Pendant plus d’un mois, nous continuons de proclamer l’extraordinaire « Sermon sur la montagne » : tout le chapitre 5 de Matthieu est repris dans la liturgie, et la progression du discours nous permet de bien comprendre le propos de Jésus.
Dans les huit premières béatitudes, Jésus envisageait tous les justes de tous les temps, auxquels il conférait son Royaume, c’est-à-dire qu’il appelait à entrer dans une communion d’amour et d’être avec lui (« … car le Royaume des Cieux est à eux »). À partir du verset suivant, il s’adresse plus particulièrement aux disciples qu’il a appelés peu de temps auparavant et annonce qu’ils seront persécutés à cause de lui et qu’une béatitude particulière s’applique à eux.
La proclamation de la nouvelle loi évangélique est donc momentanément suspendue pour considérer la mission de l’Église : elle est le sel de la terre et la lumière du monde ; la présentation de la nouvelle loi reprendra quelques versets plus loin, comme nous le verrons la semaine prochaine (« Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes… », v.17).
« Sel de la terre, lumière du monde » : Jésus utilise ces deux expressions fortes pour qualifier ces disciples. C’est pourquoi l’Évangile de cette semaine concerne la communauté chrétienne en sa relation avec le monde. Une vocation très haute, dont Jésus relève l’enjeu : si les disciples n’y sont pas fidèles, les conséquences en sont terribles pour eux-mêmes (« être piétiné par les gens », v.13) ; mais s’ils la réalisent, les fruits sont merveilleux : « ils rendront gloire [δοξάσωσιν, doxasosin] à votre Père qui est aux cieux » (v.16).
Le Christ avait-il un autre désir que d’offrir à son Père, par sa propre personne, cet hommage des hommes ? Toute la liturgie de l’Église consiste à rendre gloire (δόξα, doxa) à Dieu : c’est ce que nous réalisons surtout par la doxologie de la messe : « Par lui, avec lui et en lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles… »
En quoi consistent ces invitations à être « Sel de la terre, lumière du monde » ? Voici ce que disait Jean-Paul II aux JMJ de Toronto (2002) :
« Par le baptême, tout notre être a été profondément transformé, parce qu’il a été ‘’assaisonné’’ par la vie nouvelle qui vient du Christ. Le sel, grâce auquel l’identité chrétienne ne se dénature pas, même dans un environnement fortement sécularisé, est la grâce baptismale qui nous régénérés, nous faisant vivre dans le Christ et nous rendant capables de répondre à son appel pour ‘’offrir notre personne et notre vie en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu’’ (Rm12). Pendant longtemps, le sel a aussi été le moyen habituellement utilisé pour conserver les aliments. Comme sel de la terre, vous êtes appelés à conserver la foi que vous avez reçue et à la transmettre intacte aux autres. »[1]
Les autres lectures de ce dimanche nous offrent des pistes concrètes pour réaliser ce programme. Saint Paul, dans la Première aux Corinthiens (1Co 2), explique le caractère novateur et déroutant de son Évangile, de son annonce de la Bonne Nouvelle. Tout repose sur la prédication fidèle et intégrale de ce qu’il a reçu du Seigneur : pour conquérir la bienveillance de ses auditeurs dans cette ville cultivée, il aurait pu faire usage des formes rhétoriques qu’il connaissait bien, et offrir un discours conforme à l’esprit du temps, aux idées à la mode. Rien de tout cela : il s’est présenté « craintif et tout tremblant » (v.3), sans le « langage de sagesse qui veut convaincre » (v.4). Il a proclamé une réalité paradoxale, incompréhensible pour ses auditeurs : « Jésus-Christ, ce Messie crucifié » (v.2). S’ils se sont convertis, c’est bien que l’Esprit est à l’œuvre, et que la puissance divine, la Gloire de Dieu, se manifeste (v.5).
