lecture

La première lecture (Am 6) ne présente pas de difficulté particulière : il s’agit d’une dénonciation prophétique contre les dirigeants du Peuple qui se complaisent dans leurs richesses. Amos la prononce vers l’an 750 av. J.-C., au temps de la splendeur du royaume d’Israël, dans le nord de la Palestine, séparé du royaume de Juda depuis le schisme de Jéroboam (cf. 1R 12). Sa capitale était Samarie – d’où l’allusion à « ceux qui se croient en sécurité sur la montagne de Samarie », c’est-à-dire dans les demeures royales, bien plus resplendissantes et fortes que Jérusalem, mais très inférieures aux grandes cités de Mésopotamie. Au lieu de se dédier à administrer le peuple avec justice, ces dirigeants profitent de leur statut social pour abuser des pauvres et dilapider les ressources du royaume dans le luxe. Leur châtiment est proche : la prise de Samarie par les Assyriens, en 722, va entraîner la disparition définitive du royaume du Nord. C’est à cette tragédie qu’Amos fait allusion en annonçant que ces insensés « seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n’existera plus » (v.7)

Cette dénonciation prophétique rejoint l’intention du Christ dans l’évangile : il veut vaincre l’idolâtrie de l’argent en prononçant la parabole si dramatique de « Lazare et le riche », à laquelle nous dédions ce commentaire.

L’évangile : Lazare et le riche (Lc 16,19-31)

Tout comme le chapitre précédent nous offrait trois splendides paraboles sur la Miséricorde (Lc 15), le passage actuel de saint Luc regroupe deux grandes paraboles de Jésus sur notre rapport à l’argent : l’histoire du « gérant malhonnête », que nous avons proclamée dimanche dernier, et la scène dramatique de « Lazare et le riche » (Lc 16). Un lien logique unit ces deux chapitres : alors qu’il est en route vers son mystère pascal, le Christ annonce la venue du Royaume des Cieux, invitant à la conversion – d’où la proclamation de la miséricorde, pour inciter positivement au changement de vie. Il suffit de faire confiance en Dieu, représenté par ce berger en quête de la brebis perdue, ou encore par ce père miséricordieux qui nous attend patiemment.

Mais de multiples liens nous empêchent de suivre cet appel ; l’argent en est l’un des plus puissants, qui retient la brebis dans ses griffes, et qui étouffe la charité dans le cœur du fils aîné refusant de se réjouir avec son Père. L’invitation positive est ainsi complétée par un avertissement négatif : à la brebis perdue sur le bord de tomber dans un ravin, le bon Berger s’adresse en l’invitant à se laisser rejoindre (Lc 15) ; puis il l’avertit du danger qui la menace (Lc 16). Le moment est donc venu pour le Christ de placer ses auditeurs face à un choix fondamental, pour interroger leur idolâtrie de l’argent, et tenter de la briser. Nous le constatons dans ces versets qui précèdent la parabole de Lazare et lui donnent son contexte immédiat :

« ‘Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent.’ Les Pharisiens, qui sont amis de l’argent, entendaient tout cela et ils se moquaient de lui. Il leur dit : ‘Vous êtes, vous, ceux qui se donnent pour justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; car ce qui est élevé pour les hommes est objet de dégoût devant Dieu.’ » (Lc 16,13-15).

Argent contre Royaume de Dieu : l’alternative est claire dans l’esprit du Christ, et Il veut nous transmettre l’urgence de faire le vrai choix de conversion. Pour secouer les « Pharisiens amis de l’argent » que nous sommes tous, il proclame une parabole dramatique qui montre les conséquences ultimes de l’attachement idolâtrique à Mammon, l’argent malhonnête du passage précédent. Pour bien l’écouter, il nous faut y déceler deux moments distincts avec leurs messages respectifs : d’abord le renversement des situations des deux personnages ; ensuite, l’attente d’un signe visible.

Un retournement de situation

Par sa parabole, Jésus met en scène un thème spirituel qui deviendra classique dans le patrimoine chrétien : la vie actuelle comporte bien des apparences trompeuses, qui se déchireront au moment de la mort pour laisser apparaître la vérité nue et parfois douloureuse. Les deux personnages, Lazare et le riche, vont effectuer un chassé-croisé dramatique, avec la mort comme déclencheur décisif.

