La célébration de la Parole, ce dimanche, met en valeur deux sommets spirituels de l’Écriture, l’un de l’Ancien Testament, l’autre du Nouveau. Dans le Lévitique, nous écoutons cette belle invitation de Dieu : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19, 2) ; des lèvres du Seigneur nous parvient une autre invitation : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Depuis la montagne où il prononce son sermon, Jésus fait donc allusion à ce premier degré de sainteté proposé dans l’Ancien Testament, et le dépasse en proposant la folie des Béatitudes. C’est pourquoi il utilise à plusieurs reprises la même expression : « Vous avez appris qu’il a été dit… Eh bien ! Moi, je vous dis… »
Le livre du Lévitique nous présente une conception précise de la sainteté à cette époque : il s’agit d’une « séparation », d’une mise à distance de l’impur, comme Dieu est lui-même séparé du monde, au-delà de notre condition profane. Quelles conséquences pour son Peuple ? En voici un bon résumé :
« Israël doit d’abord se purifier, c’est-à-dire se laver de toute souillure incompatible avec la sainteté de Dieu, avant d’assister à des théophanies ou de participer au culte (Ex 19, 10-15). Mais c’est, en définitive, Dieu seul qui lui donne la pureté, par le sang du sacrifice (Lv 17, 11), ou en purifiant son cœur (Ps 51) ».[1]
À partir de cette notion tout extérieure, commune à d’autres religions, les prophètes ont éduqué le Peuple à chercher la pureté intérieure : la justice, l’obéissance et l’amour sont nécessaires (cf. Is 1, 4-20 ; Dt 6, 4-9). Le Lévitique, écrit probablement après les livres de l’Exode et du Deutéronome, qui codifiaient déjà la Loi, forme un ensemble plus hétérogène. On y trouve des prescriptions cultuelles, alimentaires (les règles de la cashrout) et sociales extrêmement rigoureuses comme la Loi du talion et les nombreux cas d’imposition de la peine de mort. Il contient également une première ouverture vers une autre forme de pureté, la pureté intérieure, celle du cœur avec le rejet de la vengeance et de la haine, la charité envers le pauvre, l’immigré, etc. C’est ce sommet spirituel qui apparaît dans le passage du Lévitique que nous lisons aujourd’hui (Lv 19) : au-delà de la pureté rituelle, il s’agit bien d’une sainteté « vécue », en suivant les prescriptions de la Loi dans tous les domaines de la vie (famille, société, économie…). Ces chapitres, appelés « Loi de sainteté » (Lv 17-26), insistent notamment sur des mesures de miséricorde sociale, pour prendre soin du pauvre et des orphelins. Cette invitation se cristallise dans le précepte si fort : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même : Je suis le Seigneur » (Lv 19, 18). Devant l’interrogation pressante du fidèle, qui ne sait pas où trouver cette force et sent en lui l’absence de vertu, l’incapacité d’aimer ce prochain, le Lévitique ouvrait une piste (« Je suis le Seigneur ») que le psaume 103 (102) va illustrer : Dieu lui-même montre l’exemple et nous purifie.
Pendant la lecture liturgique du psaume, nous reprenons en refrain ce verset : « Le Seigneur est tendresse et pitié » (Ps 103, 8), et nous sommes invités à reconnaître les bienfaits du Seigneur dans notre vie, la manière dont il nous éduque et nous reprend patiemment : « il pardonne toutes tes offenses, et te guérit de toute maladie, etc. » (v.3). Le croyant constate donc l’œuvre du Seigneur au plus profond de son âme, la gratitude jaillit de son cœur (Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits…) et cela doit l’inciter à imiter un Père si bon. Celui qui a conscience d’avoir reçu en abondance, gratuitement, sent le devoir de se comporter de la même manière vis-à-vis de son prochain. D’où la possibilité de vivre le commandement du Lévitique : « Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple » (19, 17), puisque le Seigneur m’a pardonné, qu’il a oublié tout grief à mon égard : « Il n’agit pas envers nous selon nos fautes, ne nous rend pas selon nos offenses » (Ps 103, 10).
