Nous entrons en Carême : comme une bonne mère, l’Église nous fait parcourir pendant ces semaines un chemin spirituel en compagnie du Christ. Cet itinéraire, qui s’étend sur un peu plus d’un mois, est d’une grande richesse théologique, et passe par des scènes d’Évangile d’une très grande profondeur spirituelle, comme les tentations de Jésus ou sa Transfiguration. Un grand liturgiste, dom Guéranger, nous en offre une bonne explication :
« On ne doit pas s’étonner qu’un temps aussi sacré que l’est celui du Carême soit un temps rempli de mystères. L’Église, qui en a fait la préparation à la plus sublime de ses fêtes, a voulu que cette période de recueillement et de pénitence fût marquée par les circonstances les plus propres à réveiller la foi des fidèles, et à soutenir leur constance dans l’œuvre de l’expiation annuelle ».[1]
Nous commençons par aller au désert avec le Christ pour vivre la tentation (ce dimanche, 1er de Carême) et apprendre à la vaincre. Nous ne sommes pas seuls sur ce parcours : l’amour du Père se manifeste en Jésus, pour nous soutenir, lors de l’événement de sa Transfiguration (dimanche prochain, 2e). Dans l’optique de la veillée pascale, les Évangiles qui préparent le baptême et la profession de foi sont ensuite proclamés : la révélation à la Samaritaine (3e), la guérison de l’aveugle-né (4e) et la résurrection de la Lazare (5e). Quel chemin de lumière !
Pour ce dimanche, une grande confrontation nous illumine : le récit de la chute de nos premiers parents, d’une part (Gn 2-3, en première lecture) ; la victoire de Jésus sur la tentation au désert, de l’autre (Mt 4). Saint Paul confronte ces deux événements pour décrire théologiquement l’œuvre du Nouvel Adam, le Christ, en regard du « premier Adam » (Rm 5, deuxième lecture). En ce début de Carême, l’Église nous rappelle ce que la Croix vient réparer. Un rappel très utile à une époque où la notion de péché est largement gommée et où le terme péché originel est considéré comme dépassé.
Qu’est-ce que le péché originel et de quoi Jésus vient-il nous sauver ? Le récit de la Genèse nous le dit. La liturgie, par nécessité d’espace, a découpé le texte de la Genèse : nous passons directement de la création d’Adam (Gn 2, 7-9) au récit de la chute (3, 1-7), sans nous attarder à la description du Paradis, au commandement du fruit interdit, ni à la création de la femme. Nous saisissons ainsi un contraste frappant entre les dons divins et la faute humaine. Au début il nous est rappelé que l’homme n’est rien en dehors de Dieu, dont il a tout reçu : il est littéralement « tiré de la poussière du sol » (Gn 2, 7), et il reçoit le jardin d’Eden, c’est-à-dire tout ce qui lui nécessaire et le comble, comme un don gratuit et se trouve en communion avec Dieu ; ce Père lui indique même comment ne pas rompre cette harmonie : « ne pas manger du fruit de l’arbre ».
Tel est donc le projet originel de Dieu pour l’homme : le bonheur parfait et la communion avec lui. Comme le rappelait Benoît XVI[2] l’homme n’est pas créé à la fois bon et mauvais, comme le disent certains courants de pensée, il est créé bon par Dieu, lui-même source de tout bien. C’est un acteur secondaire, une « source subordonnée », qui le porte à douter de la bonté de Dieu et de la création et fait entrer le mal dans son cœur. Apparaît en effet un acteur étrange, sous la forme du serpent, qui déforme le commandement divin pour engager la conversation et faire douter des bonnes intentions de Dieu : « Alors, Dieu vous a vraiment dit : ‘Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin ?’ » (3, 1). Il utilise la Parole de Dieu, en la déformant, comme dans l’Évangile, pour les tentations au désert de Jésus.
