L’Ascension vient d’avoir lieu, la Pentecôte se profile à l’horizon : entre ces deux événements mystérieux, le livre des Actes nous montre la première communauté chrétienne réunie au Cénacle dans la prière (Ac 1). Les apôtres laissent le Mont des Oliviers, où Jésus leur fait ses adieux avant de monter vers le Père, et s’assemblent dans une maison d’un quartier de Jérusalem, le mont Sion : ils écrivent une page clé de notre histoire, celle qui ferme l’Évangile et ouvre l’évangélisation des peuples.
Ce petit noyau, qui va devenir l’Église universelle, se structure naturellement autour du groupe des apôtres que Jésus, pendant sa vie publique, a choisis : saint Luc, conscient du caractère décisif du moment, prend soin de nous citer leurs noms ; ils sont désormais onze depuis la défection de Judas. Ils s’assemblent spontanément dans la « chambre haute », le Cénacle sur le mont Sion : les murs y font encore résonner, dans leurs cœurs, les paroles du Maître lors de la dernière cène. Ils se dédient à la prière.
L’importance de ce petit groupe, la première forme du « collège épiscopal », est évidente : un peu plus loin dans le récit, leur premier soin sera de ne pas le laisser incomplet, en élisant Matthias en remplacement de Judas (Ac 1,15-16). Ainsi l’Esprit pourra se répandre sur une Église guérie de sa première blessure, sur ces douze hommes qui, à travers le symbole des douze tribus d’Israël, représentent tout le Peuple. Notons également la mention de Marie, mère de Jésus, d’autres femmes et de « frères » : le groupe des apôtres structure une Église qui ne se limite pas à eux, et l’Esprit fera bientôt des merveilles à travers la diversité des membres. Ce sera un diacre, Etienne, et non un apôtre, qui recevra l’honneur d’être le premier martyr.
Le Psaume 27 (26) reflète l’attitude intérieure de cette communauté en prière : alors que Jésus est monté au Ciel et que l’Esprit n’est pas encore venu, ils sont réunis en prière et récitent les psaumes pour grandir dans la confiance : « de qui aurais-je crainte ? » (v.1). Le monde qui les entoure est hostile, la mort tragique de Jésus le prouve à l’envi, mais une grande histoire d’évangélisation les attend, et ils perçoivent déjà que la Résurrection de Jésus a tout changé. « Le Seigneur est ma lumière et mon salut », ces paroles acquièrent un nouveau sens : Jésus est Lumière et Salut du monde, comme l’Évangile de Jean le méditera longuement.
De même le désir pieux « d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie » n’est plus le refuge dans le Temple et ses cérémonies, mais il exprime la consécration des apôtres à l’édification de l’Église, nouvelle maison du Seigneur. En retournant au Cénacle, les apôtres inaugurent le nouveau culte « en esprit et en vérité » annoncé par Jésus à la Samaritaine (Jn 4). Ils retrouvent dans le recueillement intérieur celui qui ne se donne plus à voir extérieurement et se préparent à recevoir dans leur cœur l’Esprit même du Fils. Imaginons avec quelle ferveur Pierre a pu prier le psaume que nous lisons aujourd’hui, lui que la Pierre angulaire, le Christ, a établi comme Roc pour construire son Église… Sous l’impulsion de Marie, il invitait probablement tous les autres à « chercher la face du Seigneur » (v.8), sans savoir exactement en quoi consistait leur chemin concret vers la « terre des vivants » (v.13) où Jésus les attend désormais. Mais il avait pleine confiance dans le Bon Pasteur : « Ecoute, Seigneur, je t’appelle ! » (v.7).
Ce même Pierre, quelques années plus tard, s’adresse à une communauté qui vit une grande épreuve, « un incendie » dit le texte un peu avant l’extrait d’aujourd’hui (1P 4,12). Il semble qu’il s’agissait d’une persécution contre la foi : « à cause de ce nom de chrétien ». La présence de l’Esprit Saint, qui repose sur les croyants, leur permet d’unir ces souffrances à celles du Christ, leur procurant la joie dès ici-bas et aussi dans le monde à venir, lorsque le Seigneur reviendra : « afin d’être dans la joie et l’allégresse quand sa gloire se révélera » (v.13). C’est sur cette note d’espérance que nous achevons notre parcours de la Première épitre de Pierre pendant ce temps pascal de l’année A.
En ce dernier dimanche de Pâques avant la Pentecôte, nous méditons la sublime « Prière sacerdotale » de Jésus, rapportée par Jean dans son chapitre 17, divisé en trois pour les trois années liturgiques. Nous revenons donc, nous aussi, au Cénacle, comme les apôtres après l’Ascension, pour méditer sur les paroles que le Seigneur nous y a laissées en testament lors de la dernière cène. Dès l’ouverture de cette longue prière, la supplication de Jésus s’élève dans un dialogue d’amour avec son Père, autour du terme « gloire (δόξα, doxa) », et en plaçant ses disciples au centre de son attention. Le pape Benoît nous offre une belle introduction à cette prière :
« Elle est appelée ‘prière sacerdotale’, parce qu’en elle, Jésus se présente dans l’attitude du prêtre qui intercède pour les siens, au moment où il va quitter ce monde. Le passage est dominé par le double thème de l’heure et de la gloire. Il s’agit de l’heure de la mort, l’heure au cours de laquelle le Christ doit passer de ce monde au Père. Mais elle est aussi, en même temps, l’heure de sa glorification qui s’accomplit à travers la croix, appelée par l’évangéliste Jean ‘exaltation’, c’est-à-dire élévation, montée dans la gloire : l’heure de la mort de Jésus, l’heure de l’amour suprême, est l’heure de sa gloire la plus haute. »[1]
Nous sommes ainsi introduits dans les profondeurs insondables du Cœur du Christ, qui nous partage son amour pour le Père qui englobe celui de ses frères ; un vertige peut nous prendre devant ses déclarations difficiles à comprendre. Mais une clé théologique peut nous aider, mise en valeur par quelques exégètes modernes. Il s’agit de replacer la prière de Jésus dans le contexte de la fête liturgique du Yom Kippour, lorsque le Grand Prêtre devait accomplir l’expiation des péchés : les siens, ceux des prêtres, ceux de toute l’assemblée d’Israël. En pardonnant les transgressions, il redonnait au peuple sa vocation d’être « saint », c’est-à-dire choisi et béni parmi les autres peuples.