Les richesses matérielles nous mentent : elles offrent l’illusion d’une existence délivrée de toute angoisse, dédiée à satisfaire les plaisirs de la nature et la vanité du monde. Le Christ personnifie cette illusion par « l’homme riche », qui n’est même pas nommé alors que le pauvre s’appelle Lazare : le vice rabaisse tellement l’homme qu’il le fait se fondre dans l’anonymat des pécheurs, tandis que la pauvreté n’efface pas la dignité humaine qui se concrétise par le nom.

Ce riche tombe dans deux excès à dimension sociale : l’habit somptueux (vêtu de pourpre et de lin fin), l’alimentation déraisonnée (chaque jour, des festins somptueux), pour une existence qui se voudrait auto-suffisante mais s’enfonce dans l’illusion. En face de lui (ou plutôt à sa porte) se trouve Lazare, tellement dénué que rien ne le protège des « chiens qui venaient lécher ses ulcères », et qui meurt littéralement de faim.

Avant de proposer une explication symbolique de cette parabole, il nous faut reconnaître combien elle décrit les déséquilibres de notre monde moderne, que ce soit à l’intérieur des sociétés occidentales, où marginaux et luxueux se côtoient sans se rencontrer, ou bien au niveau mondial, où les gaspillages des pays riches devraient nous choquer en voyant l’indigence de tant de pays pauvres. Combien d’entre nous ont le courage d’aller sur le palier rencontrer Lazare qui se morfond dans sa misère ? Saint Claude la Colombière nous met en garde contre les dangers de la richesse dans un sermon vigoureux :

« Je n’ignore pas, messieurs, que le rang qu’occupent pour l’ordinaire les riches entraîne comme nécessairement la magnificence dans les habits, dans les meubles, dans les équipages, et que cette pompe inspire l’orgueil et la vanité ; je sais que leurs tables doivent être somptueusement et délicatement servies, qu’ils doivent conserver de grands biens, se trouver dans les assemblées, souvent même dans les plaisirs et dans les divertissements du grand monde. Mais c’est en cela même que consiste la difficulté dont je parle ; car ces obligations humaines ne les pouvant dispenser des devoirs chrétiens, il faut qu’ils soient humbles dans les honneurs, mortifiés dans les délices, pauvres dans la possession des plus grands trésors, et détachés de tout au sein de l’abondance ; il faut qu’ils aient horreur de ce monde où ils sont contraints de vivre, qu’ils soient morts pour ce monde, et que ce monde soit mort pour eux, qu’ils le regardent comme un cadavre auquel ils sont liés par force, qu’ils gémissent enfin sur l’obligation où ils sont de prendre part aux plaisirs de ce monde, comme sur la plus cruelle des servitudes. De là jugez s’il est aisé d’entretenir au milieu de la Cour, au centre des plaisirs et des richesses, ces sentiments qu’un solitaire ne conserve qu’à peine dans son désert… »[1]

Vient ensuite, dans la parabole, l’événement décisif pour toute existence, qui révèle la valeur intrinsèque de toute vie : la mort. Le chassé-croisé est étonnant : tandis que le riche demeure dans la misère de son anonymat pour finir dans le néant d’une tombe, Lazare est immédiatement porté par les anges « auprès d’Abraham ». La traduction liturgique gomme ici une expression riche de sens : littéralement, il s’agit pour Lazare d’être porté « dans le sein d’Abraham (εἰς τὸν κόλπον Ἀβραάμ, eis ton kolpon Abraam,v.22) », les mêmes termes que Jean emploie pour décrire le Verbe tourné éternellement « vers le sein du Père » (Jn 1,18), et le disciple bien-aimé, lors de la dernière Cène, penché « sur le sein de Jésus » (Jn 13,23). Jésus veut décrire par là une intimité particulière entre Lazare et Abraham : le pauvre rejoint ce que nous appellerions la « communion des saints », le refuge accueillant que le Seigneur a préparé pour ses élus. Pourquoi le Christ a-t-il choisi ce Patriarche ? Saint Jean Chrysostome propose cette explication :