Dans l’Évangile, Jésus se réfère, à la fois, à ce monument spirituel qu’est le chapitre 19 du Lévitique, qui offrait un chemin concret de sainteté aux fidèles, et au chapitre 24 du même livre qui réaffirme la loi du talion (Ex 21 et Dt 19). Similaire à une législation babylonienne, le fameux Code d’Hammurabi (1730 avant J.-C.), cette règle obéit à une toute autre logique que la précédente, même si le talion constituait déjà un progrès sur les règles de vengeance des sociétés antiques. Aussi, en affirmant : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi » (Mt 5, 43), Jésus relève une réalité très forte dans le Pentateuque et tout au long de l’histoire d’Israël, que les Prophètes n’ont pas toujours combattue. Il s’agit de la violence contre les « ennemis », justifiée par la Loi et les institutions de la religion israélite. Elle sévissait contre deux groupes principaux : les ennemis « extérieurs », ces peuples avec lesquels Israël ne doit avoir aucune part pour ne pas abandonner le vrai Dieu (voir les anathèmes contre les nations à détruire, par exemple Dt 7) ; et les ennemis « intérieurs », ces pécheurs qu’Israël doit extirper de son sein pour ne pas être contaminée (voir les nombreux cas où il faut « retrancher du milieu de son peuple », c’est-à-dire exécuter le coupable, dans le Lévitique).
Toutes ces mesures de la Loi étaient donc des normes « sages », destinées à régir le Peuple, la société juive de l’époque et à réformer ses mœurs ; Jésus vient leur opposer des conseils de perfection, dont le but est personnel et spirituel, et qui sont impossibles à traduire dans une législation officielle. Elles font partie de la « folie de l’amour ». Tendre l’autre joue à celui qui nous gifle, aimer les ennemis et vouloir leur bien en priant pour eux : qui n’a jamais ressenti l’extrême difficulté de ces préceptes ?
En disant cela, Jésus ne nous incite pas à la provocation : il nous invite à rompre le cercle de la violence en répondant sur un mode pacifique à l’insulte et à l’agressivité. Nous pouvons faire concrètement l’expérience – au travail, au volant, en famille – que ce type de réponse désarme effectivement l’agresseur et permet le retour d’une certaine harmonie, là où l’attitude normale de « rétorquer » conduit, au mieux, à un simple arrêt des hostilités. En acceptant parfois des remarques injustes sans répondre, en gardant une attitude bienveillante quoi que nous ressentions, nous pouvons faire l’expérience d’une grande paix intérieure qui contribue mystérieusement à la paix et au bien de tous. En agissant ainsi nous imitons Dieu dont l’amour est inconditionnel et qui est mort pour nous « alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5, 8).
Est-il possible de modeler notre comportement concret sur ce Père qui « fait lever son soleil sur les méchants et les bons » ? Saint Paul en a fait l’expérience : c’est la vie nouvelle dans le Christ qui rend possibles ces sommets de sainteté. Jacques Maritain nous livre en synthèse sa pensée :
« Nous serons tous jugés sur nos œuvres ; et les œuvres de la Loi nouvelle sont plus difficiles en elles-mêmes que celles de la Loi ancienne, en ce sens que la pureté de l’acte intérieur et des mouvements cachés de l’âme y est commandée. Mais ce ne sont pas nos œuvres qui nous sauvent, c’est Jésus crucifié, et la foi vive qui, reçue du Père par lui, nous incorpore à lui, – la foi qui, opérant par la charité, fructifie en les œuvres dues et les fait méritoires, et rend léger à accomplir cela même qui de soi serait plus difficile. En telle sorte que l’amour est la plénitude de la Loi, et que nous sommes sauvés par la foi, non pas sans les œuvres, mais avec la charité et avec les œuvres de la charité.[2]
C’est pourquoi Jésus n’utilise pas le terme de « sainteté » du Lévitique : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint » (Lv 19, 2) ; il le dépasse en parlant de « perfection » : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait [τέλειος, teleios] » (Mt 5, 48). Un idéal trop élevé ? À notre époque, nous avons l’impression que celui qui exige beaucoup révèle un manque d’amour et nuit à l’épanouissement de celui qui obéit. Jésus vient nous dire exactement le contraire. Plus on aime, plus on exige pour élever l’aimé. Dieu est exigeant et nous veut parfaits car il nous veut parfaitement un avec lui. L’intériorisation de la Loi par les préceptes évangéliques nous conduit à vivre de la vie même du Père, cet amour trinitaire qui se reflète dans le Fils. Jésus peut nous inviter à ce sommet parce que lui-même est l’homme parfait, en qui nous voyons la réalisation de cet idéal : son amour pour le prochain le conduit à l’offrande totale de sa vie. Depuis la montagne des Béatitudes, il interpelle chacun de nous dans le fond de son cœur, comme le jeune homme riche : « Si tu veux être parfait [τέλειος], va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ». (Mt 19, 21)
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[1] Vocabulaire de Théologie Biblique, Éditions Xavier Léon-Dufour, Saint, col. 1181.
[2] Jacques Maritain, La pensée de saint Paul, Parole et Silence, 2008, p. 15.
