Première lecture : bénédiction sacerdotale (Nb 6, 22-27)
Le Livre des Nombres nous rapporte une très belle prière : Dieu lui-même enseigne à Moïse comment les prêtres doivent bénir le peuple. À travers ces mains et ces voix sacerdotales, le Dieu de l’Alliance se penche, tel un père, sur ses enfants pour les bénir, leur donnant la paix et la grâce. On invoque son visage qui rayonne, sa face qui se découvre : une relation intime, comme entre deux amis, est alors établie. Le pape François commente ainsi cette belle expression biblique :
« Découvrir le visage de Dieu rend la vie nouvelle. Parce que c’est un Père amoureux de l’homme, qui ne se lasse jamais de tout recommencer avec nous pour nous renouveler. Mais le Seigneur a de la patience avec nous ! Il ne se lasse pas de tout recommencer chaque fois que nous tombons. Le Seigneur ne promet toutefois pas de changements magiques, il n’utilise pas de baguette magique. Il aime changer la réalité de l’intérieur, avec patience et amour ; il demande à entrer dans notre vie avec délicatesse, comme la pluie dans la terre, pour porter du fruit. Et il nous attend toujours et nous regarde avec tendresse. Chaque matin, au réveil, nous pouvons dire : “Aujourd’hui, le Seigneur fait briller sur moi son visage”. C’est une belle prière, qui est une réalité [1] . »
Dieu ne demeure pas inaccessible et lointain, Il veut être un Père pour nous tous, et amorce lui-même ce grand mouvement de révélation et d’abaissement qui conduira à l’Incarnation de Jésus. Il est d’ailleurs frappant que ce passage (Nb 6, 22-27) soit le texte biblique le plus ancien à nous être parvenu : on le lit sur une amulette datée du viie siècle av. J.-C., c’est-à-dire avant l’Exil, il y a plus de 2 600 ans. C’est encore aujourd’hui la bénédiction rabbinique prononcée sur le peuple lors de l’office d’entrée en Shabbat ! En l’écoutant, on imagine la voix d’un arrière-grand-père qui nous bénit affectueusement en caressant une barbe centenaire…
La liturgie de la Parole commence donc, en ce premier jour de l’année, par une parole forte de bénédiction. Le Dieu des origines se manifeste ainsi dans son grand dessein d’amour paternel, comme lors de l’apparition des êtres vivants, puis de l’homme : « Dieu les bénit et dit… » (Gn 1, 22.28) ; comme au début du périple d’Abraham : « Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom : sois une bénédiction ! » (Gn 12, 2.) Alors que le peuple de Dieu se met en marche pour une nouvelle année civile, nous sentons cette attention bienveillante et créatrice du Seigneur pour affronter toutes les difficultés du chemin et accomplir l’œuvre qui nous est proposée.
Le Psaume 67 célèbre, avec les mêmes images, les bontés paternelles de Dieu sous la forme d’une supplication de l’assemblée, à laquelle répondra la bénédiction sacerdotale empruntée au passage de Nombres 6. Les fidèles rassemblés pour la prière au Temple savent qu’ils jouent un rôle particulier parmi les nations : ils connaissent Celui qui est le juste Juge (« Tu gouvernes le monde avec justice »), Celui qui dirige comme un pasteur la marche de tous les peuples, ses troupeaux. Il bénit Israël, en rendant sa terre fertile (« La terre a donné son fruit »), et ainsi tous les autres peuples voient l’action de sa main paternelle en faveur de leur petite nation. Cette fécondité ira au-delà des moissons annuelles : Marie sera la bonne terre d’Israël fécondée par l’Esprit…
Évangile : itinéraire des bergers autour de Jésus (Lc 2, 16-21)
Dieu, Père de son peuple Israël, est d’abord éternellement Père du Verbe. Il n’a donc pas voulu que la naissance humaine de Jésus passe inaperçue à Bethléem (Lc 2). Dans l’Enfant Jésus, c’est Dieu qui est présent, caché au milieu de nous ; les anges le révèlent aux bergers et nous les voyons, dans l’évangile d’aujourd’hui, trouver un signe, somme toute bien modeste : « un nouveau-né couché dans une mangeoire » (v. 12.16). Si nous sommes humbles, nous pouvons découvrir Jésus, notre frère, dans la mangeoire. Marie est par l’Esprit la première à nous introduire à l’amitié avec Dieu :