« A propos de cette parabole, il convient de nous demander pourquoi le riche voit Lazare dans le sein d’Abraham plutôt qu’en compagnie d’un autre juste. C’est qu’Abraham s’est montré hospitalier. Il apparaît donc à côté de Lazare pour accuser le riche d’avoir été inhospitalier. En effet, le patriarche cherchait à retenir même les simples passants pour les faire entrer sous sa tente. Le riche, au contraire, n’avait eu que dédain pour celui qui logeait dans sa propre maison. Or, il avait les moyens, avec tout l’argent dont il disposait, d’assurer la sécurité du pauvre. Mais il a continué, jour après jour, à l’ignorer et il a négligé de lui donner l’aide dont il avait besoin. Le patriarche n’a pas agi de cette façon, bien au contraire ! Assis à l’entrée de sa tente, il mettait la main sur tous ceux qui passaient, à la manière dont un pêcheur jette son filet dans la mer pour y prendre du poisson, et souvent même de l’or et des pierres précieuses. Ainsi, en ramenant des hommes dans son filet, il est arrivé qu’Abraham prenne des anges et, chose étonnante, sans même le deviner ! »[2]

Suit un dialogue dramatique entre Abraham et le riche condamné, « au séjour des morts, en proie à la torture » (v.23). Il ne faut pas prendre à la lettre la description de Jésus, comme si le riche était dans ce que nous nommons aujourd’hui l’enfer, et qu’il pouvait établir une communication avec le « paradis », en se souciant du sort de ses frères. Le Christ, pour donner de la force à sa parabole, utilise plutôt la conception commune du judaïsme de son époque sur l’Hadès (ᾅδης), le « séjour des morts », cet état intermédiaire entre la vie terrestre et la vie définitive de l’au-delà bienheureux, à la fin des temps. Les âmes y attendaient d’être jugées. L’Apocalypse nous apprend que cet état mystérieux disparaîtra :

« Et la mer rendit les morts qu’elle gardait, la Mort et l’Hadès rendirent les morts qu’ils gardaient, et chacun fut jugé selon ses œuvres. Alors la Mort et l’Hadès furent jetés dans l’étang de feu – c’est la seconde mort cet étang de feu – et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l’étang de feu » (Ap 20,13-15).

Ici encore, nous avons une image (l’étang de feu) qui symbolise la souffrance des réprouvés, tout comme le riche « en proie à la torture » dans la parabole. Le pape Benoît XVI, qui avait écrit un traité sur l’eschatologie au début de sa carrière théologique, nous explique comment saisir les éléments de la parabole :

« Dans la description de l’au-delà qui suit [Lc 16,23], Jésus s’en tient aux représentations en vigueur dans le judaïsme de son époque. Dans cette mesure, il ne faut pas forcer cette partie du texte, car Jésus se sert d’éléments imagés déjà existants sans pour autant en faire formellement son enseignement sur l’au-delà. Par contre, il reprend très clairement à son compte la substance des images. Il n’est donc pas dénué d’importance que Jésus reprenne ici les idées qui s’étaient entre-temps généralisées dans la foi juive sur l’existence d’un état intermédiaire entre mort et résurrection. Le riche se trouve dans le séjour provisoire des morts, l’hadès, et non pas dans la ‘géhenne’ (l’enfer), qui est le nom donné au séjour définitif. »[3]

Ce qui est important dans ce dialogue, c’est plutôt l’aspect définitif du jugement sur la vie terrestre de chacun, avec le grand « chassé-croisé » de la rétribution divine : Lazare, qui vivait « dans le malheur », trouve ensuite sa « consolation », tandis que le riche anonyme, qui vivait « dans le bonheur », reçoit ensuite la « souffrance », car son comportement l’a rendu indigne d’être en communion avec les saints. Cette séparation constitue ce que la parabole désigne par le terme effrayant de torture : « Au séjour des morts, il était en proie à la torture » (v.23), car l’homme est fait pour vivre en communion définitive avec le Peuple saint et avec Dieu ; en ratant ce but, il se place lui-même dans une situation absurde et douloureuse d’une solitude éternelle fermée à l’Amour. Le Christ nous offre ainsi une vive mise en scène qui illustre la vérité décrite abstraitement par le Catéchisme sur le jugement particulier :

