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Tout est prêt, l’aventure du Royaume peut commencer. Tout est prêt, parce que le temps de maturation de l’homme Jésus, depuis sa conception jusqu’à son baptême, s’est enfin achevé. Ce dimanche, Jésus inaugure la proclamation du Royaume (Mt 4, 12-23). Il « quitte Nazareth » et commence sa mission à Capharnaüm en appelant ses quatre premiers disciples. Tout est prêt aussi parce que son peuple l’attend, un peuple qui « habite dans le pays de l’ombre », et qui gémit sous le poids de l’oppression. Nous assistons à la venue de son libérateur, les débuts de l’annonce de l’Évangile.

Les indications géographiques de Matthieu sont pleines de sens : d’une part, Jésus laisse le désert de Juda où il a été tenté (début du chapitre 4), pour venir en Galilée. Son cousin a été arrêté, il vaut mieux éviter de se trouver à proximité de Jérusalem et des cercles politiques, surtout pour commencer un discours sur le Royaume… D’autre part, il quitte définitivement le village où il a grandi, Nazareth, pour « venir habiter à Capharnaüm ». Il y commence son œuvre pour se révéler Fils de Dieu, une rupture nette après trente ans d’enfouissement où tous le connaissaient comme « l’un d’entre nous ». Pour enseigner, guérir, proclamer et établir son Royaume, il choisit donc une terre périphérique à la population mêlée, un champ en friches qui va recevoir la nouvelle semence du Règne. Elle ne tarde pas à germer : son ministère ambulant, entre miracles et prédication, bouleverse immédiatement un peuple en attente de sauveur. Le chapitre 4 se conclut par un franc succès : « Sa renommée gagna toute la Syrie, et on lui présenta tous les malades atteints de divers maux et tourments, des démoniaques, des lunatiques, des paralytiques, et il les guérit. Des foules nombreuses se mirent à le suivre, de la Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée et de la Transjordane » (Mt 4, 24-25).

Bien des années après, Matthieu contemple ces débuts du Règne en écrivant son Évangile : il se rappelle ces événements qui ont mis en émoi la région, avant de venir le conquérir lui-même (cf. Mt 9, 9). Il y découvre l’accomplissement d’une prophétie d’Isaïe, la première lecture de la messe (Is 8, 23 – 9, 3), où nous trouvons effectivement plusieurs liens forts avec l’Évangile.

Les lieux, tout d’abord : Isaïe parlait des tribulations des populations du Nord, où s’étaient établies les tribus de Zabulon et Nephtali au moment de la conquête puis du partage de la Terre Sainte (cf. Jos 19). Un territoire soumis à de nombreuses invasions étrangères, d’où l’allusion au « bâton du tyran » (Is 9, 3), qui impose son joug de violence, et ses impôts, sur la population… Une région du Nord où vivent toutes sortes de peuples, la « Galilée des nations », c’est-à-dire des païens, par où passent les voies commerciales (route de la mer) et donc en contact avec les populations d’au-delà du Jourdain. Le village de Capharnaüm, au bord du lac de Tibériade, y était un carrefour, un lieu où se croisaient différentes frontières, au plan politique, religieux ou ethnique. Jésus le choisit pour y planter la semence du Règne.

Ensuite, le prophète s’attendait à une libération : un peuple opprimé, « couvert de honte », pourra enfin relever la tête et retrouver sa dignité. Il sera « couvert de gloire » (Is 8, 23), parce que le Seigneur brisera son esclavage, exprimé par l’image du joug pour atteler les bœufs et de la barre pour charger un poids sur les épaules de l’esclave. Le bâton du tyran, qui exprime l’exercice d’un pouvoir abusif, sera rompu « comme au jour de Madiane », un rappel de l’épopée de Gédéon : « Ainsi Madiane fut abaissé devant les Israélites. Il ne releva plus la tête et le pays fut en repos pendant quarante ans, aussi longtemps que vécut Gédéon » (Jg 8, 28). Jésus commence son ministère en libérant les pauvres de l’oppression de la maladie et de Satan : « on lui présenta tous les malades atteints de divers maux et tourments, des démoniaques, des lunatiques, des paralytiques, et il les guérit » (Mt 4, 24). Nous sommes d’ailleurs dans la région mentionnée par Isaïe en première lecture, où Gédéon a livré combat contre le tyran Madiane : « Les gens d’Israël se rassemblèrent, de Nephtali, d’Asher et de tout Manassé, et ils poursuivirent Madiane » (Jg 7, 23).

