Le Christ nous donne un conseil très concret dans l’Évangile: « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » (Mt 5, 39). Il ne nous détourne pas de la triste réalité : la violence continue de sévir dans le monde… mais il nous montre comment l’assumer et la dépasser : en suivant le chemin qu’il a décrit par ses paroles, qu’il a parcouru lui-même par le sacrifice de sa vie, et où il soutient d’innombrables saints à sa suite.
C’est avec le même réalisme que saint Paul décrit la situation de l’humanité, notre situation pécheresse lorsque nous venons en ce monde : « Car nous aussi, nous étions naguère des insensés, des rebelles, des égarés, esclaves d’une foule de convoitises et de plaisirs, vivant dans la malice et l’envie, odieux et nous haïssant les uns les autres » (Tt 3, 3). Dans cette jungle des passions humaines, dans l’esclavage du péché et de Satan où nous étions, la Loi était déjà venue apporter une amélioration, allumer une chandelle pour réveiller notre conscience morale. La loi du talion était un grand progrès à l’époque car les sociétés païennes appelaient à se venger au-delà de l’outrage subi. Mais Jésus est venu apporter bien plus, nous dit le pape François :
« [Jésus] n’abolit pas la Loi de Moïse mais il la porte à son accomplissement, déclarant, par exemple, l’inefficacité contre-productive de la loi du talion ; déclarant que Dieu n’apprécie pas l’observance du Sabbat qui méprise l’homme et le condamne ; ou quand, face à la pécheresse, il ne la condamne pas mais au contraire la sauve du zèle aveugle de ceux qui étaient déjà prêts à la lapider sans pitié, estimant appliquer la Loi de Moïse. Jésus révolutionne aussi les consciences dans le Discours sur la montagne (cf. Mt 5), ouvrant de nouveaux horizons pour l’humanité et révélant pleinement la logique de Dieu. La logique de l’amour qui ne se fonde pas sur la peur mais sur la liberté, sur la charité, sur le zèle sain et sur le désir salvifique de Dieu.[1]
Ce changement, nous le voyons illustré de façon spectaculaire dans la figure d’une sainte de notre temps, Joséphine Bakhita, esclave africaine devenue chrétienne et religieuse. Le pape Benoît XVI lui a dédié plusieurs paragraphes de son encyclique sur l’espérance (Spe Salvi) et nous offre un résumé simple de son parcours :
« Elle était née vers 1869 – elle ne savait pas elle-même la date exacte – dans le Darfour, au Soudan. À l’âge de neuf ans, elle fut enlevée par des trafiquants d’esclaves, battue jusqu’au sang et vendue cinq fois sur des marchés soudanais. En dernier lieu, comme esclave, elle se retrouva au service de la mère et de la femme d’un général [turc], et elle fut chaque jour battue jusqu’au sang ; il en résulta qu’elle en garda pour toute sa vie 144 cicatrices. Enfin, en 1882, elle fut vendue à un marchand italien pour le consul italien Callisto Legnani qui, face à l’avancée des mahdistes, revint en Italie. Là, après avoir été jusqu’à ce moment la propriété de « maîtres » aussi terribles, Bakhita connut un « Maître » totalement différent – dans le dialecte vénitien, qu’elle avait alors appris, elle appelait « Paron » le Dieu vivant, le Dieu de Jésus-Christ ».[2]
Face à la cruauté dont elle fut victime, et qui malheureusement perdure de nos jours, nous sentons le scandale de la souffrance des innocents, et nous faisons monter vers Dieu notre interrogation angoissée : comment est-ce possible ? Mais l’histoire de Bakhita montre aussi que la Résurrection du Christ est à l’œuvre : à travers les péripéties incroyables qu’elle a traversées, elle a été rejointe par la Rédemption, et symbolise ce chemin que le Christ amène l’humanité à parcourir : de la haine à l’amour. Ne nous laissons pas aveugler par le mal, reconnaissons l’action patiente et puissante de Dieu, comme nous y invite le pape François :
