Avec toute l’Église, nous écoutons ce dimanche une partie du Discours sur la montagne (Mt 6, 24-34), qui nous invite à mettre toute notre confiance dans la Providence divine. Après avoir montré comment « accomplir » les commandements sur la violence, l’impureté et le mensonge dans le chapitre précédent, et après nous avoir appelés à être parfaits (Mt 5), Jésus aborde un enseignement sur l’argent, qui correspond au septième précepte de la Loi. Il continue donc d’explorer les méandres de notre cœur pour le réformer en profondeur.
Une courte remarque sur notre « lecture continue » de Matthieu pendant ce Temps Ordinaire : après avoir proclamé l’intégralité du chapitre 5 pendant les quatre derniers dimanches (4-7 du TO), nous avons laissé de côté le début du chapitre 6 (enseignements sur le jeûne et la prière) qui seront lus pendant le Carême. Nous terminerons le « Discours sur la montagne » par la fin du chapitre 7, lors du neuvième dimanche du TO : Jésus nous y invitera à mettre en pratique tous ces enseignements.
Un verset donne la clé de tout ce que le Christ nous dit ce dimanche : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21). Il dénonce ainsi l’idolâtrie de l’argent, lorsque le trône de notre cœur, réservé pour Dieu, est usurpé par les intérêts matériels. L’alternative est claire, notre cœur ne peut avoir qu’un maître et doit choisir entre Dieu et l’argent, qui sont incompatibles : « il haïra l’un et aimera l’autre… ». L’expression qu’il utilise pour désigner son propre concurrent est mystérieuse : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent [μαμωνᾷ, mamôna] » (v.24). Le pape Benoît XVI nous en offre une explication :
« Mammon est un terme d’origine phénicienne qui évoque la sécurité économique et le succès dans les affaires ; nous pourrions dire que dans la richesse est indiquée l’idole à laquelle on sacrifie toute chose pour atteindre sa propre réussite matérielle et ainsi cette réussite économique devient le vrai dieu d’une personne. Une décision fondamentale est donc nécessaire entre Dieu et Mammon, il faut choisir entre la logique du profit comme ultime critère de notre action et la logique du partage et de la solidarité ».[1]
Deux domaines sont abordés par Jésus pour nous l’expliquer : (1) la nourriture (« La vie ne vaut-elle pas plus que la nourriture ? »), qui correspond à l’image des « oiseaux du ciel » qui reçoivent chaque jour le nécessaire du Père céleste. (2) le vêtement (« Le corps ne vaut-il pas plus que les vêtements ? »), avec cette belle évocation des « lis des champs », que le Père habille si splendidement. Conclusion : dans ces domaines-là, « ne vous faites donc pas tant de souci », mais occupez-vous de l’essentiel : le « royaume de Dieu et sa justice ».
Au-delà de la nourriture matérielle, il semble que Jésus veuille indiquer, dans la première image, tout ce qui est absolument nécessaire pour la vie naturelle. En première lecture, le Prophète Isaïe (Is 49) utilisait une image très semblable, en évoquant un nourrisson qui reçoit tout de sa mère. Le Seigneur s’est tellement lié au Peuple d’Israël dans l’histoire, qu’il est inconcevable qu’il puisse l’oublier. Mais les événements sont contraires, les méchants prospèrent, le Peuple est exilé et démoralisé. C’est l’occasion d’approfondir la foi, répond le Seigneur, comme s’il disait : Sion, celle que j’aime passionnément, comment pourrais-je t’abandonner ? « Vois, je t’ai gravée sur les paumes de mes mains, tes remparts sont devant moi sans cesse » (Is 49, 16).
La seconde image de Jésus dans son Discours, celle du vêtement, prend tout son relief quand on la replace dans l’ensemble de l’Évangile de Matthieu. Le vêtement est plus qu’une nécessité : dans la mentalité antique, il exprime notre dignité, notre rang social, notre fonction dans la société. C’est pourquoi l’un des signes forts de la pénitence, pour Jean-Baptiste, consiste à avoir « son vêtement fait de poils de chameau et un pagne de peau autour de ses reins » (Mt 3, 4), par opposition à ceux qui vivent dans le luxe, « qui portent des habits délicats [et] se trouvent dans les demeures des rois » (11, 8). Pour entrer en contact avec le salut en Jésus, beaucoup veulent « toucher son manteau » (9, 20) ; bien plus, la manifestation de sa divinité passe par la transformation de son visage et de ses vêtements, « blancs comme la lumière » (17, 2). De même, l’ange du Seigneur qui apparaît après la Résurrection avait une « robe blanche comme neige » (28, 3). Au-delà de cela, nous sommes conviés à nous interroger sur notre rapport avec Dieu : lorsque Jésus nous invite à regarder les lis des champs, si bien habillés par son Père, il nous indique une profonde attitude intérieure de dépendance vis-à-vis de lui, qui va jusqu’à recevoir de sa main paternelle notre sécurité, notre identité sociale, notre mission dans l’Église, notre « justification » dans la confiance : c’est le royaume de Dieu qui doit nous inquiéter, et rien d’autre. Dans la parabole du Roi qui invite pour les noces de son fils (Mt 22), nous connaissons les mésaventures de cet invité entré sans la tenue de noces, qui était nécessaire pour participer au festin. Ici, Jésus nous invite à la recevoir de son Père comme les fleurs, dans la confiance, et saint Jean reprendra cette image dans l’Apocalypse :
« Soyons dans l’allégresse et dans la joie, rendons gloire à Dieu, car voici les noces de l’Agneau, et son épouse s’est faite belle : on lui a donné de se vêtir de lin d’une blancheur éclatante ; le lin, c’est en effet les bonnes actions des saints ». (Ap 19, 7-8).
Cette attitude de confiance, d’abandon total à la Providence, provient de la foi, et s’exprime très bien dans le psaume 62 : Dieu y est qualifié par le psalmiste de « rocher » (v.3.8), « citadelle », « refuge » (v.8.9). Pour une âme inquiète, qui cherche la sainteté et pourrait être prise de vertige devant ses propres misères, il est bon de répéter : « Mon salut ne vient que du Seigneur ».