Les lectures de ce jour nous rapportent deux moments d’effusion de l’Esprit : d’abord dans les Actes des Apôtres (Ac 2), le jour de la fête juive de Pentecôte, et c’est là le fondement de la solennité que nous célébrons. Puis, dans l’Évangile de Jean le moment où l’Esprit est donné par Jésus au soir de la Résurrection : « Il souffla sur eux et leur dit : ‘Recevez l’Esprit Saint’ » (Jn 20, 22). C’est la seule effusion de l’Esprit que Jean rapporte, après l’avoir annoncée plusieurs fois dans son Évangile. Rappelons-nous, par exemple, le discours sur l’eau vive :
« Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus, debout, s’écria : ‘Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi !’ selon le mot de l’Écriture : De son sein couleront des fleuves d’eau vive. Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui ; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. » (Jn 7,37-39).
Laissons aux exégètes le plaisir de discuter sans fin de la relation historique entre ces deux événements ; ce qui importe, c’est que le Christ ressuscité fait le don de l’Esprit aux disciples pour les envoyer en mission, fondant ainsi l’Église avec une forte impulsion missionnaire : voilà le point commun entre les Actes et l’Évangile de Jean, le plus important. Nous avions d’ailleurs médité sur cet épisode de Jean le jour de Pâques, avec les péripéties de Thomas l’incrédule et le rôle des plaies du Ressuscité. Ce dimanche, nous ne reprenons que le début de cette page inoubliable, car c’est dans la première lecture et non dans l’Évangile qu’est relaté le mystère que nous commémorons aujourd’hui (Ac 2).
Celle-ci commence par une annotation qui semble anodine : « Quand arriva le jour de Pentecôte », c’est-à-dire une fête rituelle juive, célébrant le don de la Loi sur le Sinaï, cinquante jours après Pâques.
À l’époque, on pouvait l’utiliser comme référence civile pour indiquer le moment de l’année, comme en 2Ma 12,32. Mais Luc utilise alors un verbe précis : « συμπληροῦσθαι, sumplèrousthai », qui exprime l’idée d’accomplissement, avec un usage identique lorsque l’évangéliste, au début de la grande montée vers Jérusalem, exprime la fin d’une époque : « le temps où il devait être enlevé s’accomplissait » (Lc 9,51).
De plus, les apôtres se trouvaient « réunis tous ensemble », après avoir choisi Matthias en remplacement de Judas au chapitre précédent. Luc insiste donc sur une double plénitude, celle du temps après Pâques, et celle du collège des apôtres : après un temps de gestation, le petit groupe des « disciples de Jésus » est mûr pour naître comme Église universelle… Violent coup de vent, langues de feu, l’évangéliste rapporte les signes frappants qui accompagnent cette naissance. Ce sont à peu près les mêmes signes que lors du don de la Loi (tonnerre, fumée, feu : cf. Ex 19), mais avec la Pentecôte chrétienne ce n’est plus sur le Sinaï et de manière extérieure que la Loi est donnée mais de manière intérieure, dans le cœur de l’homme, comme annoncé par les prophètes (cf. Ez 36 et Jr 31).
Le pape Benoît XVI nous en donne une explication :
« La fête du Sinaï, qu’Israël célébrait cinquante jours après Pâques, était la fête du Pacte. En parlant de langues de feu (cf. Ac 2, 3), saint Luc veut représenter la Pentecôte comme un nouveau Sinaï, comme la fête du nouveau Pacte, dans lequel l’Alliance avec Israël est étendue à tous les peuples de la terre. »[1]
Pour décrire cette universalité de la mission, Luc mentionne la foule qui provient de nombreux pays, et dont nous écoutons l’énumération avec étonnement. Il utilise une liste de royaumes, selon l’usage des géographes antiques depuis Alexandre le Grand. Ces royaumes sont douze, pour exprimer l’universalité, mais se situent tous en Asie et Afrique. Saint Luc élargit donc son regard et en ajoute plusieurs : les Romains, qui représentent l’Occident, et le lieu où Paul et Pierre vont bientôt se rendre ; les « Juifs de naissance et convertis », qui seront des acteurs essentiels dans les Actes ; et enfin les « Crétois et Arabes », pour insister encore plus sur l’universalité : ils représentent les îles et le continent, l’occident et l’orient. C’est bien toute la terre qui assiste à la naissance de l’Église universelle, et la multitude des peuples qui entend les apôtres s’exprimer « dans son propre dialecte, dans sa langue maternelle ». Au-delà de ce prodige que saint Paul qualifiera de charisme (cf. 1Co 12,10), il semble que saint Luc s’émerveille devant la grandeur du moment : la plénitude de l’Esprit est donnée aux apôtres qui sont au complet, et toute la terre semble présente au chevet de l’Église naissante, lorsque commence l’évangélisation. Cette propagation de l’Esprit qui commence alors donne tout son sens à l’histoire de l’humanité, qui parviendra à son accomplissement lorsque tous les peuples auront accueilli la Parole du Christ. Le livre des Actes décrira plus en détails ce mystère grandiose : nous venons d’en franchir le portail d’entrée.