« Il est vrai que souvent Dieu semble ne pas exister : nous constatons que l’injustice, la méchanceté, l’indifférence et la cruauté ne diminuent pas. Pourtant, il est aussi certain que dans l’obscurité commence toujours à germer quelque chose de nouveau, qui tôt ou tard produira du fruit. Dans un champ aplani commence à apparaître la vie, persévérante et invincible. La persistance de la laideur n’empêchera pas le bien de s’épanouir et de se répandre toujours. Chaque jour, dans le monde renaît la beauté, qui ressuscite transformée par les drames de l’histoire. Les valeurs tendent toujours à réapparaître sous de nouvelles formes, et de fait, l’être humain renaît souvent de situations qui semblent irréversibles. C’est la force de la résurrection et tout évangélisateur est un instrument de ce dynamisme ».[3]
Ayant été touchée, renouvelée et lancée dans le monde par cette « force de la résurrection », sainte Joséphine Bakhita a eu aussi l’héroïsme de regarder son passé avec les yeux du Christ. Lorsqu’on l’interrogeait sur les négriers et ses anciens bourreaux, elle avait ces réponses stupéfiantes, directement inspirées de la partie du Discours sur la montagne que nous proclamons ce dimanche :
« Je n’ai jamais détesté personne. Qui sait, peut-être qu’ils ne se rendaient pas compte du mal qu’ils faisaient ? ». « Si je rencontrais ces négriers qui m’ont enlevée et ceux-là qui m’ont torturée, je m’agenouillerais pour leur baiser les mains, car si cela ne fût pas arrivé je ne serais pas maintenant chrétienne et religieuse ». « Les pauvres, peut-être ne savaient-ils pas qu’ils me faisaient si mal : eux ils étaient les maîtres, et moi j’étais leur esclave. De même que nous sommes habitués à faire le bien, ainsi les négriers faisaient cela, par habitude, non par méchanceté. »[4]
Un tel exemple nous renvoie à la médiocrité de notre patience : dans nos familles, dans nos communautés, il y a tant d’occasions de subir un tort, une injustice, voire une violence. Tout en défendant ce qui doit l’être, avons-nous un cœur assez fort pour supporter et pardonner ? Comme nous y invite saint Paul : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21). Pour y arriver, deux simples considérations pourront nous aider.
La première est de placer notre histoire personnelle en regard de l’éternité. Si le sens de ce qui nous arrive est souvent caché, voire scandaleux, rien n’échappe à la Providence, et cela sera pleinement dévoilé à la fin des temps. Dieu, en séchant toute larme, nous montrera aussi pourquoi il a permis que nous les versions. Le jugement dernier n’est pas seulement un appel à la conversion, c’est aussi un message d’espérance comme l’explique le Catéchisme :
« Le jugement dernier interviendra lors du retour glorieux du Christ. Le Père seul en connaît l’heure et le jour, lui seul décide de son avènement. Par son Fils Jésus-Christ il prononcera alors sa parole définitive sur toute l’histoire. Nous connaîtrons le sens ultime de toute l’œuvre de la création et de toute l’économie du salut, et nous comprendrons les chemins admirables par lesquels sa Providence aura conduit toute chose vers sa fin ultime. Le jugement dernier révélera que la justice de Dieu triomphe de toutes les injustices commises par ses créatures et que son amour est plus fort que la mort (cf. Ct 8, 6).[5]
Nous découvrirons alors, en autres choses, que les épreuves fortifient la vertu, comme l’apôtre Pierre nous le rappelle : « Vous tressaillez de joie, bien qu’il vous faille encore quelque temps être affligés par diverses épreuves, afin que, bien éprouvée, votre foi, plus précieuse que l’or périssable que l’on vérifie par le feu, devienne un sujet de louange, de gloire et d’honneur, lors de la Révélation de Jésus-Christ. » (1Pi 1, 6-7). Injustices, vie éternelle, vertu : saint Hilaire met lui aussi en relation ces thèmes en commentant notre Évangile :
« Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. Le Seigneur veut que l’espérance de notre foi qui tend à l’éternité soit éprouvée par les faits eux-mêmes, en sorte que la patience employée à oublier les injustices porte en elle-même témoignage pour le jugement futur. La Loi usait de la crainte pour maintenir Israël infidèle dans la crainte et réprimait l’inclination à l’injustice par une revanche de l’injustice. Mais la foi ne supporte pas que le ressentiment d’une injustice soit assez grave pour que l’on en demande vengeance et que l’on soit le vengeur de l’affront reçu, parce qu’il y a dans le jugement de Dieu plus de consolation pour ceux qui ont enduré l’injustice et plus de rigueur pour ceux qui l’ont commise.[6]
