s’attriste parce que son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu’un homme soit venu au monde. » (Jn 16, 21)

Comment furent les couches de Marie ? Dans la douleur et l’angoisse ? Les opinions sont partagées, et l’évangile conserve une grande sobriété qui ne nous permet pas d’en savoir plus. Posons la question aux saints et à la liturgie. Saint Claude La Colombière nous introduit à la simplicité d’une contemplation toute pure :

« Au jour de Noël, j’ai considéré, avec un goût très délicieux et une vue fort claire, l’excellence des actes que la Sainte Vierge pratiqua à la naissance de son fils. J’ai admiré la pureté de ce cœur et de l’amour dont il brûle pour ce Divin Enfant : car rien de naturel n’en a gâté la sainteté et néanmoins, il a surpassé en ardeur et en tendresse tous les amours naturels de toutes les mères du monde. Il m’a semblé que je voyais les mouvements de ce cœur, et j’en étais ravi[3]. »

Les Pères de l’Église ont réfléchi sur la virginité de Marie, affirmée dans le Credo (« né de la Vierge Marie »). Saint Augustin insiste sur la triple virginité de la Mère de Dieu : « Elle était vierge lorsqu’elle l’a conçu, vierge lorsqu’elle l’a enfanté, vierge lorsqu’elle le portait dans ses entrailles devenues fécondes, vierge toujours (virgo perpetua)[4]. » Le commentde cette naissance exceptionnelle reste entouré d’un voile de mystère que le croyant doit respecter ; comme les anges, il est invité à se réjouir avec la Vierge qui est devenue la Mère de Dieu. La liturgie nous invite à cette attitude :

« Dans son amour pour les hommes, que ton Fils unique vienne à notre secours, Seigneur : puisque sa naissance n’a pas altéré, mais a consacré la virginité de sa mère, qu’il nous délivre aujourd’hui de nos péchés et te rende agréable cette offrande. Lui qui règne[5]… »

Saint Joseph nous aide lui aussi à entrer dans cette scène pleine de lumière. Au-delà des préoccupations pratiques du moment, et probablement inquiet pour la santé de Marie, il a dû ressentir fortement cette pauvreté humaine qui est notre lot commun. Humiliation de ne pouvoir offrir d’endroit plus digne au Fils de Dieu… Devant l’Enfant, il est un bel exemple de simplicité, que tant d’auteurs ont voulu imiter. Écoutons Fénelon :

« Je vous adore, enfant Jésus, nu et étendu dans la crèche. Je n’aime plus que votre enfance et votre pauvreté. Oh ! qui me donnera d’être aussi pauvre et aussi enfant que vous ? Ô sagesse éternelle, réduite à l’enfance, ôtez-moi ma sagesse vaine et présomptueuse et faites-moi enfant avec vous. Taisez-vous, sages de la terre ; je ne veux rien être, je ne veux rien savoir, je veux tout croire, je veux tout souffrir, je veux tout perdre jusqu’à mon propre jugement[6] ! »

C’est probablement Marie qui aura rassuré Joseph en ce moment difficile. Il s’est alors abandonné à la Providence divine, qu’il a peut-être ressentie en écoutant l’annonce des bergers : un beau réconfort dans son cheminement intérieur. Son rôle n’est pas à négliger dans l’histoire du salut : saint Luc lui accorde un certain protagonisme dans cette page d’évangile (« Joseph, lui aussi, monta de Galilée »), et souligne son ascendance royale.Le pape François nous le décrit ainsi :

« À côté de Marie, dans une attitude de protection de l’Enfant et de sa mère, se trouve saint Joseph. Il est généralement représenté avec un bâton à la main, et parfois même tenant une lampe. Saint Joseph joue un rôle très important dans la vie de Jésus et de Marie. Il est le gardien qui ne se lasse jamais de protéger sa famille. Quand Dieu l’avertira de la menace d’Hérode, il n’hésitera pas à voyager pour émigrer en Égypte (cf. Mt 2, 13-15). Et ce n’est qu’une fois le danger passé qu’il ramènera la famille à Nazareth, où il sera le premier éducateur de Jésus enfant et adolescent. Joseph portait dans son cœur le grand mystère qui enveloppait Jésus et Marie son épouse, et, en homme juste, il s’est toujours confié à la volonté de Dieu et l’a mise en pratique[7]. »

