Nous connaissons tous l’image du berger qui se consacre à son troupeau : il prend soin de chacune de ses brebis, les fait entrer dans l’enclos pour les protéger, les mène paître là où l’herbe est la plus grasse. C’est la métaphore qu’utilise la liturgie de ce dimanche, dit « du Bon Pasteur », empruntée au chapitre 10 de saint Jean (« Je suis le bon pasteur, dit le Seigneur »), développée par le psaume 23 (« le Seigneur est mon berger »), illustrée par le premier des pasteurs que le Christ nous a laissés, saint Pierre. Nous lisons ses instructions en deuxième lecture (1P 2) et le voyons faire entrer dans le bercail qu’est l’Église les premières foules de convertis, le jour de Pentecôte (Ac 2).
La première lecture de ce dimanche nous présente la fin du discours de Pierre, lors de la Pentecôte au chapitre 2 des Actes. La répartition liturgique, semaine après semaine, de cet épisode des Actes pourrait nous dérouter, mais elle est logique. Le chapitre 2 commence par l’effusion de l’Esprit sur les Apôtres (vv. 1-4) et la stupéfaction des foules présentes à Jérusalem (5-13) : nous lirons ces passages dans quatre semaines, pour la fête de la Pentecôte. Entre temps, nous aurons lu le début du discours de Pierre (22-33, 3e dimanche de Pâques) et sa conclusion avec la réaction de l’auditoire (36-41, cette semaine, 4e dimanche). Le chapitre se termine par la description de la première communauté chrétienne (42-47), proclamée lors du 2e dimanche de Pâques. À travers le témoignage de Pierre et les conversions, c’est l’Esprit qui est à l’œuvre et donne son unité à tous ces textes, même si nous les lisons de manière discontinue.
Le témoignage et la mission de Pierre revêtent, ces semaines-ci, une grande importance. Dimanche après dimanche nous lisons en seconde lecture, sa première épître et nous contemplons son travail apostolique dans les Actes. Il apparaît ainsi comme un vis-à-vis du Christ dans les textes qui font pendant à l’Évangile. N’est-ce pas attribuer trop d’importance à un homme pécheur ? Pourtant, si le Christ est bien la « pierre angulaire », l’unique « Bon Pasteur », la liturgie et l’organisation de l’Église ne font que refléter le choix explicite du Seigneur qui a dévolu à Pierre, comme premier pasteur de son Église, un rôle très important pour la vie du troupeau, une fonction subordonnée, certes, mais essentielle, qu’il partage avec les autres apôtres. Comme l’explique le catéchisme :
« Le Seigneur a fait du seul Simon, auquel il donna le nom de Pierre, la pierre de son Église. Il lui en a remis les clefs (cf. Mt 16, 18-19) ;iIl l’a institué pasteur de tout le troupeau (cf. Jn 21, 15-17). ‘Mais cette charge de lier et de délier qui a été donnée à Pierre a été aussi donnée, sans aucun doute, au collège des apôtres unis à leur chef’ (LG 22). Cette charge pastorale de Pierre et des autres apôtres appartient aux fondements de l’Église. Elle est continuée par les évêques sous la primauté du Pape ».[1]
Puisque le thème de ce dimanche est celui du Bon Pasteur, nous prions naturellement le psaume 23 (22) qui commence par ces mots : « Le Seigneur est mon berger… » Le chrétien de toute époque, qu’il soit converti par Pierre ou baptisé par son curé, trouve dans la personne de Jésus plus qu’un berger ordinaire.
- Le Christ lui offre l’aliment spirituel nécessaire : « les prés d’herbe fraîche et les eaux tranquilles »,
- Il le guide dans le chemin de la vie « il me conduit… », et marche avec lui
- Il le protège des dangers, « les ravins de la mort »,
- Mais il va bien au-delà de la mission traditionnelle du berger, en apprêtant pour lui un festin – c’est-à-dire la plénitude de la vie – et en le faisant habiter avec lui pour l’éternité dans « la maison du Seigneur ».
Nous trouvons aussi dans ce psaume une image des sacrements : la table eucharistique, le parfum de l’onction, la coupe de la consécration… Ces sacrements procurent la grâce et le bonheur tout au long de notre vie. Rien d’étonnant que la communauté chrétienne, au cours des siècles, ait particulièrement aimé ce psaume 23 : il nous procure toujours un grand réconfort spirituel car il semble répondre à tous les besoins de l’homme et dit toute la tendresse et la prévenance de celui qui guide et comble ceux qui se fient totalement à lui.
En seconde lecture, la première Lettre de Pierre nous montre de quelle manière particulière Jésus se fait Bon Pasteur : en s’identifiant au serviteur souffrant d’Isaïe (Is 53), il a accepté les humiliations de la Passion sans répliquer ni revendiquer son droit. C’est ainsi qu’il « a porté nos péchés sur le bois de la croix », à la fois pour nous tracer la voie (« afin que vous suiviez ses traces ») et pour nous obtenir le pardon divin en se « faisant péché » comme nous (« par ses blessures vous avez été guéris »). Le berger se fait agneau, il se fait mystérieusement plus petit et plus fragile que les brebis qu’il guide. Par le mystère pascal, nous qui étions « errants comme des brebis » sans pasteur, nous avons trouvé le « Berger qui veille sur nous » et nous conduit aux sources de vie.
