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À l’écoute de la Parole

Après l’épisode de la Tentation, puis celui de la Transfiguration, la liturgie nous propose ce dimanche de méditer sur la rencontre entre Jésus et la Samaritaine (Jn 4). Il lui promet l’eau vive, cette vie en plénitude que nous avons déjà reçue à notre baptême, lorsque le prêtre est allé puiser pour nous à la source de la grâce. Nous nous préparons à la célébration de ce sacrement pendant la Veillée pascale : c’est pourquoi les trois prochains dimanches sont dédiés aux images baptismales de l’eau, de la lumière et de la vie.

Ce don de l’eau vive rejoint l’expérience du peuple d’Israël au désert, qui avait tellement soif que Moïse doit faire jaillir l’eau du rocher (Ex 17). Le pape Benoît XVI introduisait ainsi ce symbole :

« Comme Israël lors de l’Exode, nous aussi dans le baptême nous avons reçu l’eau qui sauve ; Jésus, comme il le dit à la Samaritaine, a une eau de vie, qui étanche toutes les soifs ; cette eau c’est son Esprit lui-même. L’Église, en ce dimanche, célèbre le premier scrutin des catéchumènes, et pendant la semaine, elle leur remet le symbole : la profession de foi, le Credo. »[1]

La première lecture nous présente le peuple hébreu en révolte contre Moïse et contre Dieu (Ex 17).  Cette attitude frappante revient souvent dans les livres de l’Exode et du Deutéronome : « Depuis le jour de ta sortie d’Égypte jusqu’à votre arrivée en ce lieu, vous avez été rebelles au Seigneur » (Dt 9, 7). Le passage par le désert est une expérience difficile : comment vivre sans eau ? La vie naturelle est menacée, la vie surnaturelle faiblit ; l’angoisse s’empare des cœurs, et chasse la confiance en Dieu, qui pourtant venait d’accomplir le grand miracle de la Mer Rouge. Un doute s’insinue : Dieu veut-il vraiment notre bien ? Ne nous a-t-il pas trompés par les paroles de Moïse, « pour nous faire mourir de soif avec nos fils et nos troupeaux » (v.3) ? La confiance est mise à l’épreuve, dans une crise de croissance spirituelle : le Seigneur reçoit le cri de désespoir de ses enfants, et il accomplit le miracle par l’intermédiaire de Moïse : il est bien le Dieu de la vie, qui prend soin de son peuple malgré l’endurcissement de son cœur.

Pour que cette expérience porte du fruit, elle doit être inscrite dans la mémoire du peuple : on appelle donc ce lieu « Massa et Mériba », en jouant sur les étymologies en hébreu, respectivement « מסה, massah, épreuve » et « מריבה, merivah », dérivé de « ריב, rîb, querelle ». Le psaume 95 reprend ces termes, et avec lui tous ceux qui prient la liturgie des heures puisque c’est le premier psaume invitatoire : « Aujourd’hui, écouterez-vous sa Parole ? Ne fermez pas votre cœur comme à Mériba, comme au jour de Massa dans le désert… » (vv.7-8). C’est un avertissement très fort pour le ministre qui commence sa journée et son office de louange : la dureté de cœur est une menace permanente et un écueil mortel. Si tu t’éloignes des sources de vie spirituelle, le désert ne te laissera pas en vie très longtemps !

Nos assemblées reprennent aussi, dans le même psaume, cette invitation enthousiaste : « Venez, crions de joie pour le Seigneur, acclamons notre rocher, notre salut » (Ps 95, 1). Dieu est appelé « rocher » pour indiquer la sécurité, celui sur lequel on peut s’appuyer, mais aussi en référence à Ex 17 : Moïse fait jaillir l’eau du rocher (צור, tsûr, en grec πέτρα, petra), répété deux fois, suggérant qu’il est lui-même la source de la vie. Saint Paul reprendra cette image, à travers l’imaginaire de son temps, lorsqu’il décrira les Hébreux dans le désert : « Ils buvaient en effet à un rocher spirituel qui les accompagnait, et ce rocher (πέτρα, petra) c’était le Christ » (1Co 10, 4).

