Après la symbolique de l’eau dans le désert, que nous avons méditée dimanche dernier avec la Samaritaine, la liturgie prépare à la veillée pascale en recourant au thème de la lumière : un cierge à la main, nous traverserons avec Jésus les ténèbres de la mort pour célébrer sa Résurrection. Ce passage transforme notre vie, comme le dit saint Paul dans la deuxième lecture : « dans le Seigneur, nous sommes devenus lumière; vivons comme des fils de la lumière » (Ep 5, 8).
L’Évangile de Jean (chap. 9) nous présente l’aveugle de naissance, symbole de l’humanité égarée dans le péché, qui est guéri par Jésus, la Lumière du monde. Il est peu à peu amené à la foi qui lui permet de reconnaître le Messie, par opposition aux Pharisiens qui demeurent dans les ténèbres. Toute l’œuvre de Jésus peut ainsi être décrite comme une illumination, et c’est ainsi que l’exprime la liturgie :
« En prenant la condition humaine, il a guidé vers la lumière de la foi l’humanité qui s’en allait dans les ténèbres ; et par le bain qui fait renaître, il a donné aux hommes, nés dans le péché, de devenir vraiment fils de Dieu ».[1]
La première lecture n’a qu’un rapport lointain avec l’Évangile : nous continuons notre parcours rapide de l’histoire du salut. Après Adam, Abraham et Moïse vient le roi David, dont l’onction nous est racontée ce dimanche (1Sam 16). Au chapitre précédent, le roi Saül avait été mystérieusement rejeté par le Seigneur, à cause de sa désobéissance : le prophète Samuel est donc envoyé à Bethléem pour chercher un nouveau Roi et l’oindre. La narration présente un paradoxe : le prophète entend directement la voix du Seigneur mais ne lit pas dans les cœurs : « Les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur » (v.7). Il ne nous est pas donné d’entrer dans la vie intérieure de David, nous ne recevons de lui que cette description extérieure : « Le garçon était roux, il avait de beaux yeux, il était beau » (v.12) : ne serait-ce pas une apparence trompeuse ? En fait, il faudra attendre toutes les péripéties du récit, et surtout les péchés et malheurs de David, pour entrer finalement dans le secret de cette âme, grâce à l’action d’un autre prophète, Nathan (2Sam 12).
Tout reste donc caché dans ce premier livre de Samuel : comment le prophète entend-il la voix du Seigneur ? Pourquoi David a-t-il été choisi ? Son onction restera d’ailleurs secrète, pour ne pas courir le risque politique d’entrer en concurrence directe avec Saül. Il faudra encore seize chapitres de rebondissements et la mort de Saül pour que David devienne Roi sur tout Israël (2Sam 2). La liturgie suggère donc un parallèle entre David et Jésus, l’Oint qui n’est pas reconnu par les Pharisiens, mais adoré seulement par l’aveugle qu’il vient de guérir.
La lumière face aux ténèbres et le passage de la nuit au jour, voilà le thème qui domine le récit de l’Évangile de Jean (Jn 9), où Jésus lui-même commente le miracle : « Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles » (v.39).
On est frappé par la manière dont l’évangéliste insiste sur le fait concret et palpable de la guérison, qui est décrite plusieurs fois en détails : « il m’a mis de la boue », etc. et sur le caractère inexplicable du passage d’un état à l’autre : il était aveugle et maintenant il voit. En effet, cette guérison pose problème… Tous en parlent : l’aveugle en est le témoin principal et sait que Jésus l’a guéri mais il ne voit d’abord que l’aspect extérieur de l’événement : « l’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue… ». Certains de ses voisins hésitent à le reconnaître tant la guérison est rationnellement inacceptable. Ses parents reconnaissent la guérison, mais pas l’action de Dieu car ils sont paralysés par la peur. Les Pharisiens, enfin, aveuglés par leur légalisme parce que la guérison a eu lieu un shabbat et que Jésus en est l’auteur, la nient. L’évangéliste Jean semble convoquer toutes les catégories de personnes, une à une, devant le fait de la guérison, inexplicable mais indéniable ; il nous dévoile leur attitude intérieure. Face à l’évidence du miracle, soit l’on persiste dans les ténèbres jusqu’à l’aveuglement, soit l’on s’ouvre progressivement à l’action de Dieu.
L’aveugle accomplit, quant à lui, une conversion progressive : il reconnaît d’abord Jésus comme un simple homme (v.11), puis le confesse courageusement comme prophète devant les Pharisiens (v.17) ; enfin il l’adore comme Seigneur (v.38). La Samaritaine avait suivi le même parcours la semaine dernière : en ce temps de Carême, nous accompagnons les catéchumènes qui accomplissent la même découverte dans la foi ; cela nous invite à rafraîchir la nôtre, comme nous l’explique le pape Benoît XVI :
« Le dimanche de l’aveugle-né nous présente le Christ comme la lumière du monde. L’Évangile interpelle chacun de nous : ‘Crois-tu au Fils de l’homme ?’ ‘Oui, je crois Seigneur !’, répond joyeusement l’aveugle-né qui parle au nom de tout croyant. Le miracle de cette guérison est le signe que le Christ, en rendant la vue, veut ouvrir également notre regard intérieur afin que notre foi soit de plus en plus profonde et que nous puissions reconnaître en lui notre unique Sauveur. Le Christ illumine toutes les ténèbres de la vie et donne à l’homme de vivre en ‘enfant de lumière’ ».[2]
David était pasteur à Bethléem ; Jésus, en guérissant l’aveugle, se manifeste comme le Bon Pasteur : c’est le thème du chapitre 10 de Jean, qui suit et commente l’épisode de ce dimanche. Nous prions donc tout naturellement le psaume 23 (22), où le psalmiste se sent comme une brebis choyée par le Seigneur (« je ne manque de rien »), protégée sur le chemin dangereux (« les ravins de la mort »), sauvée de ses ennemis. De nouveau revient l’image de l’onction (« tu répands le parfum sur ma tête ») pour exprimer la plénitude de vie, le bonheur et la communion avec Dieu (« j’habiterai la maison du Seigneur »). Imaginons comment l’aveugle-né, après avoir adoré Jésus, a pu prier ce psaume dans le Temple !
Saint Paul, dans la deuxième lecture, s’adresse à la communauté d’Ephèse (Ep 5), immergée dans un monde païen où pullulent les cultes à mystère : des cérémonies cachées où la débauche et l’idolâtrie sont pratiquées. Le chrétien ne doit avoir aucune part avec elles : il a été engendré à la vie nouvelle par le baptême-illumination : « vous êtes devenus lumière » (v.8). En conséquence, il doit rester fidèle à son Seigneur et rejeter les œuvres des ténèbres. Il cite un hymne de la communauté : « réveille-toi, ô toi qui dors… » (v.14), qui exprime le mystère du baptême comme nouvelle naissance. Le papillon qui sort de sa chrysalide serait une bonne image de l’âme chrétienne, qui commence une nouvelle vie, en attendant la résurrection finale où nous naîtrons de nouveau. Ce mystère transforme nos relations dans la communauté, comme l’exprime le pape François :
« Ainsi la conversion au Christ, le début d’une vie de disciple dans le Christ, constitue une nouvelle naissance qui régénère la fraternité comme lien fondateur de la vie familiale et fondement de la vie sociale ».[3]
⇒Lire la méditation
[1] Préface de la messe du 4e dimanche de Carême.
[2] Benoît XVI, Message pour le carême 2011, disponible ici.
[3] Pape François, Message pour la journée mondiale de la paix (2015).