La liturgie, en reprenant le chant de Gloire des anges, nous montre elle aussi le chemin pour prendre notre place dans la scène de Bethléem. Ce qui convient le mieux à notre âme, projetée face à un moment aussi sacré, c’est surtout la louange et l’action de grâces. Les anges nous y invitent, et nous nous identifions volontiers aux bergers brutalement arrachés à leur quotidien pour participer à la fête céleste. Reprenons ces derniers mots d’une homélie de Benoît XVI pour Noël :

« Ainsi, au long des siècles, le chant des anges est devenu toujours de nouveau un chant d’amour et de joie, un chant de ceux qui aiment. En ce moment, nous nous associons pleins de gratitude à ce chant de tous les siècles, qui unit ciel et terre, anges et hommes. Oui, nous te rendons grâce pour ton immense gloire. Nous te remercions pour ton amour. Fais que nous devenions toujours plus des personnes qui aiment avec toi, et donc des personnes de paix. Amen[8]. »

L’Enfant règne dans l’Eucharistie

Deux millénaires après cette nuit sainte, nous pouvons découvrir comment l’œuvre du Christ se réalise. L’Enfant vient régner, convertir les peuples, séduire les âmes : avec persévérance et amour, inlassablement, malgré nos refus. Comment ? Par une présence aussi cachée qu’à Bethléem : celle de l’Eucharistie. C’est pour la célébrer que nous sommes rassemblés dans l’église pendant la nuit sainte ; c’est dans l’hostie consacrée que nous pouvons adorer l’Enfant, tout aussi présent parmi nous qu’à Bethléem en cette nuit-là. À chaque messe, l’Enfant naît de nouveau, se donne pour notre salut et affermit un peu plus le « trône de David », cette nouvelle souveraineté sur les cœurs. Une mystique portugaise, la bienheureuse Alexandrina, reçut un jour cette révélation de Jésus :

« Je suis né dans la crèche de ton cœur, ma fille. C’est l’Époux qui vient vers son épouse… Reine d’amour, comme je suis bien ici. La crèche que tu m’offres n’est pas grossière comme celle de Bethléem : elle est douce de tes vertus. Dans ta crèche, je ne sens pas la rigueur du froid ; j’y suis réchauffé par l’amour le plus pur et le plus brûlant. Tu es mon étoile, étoile qui guide le monde, comme l’étoile qui alors a guidé les Mages dans leur route vers Bethléem. Dis à tous, ma fille, à ceux qui ont soin de toi, à ceux qui te sont chers, qui t’aiment et qui sont autour de toi, que je leur donne l’abondance de mes grâces, une ondée de mon amour divin, une place toute particulière dans mon divin Cœur, ainsi que la promesse du Ciel[9]… »

Beaucoup de Pères ont ainsi souligné deux détails du récit de Luc : Bethléem signifie « maison du pain » et l’enfant est « couché dans une mangeoire ». Préfiguration évidente de l’Eucharistie, à laquelle Luc a peut-être pensé. Saint Grégoire le Grand écrit :