Lors de la dernière Cène, Jésus est ainsi sur le point d’entrer dans sa Passion, où il va réaliser, comme nouveau Prêtre, l’expiation de nos péchés pour nous constituer comme « peuple saint », c’est-à-dire appelé à la communion intime avec le Père, par le Fils, dans l’Esprit. D’où trois thèmes majeurs de l’Évangile de ce jour :
La « gloire » que Jésus demande (glorifie-moi auprès de toi, Père) est celle de l’obéissance : c’est ainsi qu’il sera le Grand Prêtre de la Nouvelle Alliance, en offrant le sacrifice parfait de sa propre vie.[2]
La « vie éternelle » est ce qu’Il veut obtenir pour nous : « Il donnera la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés » (v.2). Jésus la définit très précisément : « La vie éternelle c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu et de connaître celui que tu as envoyé. » (v.3) Elle consiste dans la communion trinitaire qui s’ouvre à nous par la mort-et-résurrection du Fils.[3] Benoît XVI explique que « connaître dans le sens de la Sainte Ecriture c’est devenir intérieurement une seule chose avec l’autre »[4]. Est-ce bien vers cela que nous tendons et non vers une simple poursuite de l’existence telle que nous la connaissons ici-bas ? Avons-nous le désir de devenir « une seule chose » avec Dieu ?
Jésus mentionne le « nom » : « J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as pris dans le monde pour me les donner » (Jn 17,6). Il s’agit d’une référence au geste du Grand Prêtre qui, une fois l’an pour le Yom Kippour, devait prononcer le nom divin dans le Saint des Saints. À travers son nom, Dieu se rendait présent (cf. Ex 3,14) et pardonnait les péchés du peuple. Jésus a apporté la plénitude de la présence divine, pour réaliser une expiation plus parfaite, et constituer un nouveau peuple saint, l’Église.[5] C’est aussi une référence à l’épisode du Buisson ardent (Ex 3), quand Dieu révèle son nom à Moïse.
C’est Jésus qui révèle pleinement le nom de Dieu et établit la possibilité d’une relation avec Dieu par toute son œuvre de rédemption. Pour s’associer à cette grande prière sacerdotale de Jésus, il nous suffit de reprendre la prière fondamentale qu’il nous a laissée, le Notre Père, en la complétant peut-être avec la suite fournie par le Missel romain (délivre-nous de tout mal, Seigneur, et donne la paix à notre temps…).
Nous pouvons aussi nous aider de la liturgie, qui nous fait désirer la « glorification » promise par Jésus :
« Exauce-nous, Dieu notre Sauveur : que notre communion au mystère du salut nous confirme dans cette assurance que tu glorifieras tout le corps de l’Eglise comme tu as glorifié son chef, Jésus le Christ. Lui qui… »[6]
⇒Lire la méditation
[1] Benoît XVI, Homélie de la messe à Zagreb, 5 juin 2011.
[2] Voir l’explication de Benoît XVI : « La glorification que Jésus demande pour lui-même, en tant que Grand Prêtre, c’est l’entrée dans une pleine obéissance au Père, une obéissance qui le conduit à la pleine condition filiale : ‘Toi, Père, glorifie-moi maintenant auprès de toi : donne-moi la gloire que j’avais auprès de toi avant le commencement du monde’ (Jn 17, 5). Cette disponibilité et cette requête sont le premier acte du sacerdoce nouveau de Jésus qui est un don de soi total sur la croix, et c’est sur la croix — l’acte d’amour suprême — qu’Il est glorifié, parce que l’amour est la gloire véritable, la gloire divine. » (Benoît XVI, Audience générale, 25 janvier 2012).
[3] Voir l’explication de Jean-Paul II : « La vie éternelle est définie par Jésus lui-même lorsqu’il s’adresse au Père dans la grande prière sacerdotale : “La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ” (Jn 17, 3). Connaître Dieu et son Fils, c’est accueillir le mystère de la communion d’amour du Père, du Fils et de l’Esprit Saint dans notre vie qui s’ouvre dès maintenant à la vie éternelle dans la participation à la vie divine. » (Jean-Paul II, encyclique Evangelium Vitae, nº37)
[4] Benoît XVI, Homélie de la messe in Cena Domini, 1/4/2010, disponible ici.
[5] Voir l’explication de Benoît XVI: « Ce “manifester” n’est pas seulement un mot, mais c’est une réalité en Jésus ; Dieu est avec nous, et ainsi le nom – sa présence avec nous, être l’un de nous – est “réalisé”. Cette manifestation se réalise donc dans l’incarnation du Verbe. En Jésus, Dieu entre dans la chair humaine, il devient proche de manière unique et nouvelle. Et cette présence atteint son sommet dans le sacrifice que Jésus réalise dans sa Pâque de mort et de résurrection. » (Benoît XVI, Audience générale, 25 janvier 2012).
[6] Prière après la communion de la messe du jour.