En quelques lignes nous est ensuite décrite « la chute », aussi simple que sacrilège, puisque la femme, puis l’homme, choisissent d’oublier le Seigneur, de se couper de leur dépendance d’avec Dieu pour se donner eux-mêmes leur propre raison d’être et leurs propres lois en obéissant aux suggestions du serpent pour un gain illusoire :
« ‘L’arbre de la connaissance du bien et du mal’ (Gn 2, 17) évoque symboliquement la limite infranchissable que l’homme, en tant que créature, doit librement reconnaître et respecter avec confiance. L’homme dépend du Créateur, il est soumis aux lois de la création et aux normes morales qui règlent l’usage de la liberté ».[3]
Si nous sommes honnêtes, nous pouvons tous reconnaître en nous-mêmes cette contradiction entre le désir de bien faire et l’impulsion contraire qui nous pousse à nous dégager du lien avec Dieu et à devenir notre propre maître. C’est cette brisure fondamentale de l’homme, ce mal qui, sous l’influence du tentateur, vient se glisser dans l’espace de liberté donné à chaque homme pour répondre à l’amour de Dieu, que l’Église appelle péché originel. Nous en connaissons aussi la logique finale : la destruction de notre bonheur, le désarroi (nous nous sentons nus et pauvres) et la mort.
Ainsi apparaît l’essentiel de la première lecture : le contraste si grand entre la bonté de Dieu qui a tout créé et tout mis à disposition de l’homme, et l’ingratitude de celui-ci qui décide de suivre plutôt la voix du Tentateur. Bien des questions sont ouvertes par cette narration, mais il faut d’abord la considérer dans l’ensemble de la Révélation pour espérer y apporter des réponses, toujours partielles. Le Catéchisme nous l’explique :
« Avec la progression de la Révélation est éclairée aussi la réalité du péché. Bien que le Peuple de Dieu de l’Ancien Testament ait connu d’une certaine manière la condition humaine à la lumière de l’histoire de la chute narrée dans la Genèse, il ne pouvait pas atteindre la signification ultime de cette histoire, qui se manifeste seulement à la lumière de la Mort et de la Résurrection de Jésus-Christ (cf. Rm 5, 12-21). Il faut connaître le Christ comme source de la grâce pour connaître Adam comme source du péché. C’est l’Esprit-Paraclet, envoyé par le Christ ressuscité, qui est venu « confondre le monde en matière de péché » (Jn 16, 8) en révélant celui qui en est le Rédempteur. La doctrine du péché originel est pour ainsi dire « le revers » de la Bonne Nouvelle que Jésus est le Sauveur de tous les hommes, que tous ont besoin du salut et que le salut est offert à tous grâce au Christ. L’Église qui a le sens du Christ (cf. 1 Co 2, 16) sait bien qu’on ne peut pas toucher à la révélation du péché originel sans porter atteinte au mystère du Christ ».[4]
Face à ce désastre du péché, commence pour l’humanité tout un chemin douloureux de conversion, bien mis en scène par le psaume 51 (50), le fameux Miserere, attribué à David après son péché avec Bethsabée. Il est offert à tout croyant qui se trouve submergé par son propre péché et cherche les mots pour exprimer son repentir devant Dieu. Il nous montre en effet une lente évolution du psalmiste, qui entraîne l’orant dans le même itinéraire intérieur : nous commençons par un cri de douleur initial, qui naît de la culpabilité (« pitié pour moi ») ; vient ensuite la confession de la faute personnelle (« ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait »), puis à la supplication au Dieu miséricordieux (« crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu »). Nous terminons dans l’espérance (« ma bouche annoncera ta louange »), dans la confiance que Dieu sera plus fort que notre faute et viendra non seulement nous libérer, mais nous transformer en témoins de sa miséricorde.
Saint Paul révèle toute sa grandeur théologique – mais aussi sa complexité – dans le fameux passage de la Lettre aux Romains où sa pensée s’appuie sur une comparaison entre l’ancien Adam, celui de la première lecture, et le nouvel Adam, Jésus-Christ. Avec une grande lucidité, il met ainsi deux réalités face à face : le récit de la chute d’Adam (et d’Ève), et l’œuvre de la Rédemption accomplie par le Christ. Il en ressort plusieurs parallèles très significatifs : le premier Adam, en péchant, a fait entrer la mort qui frappe désormais tous les hommes. Le second Adam, en obéissant lors de sa Passion, a vaincu la mort et nous a obtenu la vie (la « justification »).