« N’est-ce pas notre Rédempteur lui-même qui a déclaré : “Je suis le pain vivant descendu du Ciel” (Jn 6, 41) ? Ainsi, le lieu de naissance du Seigneur a par avance reçu le nom de “maison du pain” [Beth-Lehem], parce que devait y apparaître revêtu de chair celui qui rassasierait intérieurement les âmes des élus. […] Aussitôt après sa naissance, on le couche dans une mangeoire, afin qu’il y nourrisse du froment de sa chair ces saints animaux que sont les fidèles, et qu’il ne les laisse pas privés de cette nourriture de l’intelligence qui dure éternellement. Il naît, non dans la maison de ses parents, mais en chemin, afin de montrer qu’en empruntant notre nature humaine, il naissait comme en un lieu étranger. Étranger, non par rapport à sa puissance, mais à sa nature. Car pour ce qui est de sa puissance, il est écrit : “Il est venu chez lui.” (Jn 1, 11) Et s’il est né en sa nature avant tous les temps, il est venu prendre notre nature au cours du temps. Tout en demeurant l’Éternel, il s’est manifesté dans le temps : c’est donc bien en un lieu étranger qu’il est descendu. Et puisque le prophète affirme : “Toute chair est comme l’herbe” (Is 40, 6), le Seigneur, en se faisant homme, a changé notre herbe en blé, lui qui s’est désigné en disant : “Si le grain de blé tombant en terre ne meurt pas, il demeure seul” (Jn 12, 24)[10]. »

De génération en génération, à travers l’expansion de l’Église et son action sacramentelle, le « royaume affermi sur le droit et la justice » du Prince de la Paix, chanté par Isaïe, rejoint les extrémités de la terre, partout où les messes sont célébrées, partout où sa Parole est proclamée, partout où les chrétiens vivent la charité authentique. C’est pourquoi le psaume nous invite à « raconter à tous les peuples sa gloire, à toutes les nations ses merveilles » (Ps 96, 3). Notre liturgie est l’accomplissement de cette ouverture universelle : par la proclamation de l’Évangile de ce Noël, la Bonne Nouvelle est une fois de plus annoncée à tous les peuples et nous contemplons tous ensemble cette naissance dans la nuit sainte. Laissons-nous conquérir par la tendresse de Marie et la confiance de l’Enfant pour recevoir les consolations propres à ce temps de Noël, à l’école de saint Claude :

« Depuis la veille de Noël, j’ai été tout occupé d’une pensée fort consolante qui m’a porté à pratiquer plusieurs fois et avec beaucoup de douceur [un acte] de joie, en pensant que, dans tout le monde chrétien, la plupart des fidèles songent à honorer Dieu et à se sanctifier, surtout les personnes saintes, les fervents religieux, plusieurs séculiers choisis qui vivent d’une manière très parfaite et qui passent surtout la veille et le jour de Noël en des exercices très saints. Il me semble que l’air est tout embaumé de leur dévotion et que, de toutes les vertus jointes ensemble, il se forme comme un parfum admirable qui monte au ciel et qui le réjouit infiniment[11]. »

Par la célébration de l’Eucharistie, le Règne est rendu présent et nous entrons en communion profonde avec les protagonistes de l’événement, Marie et Joseph, pour recevoir de l’Enfant la vie éternelle. Ils se sont émerveillés « de ce que leur disaient les bergers » (Lc 2, 18), et Marie a médité ces paroles dans son cœur. À présent, depuis le Ciel, ils s’émerveillent de nouveau, en voyant la paix des cœurs couvrir la terre grâce à Jésus Eucharistie. Le pape Benoît XVI peut dire avec eux :

« Ce petit enfant est vraiment l’Emmanuel, “le Dieu-avec-nous”. Son royaume s’étend vraiment jusqu’aux confins de la terre. Dans l’étendue universelle de la sainte Eucharistie, il a vraiment érigé des îlots de paix. Partout où elle est célébrée, on a un îlot de paix, de cette paix qui est propre à Dieu[12]. »

C’est pourquoi cette période de Noël est un bon moment pour approfondir notre dévotion eucharistique. Prenons notre place près de l’hostie, dans le tabernacle ou sur l’autel, pour adorer le Christ. Imitons saint Joseph : au milieu de la nuit, alors que tous dormaient, il devait contempler avec émerveillement et tendresse l’Enfant, et veiller à ses côtés dans la première « heure sainte » de l’Histoire. Quelle profonde paix émanait de ce nouveau-né, au-delà des multiples péripéties de sa naissance ! Combien de consolations le Cœur de l’Enfant ne répandait-il pas sur l’âme de son père ! De même, le Christ-Eucharistie déversera abondamment la paix et la joie dans notre cœur, pour nous faire désirer d’être avec lui pour l’éternité, comme nous le demandons lors de cette messe :