« Par Marie, l’Esprit Saint commence à mettre en communion avec le Christ les hommes “objets de l’amour bienveillant de Dieu” (cf. Lc 2, 14), et les humbles sont toujours les premiers à le recevoir : les bergers, les mages, Syméon et Anne, les époux de Cana et les premiers disciples [2] . »
La dynamique du récit est révélatrice : au centre, l’Enfant qui est muet, enfoui dans une crèche, mais objet des attentions du Père céleste et de sa mère Marie. Une révélation est faite par des anges à des personnages, les bergers, qui sont loin de l’événement et se mettent en recherche du signe – symbole de l’humanité en quête du Dieu caché, selon la parole d’Isaïe : « En vérité, tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, Sauveur. » (Is 45, 15)
Le lieu concret est décrit par cercles concentriques : Bethléem, la ville ; Marie et Joseph, la famille ; la mangeoire, l’endroit modeste où se trouve le Messie. Les bergers doivent venir et constater le signe ; ils révèlent alors ce qui leur a été annoncé, devant un petit groupe étonné : « tous ceux qui entendirent… », magnifique symbole de nos modestes assemblées chrétiennes. Ces bergers sont presque des évangélistes avant l’heure, et Luc note la dynamique d’annonce, écoute et louange, comme dans la vie de l’Église… Puis ils repartent, leur rôle terminé, comme les anciens prophètes qui disparaissaient après l’accomplissement de leur mission ; leur vie a été illuminée : « Ils glorifiaient et louaient Dieu », rejoignant la multiple louange des âmes simples qui couvrent l’univers de leur hommage au Créateur. Luc souligne ainsi l’importance de la Parole (ῥῆμα, rèma), un terme dont l’usage est important pour la théologie chrétienne :
« Dans le Nouveau Testament, λὀγος [logos] apparaît 330 fois, tandis que ῥῆμα n’apparaît que 68 fois. […] ῥῆμα possède deux significations fondamentales : “parole” et “chose”. Il correspond ainsi au terme hébreu דבר [davar], qu’il traduit fréquemment dans la Septante. […] ῥῆμα dans le sens de “parole” désigne presque toujours en Luc ce dont s’occupent les personnes interpelées, lorsqu’elles cherchent inutilement à comprendre (Lc 2, 50 ; 9, 45), quand elles n’arrivent pas à reconnaître (24, 11), quand elles se souviennent de cela (22, 61 ; 24, 8), ou lorsqu’elles œuvrent conformément (1, 38 ; 2, 29). […] En Luc, ῥῆμα dans le sens de “chose” apparaît aussi uniquement dans les histoires de l’enfance (1, 37.65 ; 2, 15.19.51). Les Actes contemplent aussi la signification d’“événements” (5, 32 ; 10, 37 ; 13, 42) [3] . »
Dans notre texte, ce terme est utilisé lorsque les bergers se disent entre eux : « Allons jusqu’à Bethléem et voyons cette parole [ῥῆμα] qui est arrivée et que le Seigneur nous a fait connaître [ἐγνώρισεν] » (v. 15) ; puis ils « firent connaître [ἐγνώρισαν] ce qui leur avait été dit [περὶ τοῦ ῥήματος] » (v. 17). De plus, Marie « conservait toutes ces paroles [ῥήματα] dans son cœur » (v. 19), comme en écho de sa propre réponse à l’Ange, neuf mois auparavant : « Qu’il me soit fait selon ta parole [ῥῆμα]. » (1, 38) Presque tous les versets mentionnent donc la parole : pendant cette nuit de Noël, de multiples lèvres commentent une Naissance qui change l’univers…
Mais l’Enfant n’est pas seulement l’objet de la recherche des bergers : sur lui veillent deux autres cœurs. Celui de Marie, tout d’abord, qui est encore plus que le regard attentif d’une mère ; comme le note Luc, il recèle des abîmes de contemplation. Saint Jean-Paul II nous en parle ainsi :
