Les Béatitudes et la Loi : Nous prions ce dimanche une partie du psaume 119 (118) qui relie théologiquement ces deux thèmes. « Heureux ceux qui marchent suivant la Loi du Seigneur », tel est notre refrain, qui nous introduit naturellement à l’Évangile de Matthieu (Mt 5, 17-37) : après les Béatitudes, cette partie du « discours sur la montagne » aborde aujourd’hui la question de la Loi.
Le psaume 119 est une très longue glorification de la Loi du Seigneur, qui s’étend sur un total de 176 versets : tous les bienfaits en sont décrits, tous les aspects passés en revue, pour rendre gloire au Seigneur d’Israël qui l’a offerte à son Peuple. Il s’ouvre sur l’affirmation d’une « béatitude », la description d’un chemin de bonheur qui est aussi l’ouverture de tout le psautier dans sa forme actuelle (cf. Ps 1, 1 : « Heureux l’homme qui… »). Le Dieu de la vie veut le bonheur de ses enfants et leur offre la Loi comme moyen pour y parvenir. Bien loin d’un légalisme étroit, c’est une spiritualité très positive qui nous est présentée : non pas une « Loi-contrainte », mais un chemin d’épanouissement dans la félicité.
La liturgie choisit pour ce dimanche les versets du psaume qui décrivent l’action du Seigneur. Ces versets présentent Dieu comme celui qui promulgue (cf. v.4), mais surtout qui est bon (cf. v.17), qui enseigne (cf. v.33), dont la loi est merveilleuse (cf. v.32). Ces termes s’appliquent d’ailleurs parfaitement à ce que fait Jésus dans l’Évangile de ce jour. Le fidèle, voyant la grandeur du don qui lui est fait, mais aussi l’exigence de l’appel de Dieu, ressent le besoin d’un guide pour parcourir le chemin proposé : « Ouvre mes yeux… affermis ma conduite… Montre-moi comment garder ta loi » ; Ainsi l’observation de la Loi est-elle présentée comme une collaboration entre Dieu, qui tout à la fois prescrit et donne la force d’obéir, et l’homme qui accueille l’appel, et qui demande la grâce nécessaire pour l’accomplir.
Cette approche nous interpelle directement, nous qui appartenons à une époque où la Loi de Dieu est perçue comme un fardeau, comme irréalisable. Croyons-nous sincèrement que les exigences de Dieu ne sont pas le fait d’un autoritarisme déplacé mais sont données pour notre bien et notre bonheur ? Au lieu de nous décourager devant l’ampleur de la tâche, de nous dire que cela est trop dur ou dépassé pour notre temps, savons-nous implorer l’aide et la grâce de Dieu ? L’idée que la Loi est réalisable figure déjà dans la première lecture : « Si tu le veux tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle. » (Sir 15, 15).
Le psalmiste demande également un guide pour l’intériorisation. Il veut accueillir la Loi dans le plus intime de son être : « que je l’observe de tout cœur. » C’est précisément ce que Jésus va offrir dans l’Évangile.
La première lecture, tirée de Ben Sira (chap. 15), reprend cette même idée de bonheur, mais la met en regard du malheur possible : « La vie et la mort sont proposées aux hommes… » (v.17) C’est la « spiritualité des deux voies », typique de la littérature sapientielle, et qui se trouve déjà dans le Deutéronome. Moïse scellait ainsi sa mission de législateur, avant de mourir, en rapportant ces paroles du Seigneur :
« Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements de Yahvé ton Dieu […], que tu gardes ses commandements, ses lois et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras […]. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’écoutes point […] je vous déclare aujourd’hui que vous périrez certainement. » (Dt 30, 15-18)
Nous pouvons traduire en termes modernes cette alternative : il s’agit de la vie morale, du choix entre le bien et le mal, c’est-à-dire entre la vie et la mort, un combat crucial qui se joue dans le secret de nos consciences. Le pape François l’exprimait ainsi :
« Le parcours de la vie comporte nécessairement un choix entre deux chemins : entre honnêteté et malhonnêteté, entre fidélité et infidélité, entre égoïsme et altruisme, entre bien et mal. On ne peut pas osciller entre l’un et l’autre, car ils se meuvent selon deux logiques différentes et opposées. Le prophète Élie disait au peuple d’Israël qui marchait sur ces deux chemins : ‘’Mais vous boitez des deux pieds !’’ C’est une belle image. Il est important de décider quelle direction prendre et puis, une fois la voie juste choisie, de marcher avec élan et détermination, en se confiant à la grâce du Seigneur et au soutien de l’Esprit ».[1]
Ben Sira reprend donc ce thème du bonheur, et insiste sur l’autorité du Seigneur : « Fort est son pouvoir, et il voit tout » (v.18). Il ne faut pas chercher ailleurs ce qui confère leur autorité aux commandements du Sinaï : ils proviennent du Créateur. Celui qui a modelé l’homme sait parfaitement ce qui lui convient ; il est aussi Providence, et l’accompagne vers la pleine réalisation de sa vocation humaine. À travers Moïse, il dit à tout homme : « Fais cela, et tu vivras ». C’est pourquoi le discours de Jésus sur la montagne a tant frappé ses auditeurs. Jésus adresse son discours aux disciples (μαθηται, mathêtai, ceux qui sont enseignés), un terme important dans l’Évangile de Matthieu. Au lieu de commenter la Loi, comme ses contemporains, il se présente avec une autorité inouïe comme la source même de la Loi, c’est-à-dire comme l’égal de Dieu : « Vous avez appris qu’il a été dit… Eh bien ! moi, je vous dis… ».