« Seigneur, tu as fait resplendir cette nuit très sainte des clartés de la vraie lumière ; de grâce, accorde-nous, qu’illuminés dès ici-bas par la révélation de ce mystère, nous goûtions dans le ciel la plénitude de sa joie. Par Jésus-Christ[13]… »

Une naissance qui change tout

Nous sommes tellement habitués à la présence du Sauveur que nous avons du mal à percevoir combien sa naissance a tout bouleversé sur notre terre. Pensons aux hommes qui ont précédé le Christ : païens attachés à des divinités faites de main d’homme et en attente d’une espérance ; juifs écrasés par la transcendance de Dieu et leur propre faiblesse humaine. Rien en tout cela qui pouvait établir un vrai pont entre le Ciel et la terre : c’est pourquoi Jésus est le seul vrai Pontife, au sens étymologique (« qui établit un pont ») et religieux (« prêtre »), entre son Père et nous. Un grand liturgiste, dom Guéranger, traduit ainsi une belle hymne du temps de l’Avent :

« Bethlehem, prépare-toi, Eden est ouvert à tous ; réjouis-toi, Ephrata, car dans la grotte l’arbre de vie a fleuri au sein de la Vierge. Ce sein est devenu un Paradis spirituel, où nous trouvons la plante divine, de laquelle ayant mangé nous vivons ; car désormais nous ne mourrons plus comme Adam : le Christ naît pour relever son image tombée aux premiers jours du monde. Le Christ daigne venir lui-même pour servir ; il prend, lui créateur, la forme de l’œuvre de ses mains ; riche de sa divinité et plein de miséricorde, il apporte à Adam misérable une création et une naissance nouvelles. Il incline les cieux, et, habitant dans la Vierge, il approche revêtu de notre chair. Il va naître en la grotte de Bethlehem, ainsi qu’il a été écrit ; il va paraître comme un enfant, celui qui donne la vie aux enfants dans le sein des mères ; allons tous au-devant de lui avec un cœur ardent et joyeux[14]. »

Prenons aussi l’exemple des anges : est-il si naturel d’être associés à leur louange divine ? Les représentations artistiques qui abondent dans nos églises nous ont habitués à leur présence ; mais ne les avons-nous pas rabaissés à notre niveau très terre-à-terre ? Avant la venue de Jésus, ils constituaient comme un « premier cercle » autour de Dieu, et les prières des hommes devaient résonner bien pauvrement, comme à l’extérieur du Sanctuaire. L’Incarnation a tout changé, comme l’explique saint Grégoire le Grand :

« Avant que notre Rédempteur ne naisse dans la chair, nous étions en discorde avec les anges, nous étant beaucoup éloignés de leur éclatante pureté par la corruption du premier péché et par nos fautes de chaque jour. Et comme nos péchés nous avaient rendus étrangers à Dieu, les anges, ces habitants de la cité de Dieu, nous tenaient pour étrangers à leur société. Mais depuis que nous avons connu notre Roi, les anges nous ont reconnus pour leurs concitoyens. Et parce que le Roi du Ciel a assumé notre chair pétrie de terre, les anges ont cessé de mépriser notre faiblesse du haut de leur sublimité : ils retrouvent la paix avec nous, oublient les griefs de notre ancienne discorde, et honorent désormais comme des compagnons ceux qu’ils méprisaient auparavant comme des êtres faibles et misérables[15]. »

Dieu s’est fait homme : désormais, c’est l’un de nous, le Christ, qui est au centre de leur liturgie. La louange du Ciel se fait entendre sur la terre, et la liturgie chrétienne participe de plein droit à l’hommage reçu par l’Enfant-Dieu. Luc nous y introduit par le chant du Gloria, tandis que l’Apocalypse nous offre une description grandiose de cette liturgie en associant les vieillards, les quatre vivants et les anges dans une même louange de l’Agneau :

« J’entendis la voix d’une multitude d’Anges rassemblés autour du trône, des Vivants et des Vieillards – ils se comptaient par myriades de myriades et par milliers de milliers ! – et criant à pleine voix : “Digne est l’Agneau égorgé de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la louange.” » (Ap 5, 11-12)

La narration de l’évangile nous montre aussi un bouleversement au sein du peuple élu : ni les prêtres du Temple, ni les docteurs de la Loi, ni les autorités légitimes ne sont associés à l’événement, mais seulement de simples bergers. Saint Matthieu en donne des raisons politiques (Mt 2), tandis que l’omission est flagrante chez Luc.