Le rappel des merveilles passées permet donc au psalmiste d’inviter l’assemblée à la conversion intérieure : un cœur confiant et croyant, qui accueille la Parole, et déborde de louange envers son Dieu. Un cœur qui vient adorer le Seigneur dans l’assemblée liturgique : « Entrez, inclinez-vous, prosternez-vous, adorons le Seigneur qui nous a faits » (v.6). N’est-ce pas le but de nos célébrations eucharistiques, lorsque le Seigneur vient en personne dans l’hostie ?

C’est exactement cet itinéraire, depuis le désert de mort jusqu’à la vie en plénitude, que la Samaritaine va rapidement parcourir, grâce à Jésus (Jn 4). Une extraordinaire rencontre près du puits de Jacob, où bien des éléments de l’Exode sont présents : la nécessité de l’eau, le sanctuaire pour l’adoration, les querelles religieuses, la promesse divine… nous y reviendrons pour la méditation. Puisque la liturgie proclame tout l’épisode (Jn 4, 5-42), si riche et où la lumière spirituelle surabonde, notons simplement sa structure :

A) Le dialogue entre Jésus et la Samaritaine : il fait naître en elle le désir de la Vie en plénitude, et se fait progressivement reconnaître comme le Messie venu pour donner cette Vie (vv.5-26).

B) L’explication aux disciples : à la lumière du Royaume, il existe une autre faim et une autre soif que celle de la terre : celle du salut des âmes. Tandis que la Samaritaine est venue puiser de l’eau et que les disciples sont partis acheter des vivres, le Christ a soif des âmes et faim de faire la volonté de son père. La moisson apostolique est prête, la conversion de ce peuple samaritain à la foi au Christ en constitue les prémices. Le jaillissement de l’eau vive rompt la barrière ethnique et religieuse entre ces deux peuples ennemis, et le cœur du Christ se réjouit de ce premier fruit (vv.27-38).

C) Jésus demeure chez les Samaritains qui croient désormais au Sauveur du monde (vv.39-45). Ils seront d’ailleurs le premier peuple, après la Pentecôte, à recevoir l’évangélisation, par le ministère des apôtres : « quand ils eurent cru à Philippe qui leur annonçait la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et du nom de Jésus Christ, ils se firent baptiser, hommes et femmes » (Ac 8, 12).

Comme dans le désert, pour le peuple d’Israël, et près du puits de Jacob, pour les Samaritains, Dieu veut répandre son propre Esprit en nos cœurs, obtenir la foi comme réponse confiante, et nous donner la vie éternelle. Susciter la foi pour engendrer à l’amour, voilà l’œuvre de Jésus selon la liturgie :

« En demandant à la Samaritaine de lui donner à boire, Jésus faisait à cette femme le don de la foi. Il avait un si grand désir d’éveiller la foi dans son cœur, qu’il fit naître en elle l’amour même de Dieu ».[2]

Ce désir du Christ est bien un thème qui traverse tout ce chapitre de Jean, qui nous décrit la force et la stratégie avec lesquelles Jésus obtient la conversion de la Samaritaine. Lorsque le Christ apparaîtra à sainte Marguerite-Marie en 1673, il exprimera ce qu’il avait déjà dans son Cœur face à la Samaritaine :

« Mon divin Cœur est si passionné d’amour pour les hommes, et pour toi en particulier, que ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il faut qu’il les répande par ton moyen, et qu’il se manifeste à eux pour les enrichir de ses précieux trésors que je te découvre, et qui contiennent les grâces sanctifiantes et salutaires nécessaires pour les retirer de l’abîme de perdition. Et je t’ai choisie comme un abîme d’indignité et d’ignorance pour l’accomplissement de ce grand dessein afin que tout soit fait par moi. […] J’ai soif, d’une soif si ardente d’être aimé des hommes au Saint-Sacrement que cette soif me consume ». [3]