« La Mère de ce Fils, gardant la mémoire de ce qui a été dit à l’Annonciation et au cours des événements suivants, porte en elle la “nouveauté” radicale de la foi, le commencement de la Nouvelle Alliance. C’est là le commencement de l’Évangile, c’est-à-dire de la bonne nouvelle, de la joyeuse nouvelle. Il n’est cependant pas difficile d’observer en ce commencement une certaine peine du cœur, rejoignant une sorte de “nuit de la foi” – pour reprendre l’expression de saint Jean de la Croix -, comme un “voile” à travers lequel il faut approcher l’Invisible et vivre dans l’intimité du mystère. C’est de cette manière, en effet, que Marie, pendant de nombreuses années, demeura dans l’intimité du mystère de son Fils et avança dans son itinéraire de foi, au fur et à mesure que Jésus “croissait en sagesse […] et en grâce devant Dieu et devant les hommes” (Lc 2, 52). La prédilection que Dieu avait pour lui se manifestait toujours plus aux yeux des hommes. La première des créatures humaines admises à la découverte du Christ fut Marie qui vivait avec Joseph dans la même maison à Nazareth [4] . »
Le Cœur de Dieu le Père est aussi présent dans cet évangile. Lorsque Luc nous informe que l’enfant a été circoncis, il renvoie à ce « nom que l’ange lui avait donné avant sa conception » (v. 21) : un nom choisi par le Père céleste, donc, à la différence des noms de tous les autres hommes qui sont choisis par les parents humains. Ainsi, pour saluer la naissance de Jésus, se trouvent ces deux mots-clés de l’évangile : la Parole et le Salut (sens étymologique de Jésus), manifestés par la Gloire chantée par les anges. L’évangéliste Jean reprendra tous ces éléments en contemplant la même scène :
« Le Verbe [Parole] s’est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. » (Jn 1, 14)
Deuxième lecture : filiation divine (Ga 4, 4-7)
La liturgie nous fait méditer le splendide texte de la Lettre aux Galates, où saint Paul explore le mystère de notre adoption filiale par le Christ. Y sont condensés tant d’éléments théologiques que nous restons éblouis devant une écriture si dense. Soulignons qu’il s’agit du texte marial le plus ancien du Nouveau Testament, composé vers l’an 50, soit une vingtaine d’années après l’Ascension. La présentation liturgique, en omettant le début de ce passage (v. 1-3), nous fait perdre le contexte de la réflexion de Paul : il s’agit du déploiement de l’histoire du salut, où deux périodes se succèdent. Il y eut l’époque précédant le Christ, où l’homme était comme un enfant soumis à ses tuteurs (la Loi de Moïse) : nous étions « sous le régime des tuteurs et des intendants jusqu’à la date fixée » (v. 2).
Mais est arrivée la « plénitude du temps », un terme qui combine deux métaphores différentes. L’une est active, décrivant le temps qui vient, comme lors de l’épisode de la Samaritaine : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. » (Jn 4, 21) L’autre est passive pour exprimer le remplissage du temps, comme en Marc : « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à l’Évangile. » (Mc 1, 15) Comme pour une grossesse : une germination intérieure extraordinaire… La promesse biblique avait produit l’attente qui s’accomplit maintenant, le temps n’est plus seulement quantitatif, mais devient qualitatif : l’histoire humaine est transformée par le Père en histoire de salut. Une grossesse cosmique qui trouve son terme dans l’achèvement d’une autre grossesse plus modeste, celle de Marie.
La venue du Christ a instauré une nouvelle ère, celle de la maturité. Jésus s’est fait notre frère pour que nous devenions fils de son Père, et « l’Esprit crie en nos cœurs : “Abba !” » (Ga 4, 6). La modeste nuit de Bethléem est contemplée dans son rôle universel, marquant une nouvelle étape historique. C’est pourquoi saint Paul parle autant de la Loi de Moïse, à laquelle Jésus lui-même s’est soumis (v. 4) pour nous rejoindre et nous conférer « l’adoption filiale » (v. 5). Ainsi nous ne sommes « plus esclaves, mais fils » (v. 7).