La louange des anges retentit dans les champs, en dehors de tout espace sacré : désormais, c’est le Christ qui est la présence de Dieu et son corps est le nouveau Temple. Les conséquences en sont plus profondes qu’il n’y paraît. Aujourd’hui, la messe est célébrée partout dans le monde, par des prêtres qui n’ont rien du sacerdoce lévitique et pour des peuples innombrables. Le lieu où Dieu se rend présent devient alors un sanctuaire, et les hommes qui le reçoivent dans un cœur purifié également.

Voici comment Ambroise de Milan discernait dans la nuit de Noël la figure de l’Église :

« Voyez les origines de l’Église naissante : le Christ naît, et les pasteurs se mettent à veiller ; par eux, les troupeaux des nations, vivant jusque-là la vie des animaux, vont être rassemblés dans le bercail du Seigneur pour n’être pas exposés, dans les ténèbres que répand la nuit, aux incursions des fauves spirituels. Et les pasteurs peuvent bien veiller, étant formés par le Bon Pasteur. Ainsi, le troupeau, c’est le peuple ; la nuit, c’est le monde ; les pasteurs, ce sont les prêtres[16]. »

Mais la nouveauté la plus profonde, l’événement indépassable, reste l’Incarnation du Verbe. L’Église répète avec émerveillement, siècle après siècle : « Un enfant nous est né, un fils nous est donné ! ». Elle nous entraîne dans la contemplation émerveillée, et ce grand spirituel que fut le cardinal Daniélou nous montre une belle attitude face au mystère :

« L’Incarnation : voir le contraste entre l’humanité d’alors tout occupée à ses vanités, à ses plaisirs, à ses duretés, totalement oublieuse de Dieu et l’événement qui s’accomplit au milieu de l’adoration des Anges, l’événement unique qui fait de la terre le tabernacle du Très-Haut : adorer avec les Anges et ne vouloir plus rien désormais que de rester avec eux à contempler ce mystère, le mystère caché en Dieu dès avant la création du monde. Voir combien moi aussi j’ai été distrait, occupé de choses puériles et coupables, quand existe cet objet admirable, seul admirable, qu’est le Verbe incarné. Demander à Notre-Dame la grâce de la contemplation[17]. »

L’Incarnation devrait révolutionner toute notre vie intérieure : Jésus ne vient pas seulement nous montrer le chemin vers le Ciel ou nous l’enseigner, il se fait lui-même chemin. « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi. » (Jn 14, 6) Le cardinal Ratzinger nous explique la portée du cantique de la « troupe céleste innombrable » :

« Paix sur terre : voilà le but de Noël. Mais le chant des anges suppose tout d’abord la gloire de Dieu, sans laquelle la paix ne peut régner durablement. […] L’humanité du fils est la gloire du Père. Ce que Judas Maccabée ne put réaliser qu’imparfaitement [ndlr : rétablir la gloire de Dieu dans le Temple], le Christ l’a vraiment accompli par sa naissance. Il a supprimé les représentations idolâtres du monde ; il a construit le temple de son corps ; il a rétabli la gloire de Dieu. Toutes les horreurs de l’histoire humaine semblent bien être une seule plainte contre Dieu, mais dès l’instant où Dieu paraît devant nous sans défense, doté de la seule puissance de son amour, toutes les affreuses images idolâtres de Dieu sont rejetées. L’humanité du fils est la gloire du Père. Dans la crèche et sur la croix se dresse la gloire de Dieu au cœur de ce monde. Là où les hommes marchent à la suite de ce Dieu naît une nouvelle humanité et la paix, même de façon fragmentaire, commence à régner sur la terre[18]. »