Il utilise cette expression énergique pour introduire son enseignement sur trois commandements précis (voir Dt 5) : le 5e (sur le meurtre), le 6e (sur l’adultère), et le 8e (sur le faux serment). Il se place ainsi au-dessus de la chaîne d’autorités humaines (les anciens) qui transmettaient la Loi de génération en génération, en commençant par Moïse. Avec une attitude si révolutionnaire, Jésus entendait-il abroger la Loi qui le précédait ? Matthieu, d’origine juive, prend bien soin d’indiquer au début du discours : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. » (Mt 5, 17). Le Catéchisme nous explique bien ce que cela signifie :
« La Loi évangélique accomplit les commandements de la Loi. Le Sermon du Seigneur, loin d’abolir ou de dévaluer les prescriptions morales de la Loi ancienne, en dégage les virtualités cachées et en fait surgir de nouvelles exigences : il en révèle toute la vérité divine et humaine. Il n’ajoute pas de préceptes extérieurs nouveaux, mais il va jusqu’à réformer la racine des actes, le cœur, là où l’homme choisit entre le pur et l’impur (cf. Mt 15, 18-19), où se forment la foi, l’espérance et la charité, et avec elles, les autres vertus. L’Évangile conduit ainsi la loi à sa plénitude par l’imitation de la perfection du Père céleste (cf. Mt 5, 48), par le pardon des ennemis et la prière pour les persécuteurs, à l’instar de la générosité divine (cf. Mt 5, 44) ».[2]
Une autre partie du discours est d’interprétation délicate : « Pas un seul iota, pas un seul trait ne disparaîtra de la Loi jusqu’à ce que tout se réalise… » (v.18). Isolés de leur contexte, ces versets sembleraient obliger les chrétiens à observer toutes les prescriptions de la Loi, comme la circoncision ou les interdits alimentaires… Or, il faut lire ce passage sous le nouvel angle proposé par Jésus, celui de l’intention du cœur : comment agir en se conformant au cœur de Dieu ? À partir de là, il devient clair que la loi trouve son champ d’application dans ce qui concerne la relation à Dieu et aux autres. Le reste est du domaine du règlement ou de la prescription. C’est pourquoi les lettres de saint Paul et les Actes des Apôtres nous ont libérés de la circoncision et autres observances judaïques qui n’engagent pas le cœur. Saint Jean-Paul II résume brièvement ce point, qu’il faut garder en tête en lisant le discours sur la montagne :
« Au premier Concile, qui réunit à Jérusalem autour des Apôtres les membres de diverses Églises, une décision est prise, reconnue comme inspirée par l’Esprit : il n’est pas nécessaire qu’un païen se soumette à la loi juive pour devenir chrétien (cf. Ac 15, 5-11.28). À partir de ce moment, l’Église ouvre ses portes et devient la maison dans laquelle tous peuvent entrer et se sentir à leur aise, en conservant leur culture et leurs traditions, pourvu qu’elles ne soient pas en opposition avec l’Évangile ».[3]
Enfin, mentionnons trois aspects importants du discours de Jésus.
Le Christ insiste sur le jugement, évoquant plusieurs fois la géhenne de feu. Tant Moïse que Ben Sira évoquaient la mort comme aboutissement du mal, mais laissaient entendre une réalité naturelle ; ici Jésus nous projette dans l’horizon d’une réalité spirituelle, un jugement terrible et définitif, qu’il reprendra dans son discours sur le « Jugement des Nations » (Mt 25).
La matière des commandements reste inchangée : il s’agit toujours de la violence, de l’impureté, du mensonge, ces vices qui rongent le cœur de l’homme et l’éloignent de la communion avec le cœur de Dieu. Mais il veut former une conscience plus fine, passant du meurtre à l’insulte, de l’adultère au désir, du serment à la parole digne de foi. De Moïse à Jésus, c’est le Peuple qui a grandi, et son éducation passe à une nouvelle étape : après l’avertissement cinglant sur la conséquence des fautes lourdes, le Seigneur propose d’en venir à des motivations plus profondes.
Enfin, nous assistons à l’intériorisation des commandements, parce que Jésus se veut maître spirituel et guide intérieur. Qui d’autre que lui pourrait se permettre cette accusation redoutable : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. » (v.28) ? Saint Jean-Paul II l’a bien expliqué :
« Jésus montre que les commandements ne doivent pas être entendus comme une limite minimale à ne pas dépasser, mais plutôt comme une route ouverte pour un cheminement moral et spirituel vers la perfection, dont le centre est l’amour. Ainsi, le commandement ‘’tu ne tueras pas’’ devient l’appel à un amour prompt à soutenir et à promouvoir la vie du prochain ; le précepte qui interdit l’adultère devient une invitation à un regard pur, capable de respecter le sens sponsal du corps ».[4]
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[1] Pape François, Angélus du 18 septembre 2016.
Moses Breaking the Tablets of the Law (Rembrandt, 1659, Gemäldegalerie, Berlin)