« La mort met fin à la vie de l’homme comme temps ouvert à l’accueil ou au rejet de la grâce divine manifestée dans le Christ. Le Nouveau Testament parle du jugement principalement dans la perspective de la rencontre finale avec le Christ dans son second avènement, mais il affirme aussi à plusieurs reprises la rétribution immédiate après la mort de chacun en fonction de ses œuvres et de sa foi. La parabole du pauvre Lazare (cf. Lc 16, 22) et la parole du Christ en Croix au bon larron (cf. Lc 23, 43), ainsi que d’autres textes du Nouveau Testament parlent d’une destinée ultime de l’âme qui peut être différente pour les unes et pour les autres. »[4]

Envoie-nous un signe du ciel !

La pointe de la parabole, cependant, n’est pas dans ce renversement des sorts, car toute cette mise en scène sert à préparer le dialogue final entre le riche et Abraham, où le Christ dépose le cœur de son message. Le thème en est l’avertissement donné par Dieu aux esclaves de l’argent, pour qu’ils brisent leur idolâtrie qui pourrait les entraîner dans la perdition éternelle. Jésus personnifie donc ces esclaves par les « cinq frères » de l’homme riche ; à travers la supplication de celui-ci, il exprime l’urgence d’avertir tout homme du sérieux de l’existence face au jugement divin. Les hommes sauront-ils écouter les avertissements divins pour se convertir ?

Le terme central est celui de « témoignage » (racine μαρτυρ-), que Lazare pourrait offrir aux cinq frères, dans une improbable apparition à laquelle rêve le riche : il serait ainsi « envoyé » (racine πεμπ-) dans la « maison de mon père » (v.27). Cette maison représente avant tout Israël, le Peuple saint qui est la vigne du Seigneur ; à ce Peuple ont été envoyés, tout au long de l’histoire, « Moïse et les Prophètes », ces témoins fidèles de la Parole de Dieu. Le Seigneur ne cesse de supplier son Peuple : « écoutez mes envoyés, écoutez à travers eux ma Parole, et revenez de vos folies ! » Mais dans la parabole des vignerons homicides, voici ce qui arrive aux envoyés :

« Le moment venu, il [le propriétaire de la vigne] envoya un serviteur aux vignerons pour qu’ils lui donnent une part du fruit de la vigne ; mais les vignerons le renvoyèrent les mains vides, après l’avoir battu. Il recommença, envoyant un autre serviteur ; et celui-là aussi, ils le battirent, le couvrirent d’outrages et le renvoyèrent les mains vides. Il recommença, envoyant un troisième ; et celui-là aussi, ils le blessèrent et le jetèrent dehors. » (Lc 20,10-12).

Jésus, à travers les cinq frères du riche, vise donc à secouer la conscience des Pharisiens « amis de l’argent » qui se trouvent en face de lui et se moquent de son enseignement sur l’argent. Leur cœur est-il bien disposé pour « écouter Moïse et les Prophètes » ? La première lecture de la messe (Am 6) nous offre une dénonciation prophétique vigoureuse des bergers d’Israël – les vignerons de Lc 20 – qui profitent de leur bien-être matériel (couchés sur des lits d’ivoire…) sans accomplir leur mission (ils ne se tourmentent guère du désastre d’Israël), et dont la déportation par les Assyriens sera le châtiment (ils vont être déportés…). Les Pharisiens, qui se considéraient comme l’élite spirituelle au temps de Jésus, ressemblent à ces bergers indignes car ils ne prennent pas soin du peuple en demeurant dans l’idolâtrie de Mammon, l’argent trompeur. Quel sort les attend au jugement final ?

L’évangile nous apprend aussi que ces Pharisiens demandaient instamment au Christ de lui donner un signe : « Alors quelques-uns des scribes et des Pharisiens prirent la parole et lui dirent : ‘Maître, nous désirons que tu nous fasses voir un signe’ » (Mt 12,38). C’est cette demande que le Christ met en scène à travers la supplication du riche : que Lazare, déjà mort, apparaisse à la maison d’Israël, et elle reviendra à la raison ! C’est ce qu’exprime le riche dans ses tortures, à travers cette hypothèse humainement impossible : « si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront ! » (v.30). De fait, ce signe sera donné, comme l’exprime Jésus en répondant à la demande précédente :

« Génération mauvaise et adultère ! elle réclame un signe, et de signe, il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas. De même, en effet, que Jonas fut dans le ventre du monstre marin durant trois jours et trois nuits, de même le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre durant trois jours et trois nuits. » (Mt 12,39-40).