Au lieu de nous appuyer sur nos propres forces, d’essayer vainement de conquérir nos vertus à la force du poignet, savons-nous tout recevoir de lui ? C’est à cela que les anges nous invitent en cette nuit, comme l’exprime saint Claude La Colombière :

« “Pax hominibus bonae voluntatis”, chantent aujourd’hui les Anges sur les montagnes de Bethléem ; ils adressent leurs cantiques aux hommes qui aspirent à la sainteté, et qui brûlent du désir de suivre leur nouveau Roi. Ils ne les invitent point à se prémunir contre les difficultés qui se trouvent dans la pratique de la vertu, à prendre les armes contre leurs ennemis ; au contraire, ils leur annoncent la paix, ils leur déclarent qu’on ne demande d’eux qu’une bonne volonté : comme s’ils disaient que Jésus-Christ fera tout le reste ; que non seulement il se chargera du fardeau de nos crimes, mais qu’il nous portera lui-même sur ses épaules ; que lui seul il combattra, qu’il vaincra tous les obstacles, en un mot, que nous n’aurons qu’à le suivre et à cueillir le fruit de sa victoire[19]. »

Les auteurs mystiques nous invitent ainsi à contempler les multiples aspects de la naissance de Jésus : non seulement à Bethléem, cette nuit-là, mais dans sa génération éternelle par le Père, comme Verbe, Deuxième Personne de la Trinité. Une naissance éternelle… Lorsque nous célébrons l’Eucharistie, il naît sur l’autel, à travers les mains et la voix du prêtre. Il naît aussi dans le secret de notre âme : lors du baptême, il vient demeurer en nous (cf. Jn 15), et cette naissance se renouvelle sans cesse au fond de notre être, nourrie par les sacrements. Ruysbroeck affirme que le chrétien vraiment contemplatif découvre cette réalité en lui :

« Qu’est-ce donc que cette venue de notre Époux que nous appelons éternelle ? C’est comme une génération nouvelle du Verbe, une illumination qui se fait toujours de nouveau ; car le fonds d’où brille cette clarté, et qui est la clarté même, est vivant et fécond ; aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle-t-elle sans cesse dans le secret de l’esprit. La venue de l’Époux est d’ailleurs si prompte que toujours il vient et demeure avec une richesse infinie, et sans cesse il vient de nouveau personnellement avec une clarté toute nouvelle, comme si auparavant il n’était point venu. Car venir pour lui se fait en dehors du temps, en un éternel maintenant, et cette venue est toujours reçue avec des délices et une joie nouvelles[20]. »

Voilà la grâce la plus profonde de Noël, celle que nous devons implorer et recevoir humblement : la naissance de Jésus dans chacune de nos âmes, dans toutes les âmes connues ou inconnues, dans nos communautés et paroisses, et parmi tous les peuples de la terre, pour constituer son Corps mystique qui est l’Église. Marie est celle en qui s’est réalisée la naissance de Jésus à Bethléem. C’est pourquoi, aujourd’hui même, elle contribue à cette naissance mystique, comme l’explique le Catéchisme :

« Jésus est le Fils unique de Marie. Mais la maternité spirituelle de Marie s’étend à tous les hommes qu’il est venu sauver : Elle engendra son Fils, dont Dieu a fait “l’aîné d’une multitude de frères” (Rm 8, 29), c’est-à-dire de croyants, à la naissance et à l’éducation desquels elle apporte la coopération de son amour maternel (LG 63)[21]. »

Reprenons donc cette belle prière du père Léonce de Grandmaison, pour obtenir ces grâces :

« Sainte Marie, Mère de Dieu, gardez-moi un cœur d’enfant, pur et transparent comme une source. Obtenez-moi un cœur simple qui ne savoure pas les tristesses ; un cœur magnifique à se donner, tendre à la compassion ; un cœur fidèle et généreux, qui n’oublie aucun bien et ne tienne rancune d’aucun mal.         
« Faites-moi un cœur doux et humble, aimant sans demander de retour, joyeux de s’effacer dans un autre cœur devant votre Divin Fils ; un cœur grand et indomptable qu’aucune ingratitude ne ferme, qu’aucune indifférence ne lasse ;          
« Un cœur tourmenté de la gloire de Jésus-Christ, blessé de son amour et dont la plaie ne guérisse qu’au ciel[22]. »


[1] Saint Claude La Colombière, Sermon pour le jour de Noël,in Œuvres complètes, tome I, Édition Seguin, 1832, p. 85.