Enfin, Isaïe voyait de loin une grande scène de réjouissances, un peuple qui exulte parce qu’il a été enfin libéré de l’occupation étrangère. Ils savent recevoir cette grâce de Dieu : « Ils se réjouissent devant toi » (Is 9, 2). Lorsque la moisson est abondante, lorsque la bataille militaire est remportée, toutes les tribulations passées sont oubliées pour ne pas assombrir la fête. Or, dans l’Évangile, voici Jésus qui vient réaliser la véritable libération et l’immense moisson de l’évangélisation – il s’entoure des pauvres, et cueille les prémices de son Église en la personne des quatre premiers disciples. On imagine l’exultation et la joie provoquées par les guérisons miraculeuses et les expulsions de démons. Le soleil vient de se lever sur le peuple qui marchait dans les ténèbres : « Le Royaume des Cieux est tout proche ». Au-delà des manifestations extérieures, nous attendrons la semaine prochaine et l’Évangile des Béatitudes pour savoir plus précisément en quoi il consiste.

En ces débuts de l’aventure du Royaume, Matthieu nous décrit deux « double vocations » : deux paires de frères sont appelées, l’une après l’autre. Le récit est d’une simplicité déconcertante, une succession rapide d’actions : Jésus passe, voit, appelle ; les frères étaient occupés, ils entendent, ils le suivent. Exactement la même dynamique, par deux fois : un sens profond y est caché, sur lequel nous reviendrons dans la méditation. Mais les deux scènes diffèrent sur deux aspects qui se complètent :

  • Au premier appel (Pierre et André), Jésus déclare explicitement sa proposition : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes » (Mt 4, 19). Lorsqu’il est passé sur le rivage, son regard a été pénétrant, et il a vu bien plus que des pêcheurs affairés à leur travail : il a soupesé leurs cœurs et a réveillé leur générosité, au service du Règne. C’est implicite dans la deuxième scène, Matthieu en a fait l’expérience (Mt 9, 9), et ce sera ainsi dans toute vocation d’Église jusqu’à nos jours.
  • Alors que les premiers frères n’ont laissé que leurs filets, les seconds abandonnent « la barque et leur père » (v.22). Choquant pour qui connaît l’importance du quatrième commandement ! Jésus a l’audace de tout exiger pour le Règne, et Matthieu revient plusieurs fois, dans son Évangile, sur la division qu’il provoque dans les familles : pour obéir au Père céleste, il faut parfois s’opposer au père charnel (10, 35), lui retirer son titre de père (23, 9), ne pas prendre le temps de l’enterrer (8, 21), et abandonner sa famille (19, 29).

C’est dans cette perspective que les quatre premiers appelés pourraient reprendre le psaume 27 : alors que la piété d’Israël se réfugiait sous l’aile du Dieu du Sinaï qui intervient dans l’histoire, ils ont rencontré en Jésus « leur Seigneur », un homme qui manifeste dès le départ une prétention exorbitante sur leur vie. Ils ont assisté à ses premiers miracles, comme un lever de soleil dans les méandres de leur vie ; ils peuvent dire au cœur de la Galilée des nations : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut… » (v.1). Jésus a su les appeler en touchant leur cœur, et ils abandonnent tout, en se disant : « de qui aurais-je crainte, devant qui tremblerais-je ? »

Le refuge du psalmiste était le Temple, la maison du Seigneur, où il fait bon vivre à l’abri des mauvais coups sous l’aile du Tout-Puissant ; les nouveaux apôtres quant à eux, au bord du lac de Tibériade, « demeurent avec Jésus » (cf. Jn 1, 39), abrités par le cœur même de Dieu qui commence à battre publiquement ; nous verrons dans tout l’Évangile comment se construit cette nouvelle « maison du Seigneur », l’Église, dont ils sont les fondements. Il ne s’agira pas seulement pour eux d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de leur vie, mais d’offrir leur vie en sacrifice pour la construire.

Enfin, ils auront l’occasion de voir « les bontés du Seigneur », à travers les gestes de Jésus, et ils en feront part aux nouvelles communautés chrétiennes : la « terre des vivants » est bien la terre foulée par le Christ, mais c’est encore plus le Ciel où il nous attend désormais. La liturgie nous le fait désirer en nous exhortant ainsi : « Espère le Seigneur, sois fort et prends courage ; espère le Seigneur » (v.14). De même saint Pierre, des années après sa rencontre décisive à Capharnaüm, voudra nous laisser paternellement son héritage, qui est sa relation si forte avec le Christ. Il nous invite à l’espérance :

« Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ : dans sa grande miséricorde, il nous a engendrés de nouveau par la Résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts, pour une vivante espérance, pour un héritage exempt de corruption, de souillure, de flétrissure, et qui vous est réservé dans les cieux, à vous que, par la foi, la puissance de Dieu garde pour le salut prêt à se manifester au dernier moment. » (1P 1, 3-5).

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Dimanche 3 du Temps Ordinaire


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