Nous saisissons alors la valeur théologique du dialogue, avec la double réponse d’Abraham : elle met en scène deux périodes de l’histoire du Salut, d’abord celle de la Loi (Moïse et les Prophètes), puis celle du Fils, envoyé pour témoigner de son Père, qui subira la mort et reviendra ressuscité ; Jésus se cache évidemment derrière l’expression « quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts… » (v.31)

Nous pouvons aussi penser à une résurrection accomplie par Jésus pendant son ministère terrestre, avec une coïncidence (fortuite ?) de nom : il a bien ressuscité son ami Lazare, le frère de Marthe et Marie, de la mort (Jn 11). Nous comprenons alors que, dans la parabole, trois possibilités se côtoient pour les morts : 1) une apparition de l’âme d’un défunt, comme le prophète Samuel revenant du Shéol pour avertir le roi Saül (1Sm 28) ; c’est ce que demande le riche à Abraham. 2) une revivification, c’est-à-dire un retour à notre existence terrestre d’une personne décédée, comme Lazare (Jn 11), mais pour être de nouveau soumis à la mort. 3) la résurrection pour entrer dans la vie céleste et éternelle, qui sera inaugurée par la résurrection du Christ le troisième jour. Lorsqu’Abraham, dans la parabole, évoque la possibilité que « quelqu’un ressuscite d’entre les morts » (v.31), ce sont les possibilités 2) et 3) qui se cachent derrière ces mots, bien plus convaincantes que la première, qui s’apparente aux abominations de la nécromancie…

Pendant son ministère public, le Christ a effectué plusieurs revivification (sens 2) ; l’évangéliste Jean insiste sur celle de Lazare (Jn 11), car ce retour à la vie terrestre devient un signe offert pour les Juifs. Certains se convertissent effectivement : « Beaucoup d’entre les Juifs qui étaient venus auprès de Marie et avaient vu ce qu’il avait fait, crurent en lui » (Jn 11,45) ; mais pour d’autres, menés par Caïphe, le signe devient l’occasion d’un durcissement et d’une fermeture à la grâce, à travers la décision de supprimer Jésus : « Dès ce jour-là donc, ils résolurent de le tuer » (Jn 11,53). C’était bien la dernière phase de la parabole des vignerons homicides (Lc 20) : après les envoyés que sont les prophètes, la décision d’assassiner l’héritier qu’est le Christ. Dans ce premier sens, l’expression d’Abraham « ils ne seront pas convaincus » reflète le dépit du Christ qui offre tant de signes à ses contemporains, mais récolte de la haine au lieu de la foi…

Dans un deuxième sens, le Christ prophétise que beaucoup de Juifs ne seront pas convaincus par sa propre Résurrection d’entre les morts : dans la parabole se cache le mystère de la résistance d’Israël à la venue de son Messie, que saint Paul a souffert dans son apostolat, lorsque tant de synagogues l’ont persécuté parce qu’il prêchait la résurrection du Christ. Cela apparaît clairement dans la finale du discours d’Etienne au Sanhédrin :

« Nuques raides, oreilles et cœurs incirconcis, toujours vous résistez à l’Esprit Saint ! Tels furent vos pères, tels vous êtes ! Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils point persécuté ? Ils ont tué ceux qui prédisaient la venue du Juste, celui-là même que maintenant vous venez de trahir et d’assassiner, vous qui avez reçu la Loi par le ministère des anges et ne l’avez pas observée. » (Ac 7,51-53).

Nous pouvons alors relire la dernière réponse d’Abraham, celle qui contient tout le fruit théologique de la parabole : « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ». L’idolâtrie de l’argent des Pharisiens les conduit à la surdité spirituelle, cette fermeture intérieure qui étouffe la foi que Dieu, par l’Écriture (Loi et Prophètes), voulait susciter ; cette fermeture les conduit à rejeter le Messie et à ne pas croire en lui, même s’il accomplit le signe éclatant de la revivification de Lazare (Jn 11) ; l’aboutissement de ce naufrage spirituel sera de ne pas pouvoir être convertis par la Résurrection du Christ, et de rester dans le domaine de la mort, avec les « souffrances » et la « torture » que cela implique.