Dans les trois cycles liturgiques (A, B, C), ce quatrième dimanche de Pâques est celui du Bon Pasteur : c’est pourquoi le chapitre 10 de saint Jean, qui l’exprime avec tant de beauté, a été divisé en trois parties pour chacune des années. Nous ne proclamons donc ce dimanche que la première partie (Jn 10, 1-10), qui introduit le thème en opposant la figure du voleur à celle du Bon Pasteur : les brebis (les élus) reconnaissent la voix du berger et le suivent. Jésus utilise ensuite l’image de la porte qui conduit à la vie, là aussi pour s’opposer à ceux qui veulent la mort des brebis.
Mais ce passage d’Évangile suscite des questions difficiles : où Jésus veut-il nous mener lorsqu’il proclame que « ses brebis le suivent » (v.4) ? Et pourquoi change-t-il d’image en se comparant d’abord au berger, puis à la porte des brebis ?
Un coup d’œil à la structure globale de l’Évangile de Jean nous apporte la réponse. Jean présente d’abord Jésus comme le Verbe incarné, la lumière éternelle, qui vient de Dieu le Père : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14). Nous le voyons ensuite, dans les premiers chapitres, constituer la communauté de ses disciples (André, Jean, Pierre, Philippe, etc.) et réaliser un signe qui permet à ses disciples de croire en lui à Cana (Jn 2). Puis, au long des chapitres, il entre en dialogue avec plusieurs personnes (Nicodème, la Samaritaine, le paralytique, etc.), dont certains accueillent la foi dans le Christ (image de l’eau, de la lumière, etc.), tandis que d’autres, en particulier les Pharisiens, la rejettent. C’est ainsi qu’il constitue son troupeau, que sa voix de Bon Pasteur résonne dans le peuple élu, et que « ses brebis écoutent sa voix ».
Mais l’opposition à Jésus prend de l’ampleur dans le chapitre précédent (la guérison de l’aveugle-né) : ceux qui ont la charge spirituelle du peuple vont décider de le mettre à mort, tandis qu’il va continuer, pour un temps, son chemin (guérison de Lazare, enseignements à Jérusalem). Nous sommes donc devant le mystère de la résistance à Dieu à travers le rejet de son Fils, annoncé dès le début par Jean : « il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu », un mystère que Jésus lui-même décrit ainsi :
« Le Père qui m’a envoyé, lui, me rend témoignage. Vous n’avez jamais entendu sa voix, vous n’avez jamais vu sa face, et sa parole, vous ne l’avez pas à demeure en vous, puisque vous ne croyez pas celui qu’il a envoyé. Vous scrutez les Écritures, parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui me rendent témoignage, et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! » (Jn 5, 37-40)
Comprendre vraiment les Écritures, c’est accueillir Jésus, c’est connaître le Père et recevoir la vie. À l’inverse, le fait de rejeter Jésus témoigne d’une mauvaise compréhension des Écritures, c’est une marque de cécité et de mort spirituelle… C’est pourquoi, à côté de l’image du Bon Pasteur, surgit l’image contraire du voleur : non seulement les autorités en charge du peuple vont rejeter Jésus, mais elles prétendent aussi empêcher le peuple de le suivre. Saint Jean Chrysostome décrit ainsi cette terrible réalité :
« Observez, mes frères, les marques du larron : premièrement, il n’entre pas de jour, ni publiquement ; en second lieu, il n’entre pas par l’autorité des Écritures, car, entrer par les Écritures, c’est entrer par la porte. Au reste, le Sauveur désigne ici les faux prophètes, les faux pasteurs qui l’avaient précédé, et ceux qui devaient le suivre : l’Antéchrist, les faux christs, Judas, Théodas (Act. V, 36), et tous les autres de cette espèce ; et c’est avec justice qu’il appelle les Écritures la porte. »[2]
En revanche, Jésus est le Bon Pasteur qui continue son chemin… vers le Père, pour nous y préparer une place, pour y constituer le bercail qui est la communauté des disciples entrés dans la vie. En effet il ne rassemble pas pour lui-même mais pour un autre, le Père, c’est une constante de l’Évangile de Jean où Jésus renvoie toujours vers le Père et s’efface toujours devant lui. Voilà pourquoi Jésus, dans son discours du Bon Pasteur (Jn 10), s’identifie d’abord au berger et ensuite à la porte : non seulement il rassemble les disciples pour les conduire au Père, mais il est lui-même le chemin vers le Père : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). Saint Jean Chrysostome l’explique :
« Que si ensuite il se dit lui-même la porte, ne vous troublez pas : il se dit lui-même et le pasteur et la brebis, selon les différentes fonctions qu’il s’attribue. Ainsi quand il nous offre à son Père, il se dit la porte ; quand il prend soin de nous, il se dit le pasteur. Et il se dit le pasteur, afin que vous ne croyiez pas que nous offrir à son Père, ce soit là toute son œuvre. »[3]
D’où la prière que nous offre la liturgie :
« Dieu éternel et tout-puissant, guide-nous jusqu’au bonheur du ciel ; que le troupeau parvienne, malgré sa faiblesse, là où son Pasteur est entré victorieux. Lui qui règne avec toi dans l’unité du Saint Esprit… »[4]