[2] Card. J. Ratzinger,La grâce de Noël, Parole et Silence, 2011, p. 65.

[3] Saint Claude La Colombière, Écrits spirituels, DDB, 1982, p. 146.

[4] Saint Augustin, Sermon 186, 1.

[5] Prière sur les offrandes de la messe de la Nativité de la Vierge Marie.

[6] Fénelon, Entretien pour le jour de Noël, coll. « La Pléiade », Gallimard, 1983, p. 932.

[7] Pape François, Lettre apostolique Admirabile Signum, nº 7.

[8] Pape Benoît XVI, Homélie pour la messe de minuit 2010.

[9] Bienheureuse Alexandrina Maria da Costa, in A. C. Rocha, Passion vécue, Parvis, 2017, p. 53.

[10] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, Abbaye du Barroux, Téqui, 2000, Homélie 8 (25 décembre 590).

[11] Saint Claude La Colombière, Écrits spirituels, DDB, 1982, p. 146.

[12] Pape Benoît XVI, Homélie, 24 décembre 2010.

[13] Collecte de la messe de minuit.

[14] Ancien bréviaire romain, Hymne pour le mardi de la troisième semaine d’Avent, in Dom Guéranger, L’année liturgique, Fleuriot, 1841, p. 205.

[15] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, Abbaye du Barroux, Téqui,Homélie 8 (25 décembre 590).

[16] Ambroise de Milan, Traité sur l’évangile de Luc I, coll. « Sources chrétiennes », n° 45bis, Cerf, 1971, p. 95.

[17] J. Daniélou, Carnets spirituels, Cerf, 1993, p. 263.

[18] Card. J. Ratzinger, La grâce de Noël,Parole et Silence, 2011, p. 232.

[19] Saint Claude La Colombière, Sermon pour le jour de Noël,in Œuvres complètes, tome I, Édition Seguin, 1832, p. 100.

[20] Ruysbroeck l’Admirable, L’ornement des noces spirituelles, livre III (« La vie contemplative »), chap. III (« Comment la venue éternelle de Dieu se renouvelle dans la partie la plus noble de l’esprit »). Il continue ainsi : « La venue de l’Époux est d’ailleurs si prompte que toujours il vient et demeure avec une richesse infinie, et sans cesse il vient de nouveau personnellement avec une clarté toute nouvelle, comme si auparavant il n’était point venu. Car venir pour lui se fait en dehors du temps, en un éternel maintenant, et cette venue est toujours reçue avec des délices et une joie nouvelles. Voyez, ces délices et cette joie, que cet Époux apporte en sa venue, sont insondables et immenses, car c’est lui-même. Aussi les yeux avec lesquels l’esprit contemple et fixe son Époux sont-ils si grands ouverts que jamais plus ils ne se ferment. Car pour l’esprit qui reçoit la révélation secrète de Dieu, contempler et fixer durent éternellement. Et il s’ouvre si largement pour saisir l’Époux lorsqu’il se présente, qu’il est transformé en l’immensité même qu’il saisit. C’est là embrasser et voir Dieu par Dieu même, ce en quoi consiste toute notre béatitude. Tel est le second point, où l’on voit comment sans cesse nous recevons en notre esprit l’éternelle venue de notre Époux. »

[21] Catéchisme de l’Église catholique, nº 501.

[22] L. de Grandmaison, Prière à la Sainte Vierge, in La vie intérieure de l’Apôtre, Beauchesne, 1956, p. 152.


.



lecture
Résumé de la politique de confidentialité

Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.