L’avertissement ne pouvait être plus clair… Il s’adresse aussi à nous : si notre cœur n’est pas libéré de toute idolâtrie, les signes que le Seigneur nous envoie tout au long de notre vie ne seront pas « convaincants ». Ils ne pourront être accueillis par nos âmes comme des révélations pour adhérer au Vivant, pour nous convertir et entrer dans la Vie. L’enjeu est de taille, et c’est pour cela que le Christ choisit une tonalité dramatique pour sa parabole.

Jésus caché dans les personnages de la parabole

Osons quelques interprétations symboliques de cette parabole, au-delà de son sens littéral que nous venons d’exposer. Ne pourrions-nous pas reconnaître Jésus dans plusieurs personnages ?

La première description du riche vise à dénoncer son égoïsme, à travers son vêtement et ses banquets ; mais nous pourrions aussi y voir, comme à l’envers, le mystère du Christ. Lorsque nous contemplons le Verbe dans la Trinité, « plein de grâce et de vérité » (Jn 1), n’est-il pas riche de la seule valeur authentique, l’amour de son Père ? Ne pourrions-nous pas affirmer que Jésus était « vêtu de pourpre et de lin fin », pour symboliser sa divinité et sa pureté, comme dans les icônes ? Enfin, les « festins somptueux » qui ont lieu quotidiennement pourraient aussi signifier la communion éternelle – dans l’autre jour qu’est l’éternité sans fin (cf. Hb 4) – entre le Père, le Fils et l’Esprit Saint…

Nous pourrions alors voir dans Lazare, ce pauvre qui gît à sa porte, l’humanité souffrante, expulsée du Paradis, qui meurt de faim spirituelle et est soumise au bon vouloir des démons, ces chiens qui lèchent les ulcères de l’humanité en se moquant… Dans ce cas, nous devrions réécrire la parabole en positif : le Verbe n’a pas accepté cette situation malheureuse de l’humanité, mais il s’est incarné précisément pour y porter remède. Dans le Christ, c’est Dieu, riche de son Amour, qui sort de son palais éternel pour y faire entrer le pauvre – nous-mêmes –, et l’inviter à sa Joie – la communion divine : « Heureux les invités au festin des noces de l’Agneau ! » (Ap 19,9). L’Eucharistie que nous célébrons est bien le banquet divin où nous sommes invités, pauvres Lazare que nous sommes…

Autre possibilité d’interprétation symbolique, plus ancrée dans la Tradition : reconnaître en Lazare, relégué au dernier rang social, la place que le Christ a voulu prendre en se faisant pauvre (cf. Ph 2 : il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave… il s’humilia plus encore…). Le pape Benoît XVI la formule ainsi :

« Derrière le personnage de Lazare, couché, couvert de plaies, devant la porte de l’homme riche, ne reconnaissons-nous pas le mystère de Jésus qui ‘a souffert sa Passion en dehors de l’enceinte de la ville’ (He 13,12) et qui, étendu nu sur la croix, était livré aux railleries et au mépris de la foule, le corps ‘couvert de sang et de blessures’ : ‘Et moi, je suis un ver, pas un homme, raillé par les gens, rejeté par le peuple’ (Ps 22,7). Ce Lazare est ressuscité, il est venu pour nous le dire. Si donc nous considérons l’histoire de Lazare comme la réponse de Jésus à l’exigence de signes visibles formulée par ses contemporains, nous nous trouvons en harmonie avec la réponse centrale que Jésus donne à cette exigence [cf. Mt 12,39 : le signe de Jonas]. Le signe de Dieu à l’intention des hommes est le Fils de l’homme, Jésus lui-même. Et il est ce signe, au sens le plus profond, dans son mystère pascal, dans le mystère de sa mort et de sa résurrection. Il est lui-même ‘le signe de Jonas’. Lui le crucifié et le Ressuscité, il est le vrai Lazare : croire en lui, en ce grand signe divin, et le suivre, voilà ce à quoi nous invite cette parabole, qui est plus qu’une parabole. Car elle parle de la réalité, de la réalité décisive de l’histoire par excellence. »[5]