Voilà bien un exemple du « sel de la terre » dont parlait Jésus : un apôtre animé par l’Esprit, une personne seule, perdue dans une ville cosmopolite, qui lui donne de la saveur – l’irruption de l’Esprit – à travers la proclamation du Christ crucifié. Un message paradoxal et dérangeant, très fort, comme le sel pris tout seul, mais qui porte des fruits lorsqu’il est assimilé dans la vie. Jésus, dans son discours sur la montagne, venait d’inviter ses disciples à accepter leur vocation de prophètes : « C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes, qui vous ont précédés » (v.12). Nous voyons saint Paul vivre cette vocation dans son apostolat, et nous sommes appelés à l’imiter, à travers le témoignage de notre foi en Christ. Une parole forte et dérangeante, que le monde n’accepte pas, mais à laquelle nous ne pouvons renoncer sous peine de devenir insignifiants : les chrétiens « accommodants », en plus de trahir leur Seigneur, ne reçoivent que le mépris du monde, ils sont « piétinés par les gens ».
L’invitation à être « Lumière du monde » reprend l’image proposée par le prophète Isaïe (Is 58) en première lecture : tout ce chapitre est une explication du véritable jeûne, « celui qui plaît au Seigneur » (v.6), et nous le lisons aussi au début du Carême ; cette semaine, nous ne retenons que la description des œuvres de charité (vv.7-10). En les accomplissant, l’homme resplendit soudain d’une lumière venue d’en haut : « Alors ta lumière jaillira comme l’aurore » (v.7) ; « ta lumière se lèvera dans les ténèbres » (v.10). Les deux exemples proposés par Jésus – la ville haut perchée, la lampe allumée – conduisent à la même invitation : « Que votre lumière brille devant les hommes » (Mt 5, 16). Il s’agit donc des œuvres de miséricorde, de la charité qui rayonne dans la vie des croyants : « voyant ce que vous faites de bien… »
Isaïe, par sa description très concrète, nous aide à désirer ces œuvres qui peuvent être matérielles, comme dans la première partie (donner à celui qui a faim ; accueillir le pauvre, etc.), ou spirituelles (faire disparaître la parole malfaisante, etc.). Partageons-nous généreusement notre pain avec celui qui a faim, ou nous contentons-nous d’une aumône symbolique ? Prenons-nous volontiers du temps pour les autres, ou nous dérobons-nous à notre semblable ? Insistons aussi sur les œuvres spirituelles : dans la communauté chrétienne, sommes-nous habitués à vivre la charité en paroles, à faire disparaître le geste accusateur de nos critiques mutuelles ?
Enfin, le Psaume 112 (111) loue « l’homme juste » qui met en œuvre tous ces conseils. Dans la période de l’Ancien Testament, c’était une invitation confiante à la vertu, en s’appuyant sur la justice de Dieu qui récompense nos bonnes volontés, malgré les apparences d’une réalité impitoyable : les justes sont rarement couronnés de succès humain ici-bas. Mais le Christ vient nous donner un fondement inébranlable de cette assurance : sa propre personne. En agissant comme des « justes » selon la loi de Jésus, nous nous conformons au Christ et ne pouvons faire fausse route. Nous pouvons en effet appliquer le psaume tant au disciple que Jésus appelle de ses vœux par les Béatitudes, qu’au Christ lui-même. Par sa Résurrection, il est cet homme qui « jamais ne tombera ». Son discours prononcé sur la montagne, qui lui non plus ne « passera pas », est un véritable phare pour nos vies, qui nous guide dans l’obscurité de ce monde. Jésus-Christ est ainsi la vraie « lumière des cœurs droits, qui s’est levée dans les ténèbres » (v.4).
⇒Lire la méditation
[1] Saint Jean-Paul II, Message pour les JMJ de 2012, disponible ici. Il continuait ainsi : « Vous êtes la lumière du monde (…) Chers jeunes, il vous appartient d’être les sentinelles du matin (Is 21) qui annoncent l’arrivée du soleil qui est le Christ ressuscité (…) Que l’Évangile soit le grand critère qui guide les choix et les orientations de votre vie ! Vous deviendrez ainsi des missionnaires par vos gestes et vos paroles et là où vous travaillez et où vous vivez, vous serez des signes de l’amour de Dieu, des témoins crédibles de la présence amoureuse du Christ ! »