Saint Paul nous fournit aussi les bases de toute la théologie trinitaire, en mentionnant les trois Personnes : « Dieu… son Fils… l’Esprit de son Fils ». Il contemple les deux missions trinitaires qui structurent le texte liturgique : « Dieu a envoyé son Fils » (v. 4), il s’agit de l’Incarnation qui nous est décrite en détails dans l’évangile de Luc ; « Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs » (v. 6), il s’agit des effets de la Pentecôte, qui occupe la première place dans les Actes des Apôtres. Les théologiens forgeront ainsi les termes de « relations » (qui sont 4), « personne » (3), « mission » (2), « nature » (1), avec ce résumé lumineux du Catéchisme :
« La foi catholique consiste en ceci : vénérer un seul Dieu dans la Trinité, et la Trinité dans l’Unité, sans confondre les personnes, sans diviser la substance : car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle de l’Esprit Saint ; mais du Père, du Fils et de l’Esprit Saint une est la divinité, égale la gloire, coéternelle la majesté. Inséparables dans ce qu’elles sont, les personnes divines sont aussi inséparables dans ce qu’elles font. Mais dans l’unique opération divine, chacune manifeste ce qui lui est propre dans la Trinité, surtout dans les missions divines de l’Incarnation du Fils et du don du Saint-Esprit [5] . »
On comprend l’insistance de l’évangile sur ce signe assez modeste du « nouveau-né » : la venue de ce petit enfant signale une nouvelle naissance dans notre relation avec Dieu. Cela vaut bien le déplacement des bergers, et le nôtre par la prière… Désormais, par le Fils incarné, « tu n’es plus esclave, mais fils » : le texte de Paul décrit toute notre vie chrétienne comme une participation à la filiation divine du Christ, une adoption réalisée et manifestée par l’Esprit qui crie en nos cœurs : « Abba ! » La porte s’ouvre vers la profondeur de notre prière chrétienne, comme le Seigneur nous enseigne à prier le « Notre Père ».
Au centre de tous ces mystères se trouve Marie : « son Fils, né d’une femme » (v. 4), dont la présence est essentielle pour assurer l’ancrage dans l’histoire, puisqu’il s’agit d’une femme connue et peut-être encore vivante lors de la rédaction du texte ; et aussi pour assurer la réalité de l’Incarnation : Jésus est vraiment le fils de Marie. Le pape Benoît XVI nous invite à saisir toute la portée de cet événement :
« La venue du Messie, préannoncée par les prophètes, est l’événement qualitativement le plus important de toute l’histoire, à laquelle il confère son sens ultime et complet. Ce ne sont pas les coordonnées historique et politiques qui conditionnent les choix de Dieu, mais, au contraire, c’est l’événement de l’Incarnation qui “remplit” de valeur et de signification l’histoire. Nous qui arrivons deux mille ans après cet événement, nous pouvons affirmer tout cela, pour ainsi dire, également a posteriori, après avoir connu toute l’histoire de Jésus, jusqu’à sa mort et sa résurrection. Nous sommes les témoins, à la fois, de sa gloire et de son humilité, de la valeur immense de sa venue et de l’infini respect de Dieu pour nous les hommes et pour notre histoire. Il n’a pas rempli le temps en se déversant dans celui-ci d’en-haut, mais “de l’intérieur”, en se faisant petite semence pour conduire l’humanité jusqu’à sa pleine maturité. Ce style de Dieu a eu pour effet qu’un long moment de préparation a été nécessaire pour parvenir d’Abraham à Jésus Christ, et qu’après la venue du Messie, l’histoire ne se soit pas terminée, mais ait continué son cours, apparemment semblable, mais en réalité désormais visitée par Dieu et orientée vers la deuxième venue, définitive, du Seigneur, à la fin des temps. La Maternité de Marie est un symbole réel de tout cela, elle est un sacrement, pourrions-nous dire, étant en même temps un événement humain et divin [6] . »
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[1] Pape François, Angélus du 1er janvier 2016.
[2] CEC, nº 725.
[3] Radl, terme ῥῆμα dans Diccionario exegético del Nuevo Testamento, Sígueme, 1998, p. 1310 (notre traduction).
[4] Saint Jean-Paul II, encyclique Redemptoris Mater, nº 17.
[5] CEC, n° 266-267.
[6] Benoît XVI, Homélie du 31 décembre 2006.