Le Christ n’attend pas la fin des temps pour agir : dès ici-bas, comme le montre l’histoire de sainte Joséphine Bakhita, sa Résurrection est à l’œuvre pour vaincre la haine par l’amour. Un des aspects de cette victoire, que nous oublions souvent, concerne notre relation à nous-mêmes. L’esclavage du péché nous a laissé l’amer fruit de la division intérieure, une impossibilité de nous aimer simplement, qui produit une angoisse mortifère. Le Christ veut nous en libérer, et Bernanos termine sur ce thème son Journal d’un curé de campagne :
« C’est fini. L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je suis réconcilié avec moi-même, avec cette pauvre dépouille. Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ».[7]
La deuxième considération est de contempler le Christ, de voir comment il a vécu et assumé la violence sur sa propre personne. Nous mettre au pied de la croix, et partager avec lui ce déchaînement des forces obscures de la haine, pour les transformer en amour. Saint Hilaire nous y invite :
« Ainsi les Évangiles nous prescrivent non seulement de nous abstenir des iniquités, mais requièrent encore l’oubli de l’injustice à venger. Nous avons ordre, en effet, recevant un soufflet, de tendre l’autre joue, et transportant un fardeau pour mille pas, d’en parcourir deux mille plus avant, afin qu’en augmentant le tort subi nous marquions un avantage sur la vengeance, le Seigneur des vertus célestes présentant de lui-même, pour augmenter sa gloire, ses joues aux poings et ses épaules aux fouets ».[8]
C’est alors que nous découvrons le sens plus profond de cette invitation du Christ à devenir « parfait comme votre Père céleste est parfait » : une profonde conversion de l’âme qui se laisse modeler par la Passion de son Seigneur par amour pour lui. Les âmes contemplatives ont toujours compris dans ce sens la « perfection » proposée par Jésus : non pas une vie impeccable ou une observation sans faute de la Loi, mais un chemin de détachement à la suite du Christ. Une carmélite, sainte Élisabeth de la Trinité, l’expliquait ainsi :
« Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Lorsque mon Maître me fait entendre cette parole au fond de l’âme, il me semble qu’il me demande de vivre comme le Père « dans un éternel présent » […] Pour qu’elle soit vraie en cette attitude d’adoration, […] il faut qu’elle puisse dire aussi avec saint Paul : « Pour son amour, j’ai tout perdu » ; c’est-à-dire : à cause de lui, pour l’adorer toujours, je me suis isolée, séparée, dépouillée de moi-même et de toutes choses, tant à l’égard du naturel que dans l’ordre surnaturel vis-à-vis des dons de Dieu. Car une âme qui n’est pas ainsi « détruite et délivrée » d’elle-même sera forcément à certaines heures banale et naturelle, et cela n’est pas digne d’une fille de Dieu, d’une épouse du Christ, d’un temple de l’Esprit Saint. Pour se prémunir contre cette vie naturelle il faut que l’âme soit tout éveillée en sa foi, avec ce beau regard tendu vers le Maître.[9]
Pour terminer notre méditation, nous pouvons reprendre ces expressions de sainte Joséphine, écrites lors de sa profession religieuse (en 1896), où elle laisse échapper de son âme toute son ardeur missionnaire :
« Ô Seigneur, si je pouvais voler là-bas, auprès de mes gens et prêcher à tous à grands cris ta bonté : Oh, combien d’âmes je pourrais te conquérir ! Tout d’abord ma mère et mon père, mes frères, ma sœur encore esclave… tous, tous les pauvres Noirs de l’Afrique, fais, Ô Jésus, qu’eux aussi te connaissent et t’aiment ! »
[1] Pape François, Homélie du 15 février 2015.
[2]Benoît XVI, encyclique Spe Salvi, nº 3, disponible ici.
[3] Pape François, exhortation apostolique Evangelii Gaudium, nº 276, disponible ici.
[4] Sainte Joséphine Bakhita, citations, sur wikipedia.
[5] Catéchisme de l’Église catholique, nº 1040, disponible ici.
[6] Saint Hilaire de Poitiers, Homélies sur Matthieu (écrites vers 350), SC 254, pp. 145-147.
[7] Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, dernières lignes.
[8] Saint Hilaire de Poitiers, Homélies sur Matthieu (écrites vers 350), SC 254, pp. 145-147.
[9] Élisabeth de la Trinité, carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p. 174.