Cette interprétation rejoint une autre invitation de l’Évangile : reconnaître en tout pauvre la présence du Seigneur lui-même, comme dans le jugement final mis en scène par Matthieu où Dieu affirme : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40). Cela exige un retournement complet de notre échelle naturelle des valeurs, où la richesse est plus appréciée que la pauvreté. Une conception qui se comprend selon la logique du monde, mais qui conduit facilement à l’idolâtrie, comme dans le cas des « Pharisiens amis de l’argent » que le Seigneur veut avertir. Saint Grégoire de Nazianze nous invite à cette conversion par ces lignes :

« C’est pourquoi n’admirons pas toute espèce de santé et n’abominons pas toute maladie, n’attachons pas notre cœur à des richesses furtives plus qu’il n’est de mise, et ne courons pas après cette fumée où nous dissiperons une partie de notre âme. Ne nous défions pas de la pauvreté comme si elle était un sujet de mépris, de malédiction, de haine, mais sachons mépriser une santé stupide qui engendre le péché. Respectons la maladie qu’accompagne la sainteté et rendons hommage à ceux que leurs souffrances ont acheminés à la victoire : peut-être parmi ces malades se cache-t-il un nouveau Job, autrement respectable que les bien-portants, en dépit des plaies qu’il gratte, en dépit des tourments qu’il endure jour et nuit, sans abri, en butte aux vexations que lui infligent sa maladie, sa femme, ses amis. Répudions d’injustes richesses, pour lesquelles le riche dans ses flammes connaît un juste supplice et demande une petite goutte d’eau afin de se rafraîchir la langue. Louons une pauvreté reconnaissante et sereine ; c’est elle qui a sauvé Lazare, aujourd’hui comblé de biens dans le sein d’Abraham. »[6]

De nombreux saints, à l’imitation du Christ pauvre, nous offrent de beaux exemples de cette conversion du cœur, de cette nouvelle façon de regarder le monde. Reprenons donc une prière à l’un d’entre eux, saint Vincent de Paul, qui a tant fait dans le domaine de la pauvreté, et qui pourra nous prémunir contre l’idolâtrie de l’argent :

« Saint Vincent de Paul, Apôtre et témoin de la Charité du Christ : apprends-nous à aimer Dieu en acte et en vérité et d’abord en la personne des pauvres et des nécessiteux que sa Providence place sur le chemin de nos vies. Apprends-nous à nous à ne pas nous détourner des blessés de la vie, mais au contraire à aller vers eux, pour en faire notre prochain. Obtiens-nous un cœur compatissant aux misères et aux souffrances des autres, spécialement à celles plus démunis de ce monde ; apprends-nous à être généreux pour les servir aux dépens de nos bras et à la sueur de nos visages. Accompagne-nous dans notre service des autres et intercède auprès du Fils de Dieu, qui a donné sa vie par amour pour nous, pour que nous devenions dans notre famille, notre travail, notre quartier, notre paroisse, nos communautés, des témoins crédibles de son Évangile d’Amour. Amen. »[7]


[1] Saint Claude la Colombière, Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome I, p.194.

[2] Saint Jean Chrysostome, Homélie sur Lazare 2, 5 (PG 48, 988-989), cité dans Homéliaire patristique, Brepols 1991.

[3] Joseph Ratzinger, Jésus de Nazareth I (du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration), Flammarion 2007, p.240.

[4] Catéchisme de l’Eglise catholique, nº1021, https://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P2G.HTM

[5] Joseph Ratzinger, Jésus de Nazareth I (du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration), Flammarion 2007, p.242.

[6] Saint Grégoire de Nazianze (+390), L’amour des pauvres (Discours 14), cité dans Riches et Pauvres dans l’Eglise ancienne, textes présentés par A.G. Hamman, Ichtus 1982.

[7] Prière du père Joseph Wresinski, fondateur de l’ATD, disponible sur le site Aleteia : https://fr.aleteia.org/cp1/2020/11/27/priere-pour-etre-attentif-aux-souffrances-des-plus-demunis/

L’homme riche et Lazare, Dessin de Eugène Burnand (1899)


.