Dans sa Lettre aux Romains (deuxième lecture, Ro 5), Paul explique de manière abstraite ce que la Samaritaine – et avec elle tout converti – a vécu concrètement : Jésus lui a rendu « l’espérance qui ne trompe pas » (v.5), celle qui la rend missionnaire et la propulse immédiatement à la ville, en laissant sa cruche, pour annoncer le Christ, signe que le désir de vie surnaturelle a supplanté chez elle le désir naturel. Il lui a promis et donné l’eau vive, qui correspond à « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint » (v.5) : un cœur qu’il a su conquérir, de même qu’il se met à la conquête des cœurs humains, comme une entreprise passionnée, jusqu’à la fin du monde. Elle était auparavant « pécheresse, incapable de rien de bon » (v.6.8 de la 2e lecture), comme le montre son expression aux Samaritains, pleine de sous-entendus : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait… » ; mais Jésus l’a rendue « juste par la foi » (v.1), rétablissant sa « paix avec Dieu », avec elle-même, avec son propre peuple. Enfin, saint Paul décrit la situation au pluriel : « nous sommes devenus justes… l’amour répandu dans nos cœurs… », ce « nous » qui désigne l’Église est aussi présent dans l’épisode de la Samaritaine, qui s’achève sur la conversion de tout le village. Notre salut ne vient pas de Jésus de façon égoïste : en conquérant les cœurs un à un, il constitue aussi une assemblée de salut, l’Église.

Comment tout cela est-il possible au Cœur du Christ ? À travers son dialogue avec la Samaritaine, Jésus a anticipé son mystère pascal : c’est en « mourant pour elle » (v.6) qu’il va devenir source d’eau vive. Il est en chemin vers Jérusalem, il sait parfaitement ce qui l’attend, et il désire en recueillir déjà les fruits. D’où l’admiration de saint Paul : sans aucun mérite de notre part, le Christ « est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (v.8).

Pendant la messe, avec Paul, la Samaritaine et tous les peuples entrés dans l’Eglise, nous acclamons cette Bonne Nouvelle qu’est l’Évangile :

« Gloire au Christ,
Sagesse éternelle du Dieu vivant !
Gloire à Toi, Seigneur ! »[4]

⇒Lire la méditation

[1] Benoît XVI, Audience générale du 9 mars 2011, disponible ici.

Il expliquait les signes qui jalonnent l’itinéraire des catéchumènes, dimanche après dimanche, pour arriver à Pâques : « Le quatrième dimanche nous fait réfléchir sur l’expérience de l’aveugle de naissance ». Dans le baptême, nous sommes libérés des ténèbres du mal et nous recevons la lumière du Christ pour vivre en fils de la lumière. Nous aussi devons apprendre à voir la présence de Dieu sur le visage du Christ et ainsi la lumière. Dans le chemin des catéchumènes est célébré le second scrutin. Enfin, le cinquième dimanche nous présente la résurrection de Lazare. Á travers le baptême, nous sommes passés de la mort à la vie et nous sommes à présent en mesure de plaire à Dieu, de faire mourir le vieil homme pour vivre de l’Esprit du Ressuscité. Pour les catéchumènes, le troisième scrutin est célébré et au cours de la semaine leur est remise la prière du Seigneur : le Notre Père. »

[2] Préface de la messe (3e dimanche de Carême).

[3] Révélation du Sacré-Cœur à sainte Marguerite-Marie, voir le site de Paray le Monial.

[4] Verset avant l’Évangile (messe du Dimanche III de Carême A).


Jésus et la samaritaine Flinck Govaert (1615/1616-1660). Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Thierry Le Mage

Jésus et la samaritaine


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  • L’entrée à Jérusalem (chapelle du Palais, Palerme)