La liturgie nous invite d’ailleurs à partager cet émerveillement : le Psaume 104 (103) est une grande hymne au Dieu Créateur. Le psalmiste s’émerveille devant la splendeur des créatures : « Que tes œuvres sont nombreuses, Seigneur ! » (v.24). Il les fait défiler une à une devant nos yeux éblouis. Pour la fête d’aujourd’hui, nous ne retenons de ce grand psaume que trois passages :
Le début, qui est une invitation à la louange : « Bénis le Seigneur, ô mon âme » (v. 1) ;
La conclusion, qui est une doxologie : « Gloire au Seigneur à tout jamais » (v. 31) ;
Et surtout la strophe qui souligne l’action de l’esprit : « Tu reprends leur souffle / tu envoies ton souffle » (v. 29-30).
Le souffle vital (רוח, ruah) fait allusion au récit de la Création (Gn 2), où il est signe de vie chez l’animal ; la liturgie l’utilise comme une image de l’Esprit Saint qui est à l’œuvre à la Pentecôte, accomplissant une nouvelle création. L’événement décrit par les Actes accomplit de façon surprenante la prophétie du Psaume : « Tu envoies ton souffle, ils sont créés, Tu renouvelles la face de la terre » (v.30). La naissance de l’Église est le commencement d’un renouvellement complet de l’humanité par l’évangélisation. Toute l’histoire humaine en est affectée.
Le lien avec l’Évangile de Jean (Jn 20) devient ainsi évident. En ce soir de Pâques, Jésus accomplit deux actions : il montre ses plaies aux disciples, leur inspirant joie et paix par sa présence ; puis il répand sur eux son Esprit, les envoyant en mission par le ministère de la réconciliation, car le pardon est une nouvelle création. Jean-Paul II soulignait ainsi le lien profond entre les lectures (Ac 2, Ps 104, Jn 20) :
L’effusion de l’Esprit à la Pentecôte suggère une re-création. Au soir de la Résurrection, Jésus souffla sur les disciples et leur dit : « Recevez l’Esprit Saint » (Jn 20, 22). Il leur donne un seul cœur et met en eux un esprit nouveau (cf. Ez 11, 19). Ce geste rappelait la première création de l’homme : « Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il ‘insuffla’ dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint être vivant » (Gn 2, 7) ; à la Pentecôte, ce geste manifeste la création nouvelle.[2]
Enfin, saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens développe la célèbre métaphore théologique de l’Église comme Corps du Christ. Elle lui permet de concilier la diversité, puisque les premiers chrétiens proviennent déjà de nombreuses nations différentes, et l’unité : ils forment une seule Église. Il insiste ainsi sur le rôle particulier de chacun : les charismes sont variés comme les différentes fonctions des membres dans un corps. Le rôle de l’Esprit est essentiel : il est à l’Église ce que l’âme est au corps. Il donne la vie et assure aussi l’unité, puisque tous sont devenus chrétiens par le don du même Esprit au baptême ; il insuffle la vie divine, qui se manifeste dans les charismes au service de la communauté.
Pentecôte, don de l’Esprit, mission ad gentes, charismes particuliers. Tous ces éléments sont bien mis en relation par la liturgie qui nous fait prier :
« Aujourd’hui, Seigneur, par le mystère de la Pentecôte, tu sanctifies ton Église chez tous les peuples et dans toutes les nations ; répands les dons du Saint-Esprit sur l’immensité du monde, et continue dans les cœurs des croyants l’œuvre d’amour que tu as entreprise au début de la prédication évangélique. Par Jésus-Christ… »[3]