Mais saint Paul souligne aussi les différences : la grâce de Dieu est bien supérieure à la faute de l’homme, et l’œuvre de Jésus-Christ est bien plus qu’une simple « réparation » du péché d’Adam. Le pape Benoît XVI expliquait ainsi la pensée de l’Apôtre :
« Paul reparcourt l’histoire du salut, d’Adam à la Loi et de celle-ci au Christ. Ce n’est pas tellement Adam, avec les conséquences du péché sur l’humanité, qui se trouve au centre de la scène, mais Jésus-Christ et la grâce qui, à travers lui, a été déversée en abondance sur l’humanité. La répétition du « beaucoup plus » concernant le Christ souligne que le don reçu en lui dépasse, de beaucoup, le péché d’Adam et les conséquences qu’il produit sur l’humanité, de sorte que Paul peut parvenir à la conclusion : « Mais là où le péché s’était multiplié, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). La comparaison que Paul effectue entre Adam et le Christ met donc en lumière l’infériorité du premier homme par rapport à la prééminence du deuxième ».[5]
Ce nouvel Adam, nous le contemplons dans l’Évangile de Matthieu (Mt 4) face au Tentateur. Nous le voyons opérer le chemin inverse du premier Adam en acceptant d’être parfaitement obéissant au Père, de s’en remettre en toute chose à lui, d’être pleinement fils. Il a voulu partager notre condition humaine jusqu’à la souffrance, la tentation et la mort. C’est pourquoi, avant sa vie publique, l’Esprit le mène au désert pour vaincre le démon. Dans notre cycle liturgique, après une parenthèse du Temps Ordinaire, nous retrouvons donc Jésus, dans cet épisode de l’Évangile de Matthieu, exactement là où nous l’avions laissé à la fin du temps de Noël (Mt 3 : récit du Baptême).
Nous reviendrons dans notre méditation sur le sens des trois tentations. Notons simplement que Jésus, dans son combat, s’appuie systématiquement sur la Parole de Dieu : l’expression « il est écrit » revient trois fois comme réponse définitive et victorieuse. À celui qui cherche à le faire douter de la bonté de Dieu – « si tu es le fils de Dieu » – il répond par l’acte filial par excellence : la soumission à la parole du Père. Le démon aussi cite l’Écriture, mais pour la déformer, ce qui est une tentation très subtile[6]. La leçon que nous offre Jésus pour vaincre les tentations est claire : il faut s’appuyer sur la volonté du Père, et non sur ses propres forces humaines. Il nous montre comment l’obéissance filiale triomphe de toute forme de mal. Son exemple nous accompagne pour notre chemin de Carême, comme le dit la liturgie :
« En jeûnant quarante jours au désert, il consacrait le temps du Carême ; lorsqu’il déjouait les pièges du Tentateur, il nous apprenait à résister au péché, pour célébrer d’un cœur pur le mystère pascal, et parvenir enfin à la Pâque éternelle ».[7]
⇒Lire la méditation
[1] Dom Guéranger, L’année liturgique, chapitre II sur le Carême, p.24, disponible ici.
[2] Benoît XVI, Audience générale, 3 décembre 2008, disponible ici.
[3] Catéchisme de l’Église catholique, nº 396, disponible ici.
[4] Catéchisme de l’Église catholique, nos 388-389 (sous le titre « Le péché originel – une vérité essentielle de la foi), disponible ici.
[5] Benoît XVI, Audience générale, 3 décembre 2008, disponible ici.
[6] Cela a inspiré à Joseph Ratzinger de reprendre une idée originale de Soloviev dans son Court récit sur l’Antéchrist : il écrivait ainsi dans son introduction à Jésus de Nazareth, p. 55 : « L’Antéchrist est fait docteur honoris causa en théologie de l’université de Tübingen ; c’est un grand expert de la Bible. Ainsi, Soloviev a voulu exprimer, de façon radicale, son scepticisme envers un certain type d’exégèse érudite de son temps. Il ne s’agit pas d’un refus de l’interprétation scientifique de la Bible en tant que telle, mais d’un avertissement particulièrement nécessaire et salutaire face à ses errances possibles. L’interprétation de la Bible peut effectivement devenir un instrument de l’Antéchrist. Ce n’est pas seulement Soloviev qui le dit, c’est ce qu’affirme implicitement le récit même des tentations. Les pires livres qui détruisent la figure de Jésus, qui démolissent la foi, ont été écrits avec de prétendus résultats de l’exégèse ».
[7] Préface du 1er dimanche de Carême.
Tentation du Christ Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge