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À l’écoute de la Parole

Parmi tous les aspects si riches et variés du mystère du Christ, il en est un qui passe souvent inaperçu, éclipsé par la grandeur des autres. Jésus est un sage d’Israël : il n’est pas seulement un sage, car il est surtout Fils de Dieu, le Messie attendu, le Prophète eschatologique, et reçoit encore bien d’autres titres ; mais il est aussi un sage qui s’inscrit dans la grande tradition sapientielle de son Peuple. C’est cet aspect que nous dévoile la liturgie de ce dimanche, car le Christ nous conseille comment nous comporter lors des banquets, un thème classique dans l’Antiquité (Lc 14). Voilà une occasion qui nous est offerte d’approfondir cette figure du sage au sein du Peuple élu, et de saisir la particularité de la sagesse du Christ. Et c’est aussi la raison pour laquelle la première lecture est tirée d’un livre de sagesse très proche chronologiquement du Nouveau Testament : les réflexions de Ben Sira le Sage sur l’humilité (Sir 14).

La première lecture : l’humilité louée par Ben Sira (Sir 3,17-18.20.28-29)

Dans son rôle pédagogique vis-à-vis des jeunes générations, le Sage en Israël recueille les réflexions sapientielles que la tradition de son Peuple lui fournit, et les transmet avec des exhortations amicales : « écoute, mon fils… ». Il est considéré comme un Sage car l’observation attentive de la nature comme de l’histoire, des mœurs de la société comme de la personnalité des hommes, lui ont appris un discernement profond des cœurs et du dessein divin sur la création, sur l’histoire d’Israël, et sur le monde en général.

Mais il ne fait pas que répéter ce qu’il a reçu : un Sage reçoit l’enseignement traditionnel, puis il l’assimile dans son expérience propre et sa réflexion, ce qui débouche sur une nouvelle formulation de l’adage ancien. Son rôle est d’exprimer sa propre sagesse avec sa propre formulation, à partir de la sagesse multiséculaire qu’il a étudiée attentivement, et de son propre cheminement dans l’existence. Cette dynamique d’accueil de ce qui précède, d’enrichissement et de reformulation pour le livrer aux nouvelles générations, nous donne la clé pour comprendre la figure originale de Ben Sira et de Jésus en tant que Sages d’Israël.

Dans le passage que la liturgie nous propose en première lecture, Ben Sira se livre à une invitation à la vertu de l’humilité, en relation avec la grandeur de Dieu. Ce thème n’est pas nouveau, puisque déjà le psalmiste affirmait : « Droiture et bonté que Yahvé, lui qui remet dans la voie les égarés, qui dirige les humbles dans la justice, qui enseigne aux malheureux sa voie » (Ps 25,8-9). L’originalité de Ben Sira est de donner à cette invitation un revêtement littéraire et théologique très riche, à partir d’idées déjà présentes dans la littérature sapientielle :

  • Une première motivation nous est fournie : « Tu seras aimé plus qu’un bienfaiteur » (v.17), comme fruit social de la vertu d’humilité ; cette idée est puisée dans le patrimoine sapientiel ancien : « L’orgueil de l’homme l’humiliera, qui est humble d’esprit obtiendra de l’honneur » (Pr 29,23).
  • Une seconde motivation provient de la vérité de notre être face à Dieu : « Grande est la puissance du Seigneur… » (v.20) ; de même le livre de la Sagesse affirmait : « le Maître de tous ne recule devant personne, la grandeur ne lui en impose pas ; petits et grands, c’est lui qui les a faits et de tous il prend un soin pareil » (Sg 6,7) ;
  • Par contraste, l’orgueilleux est dénoncé, puisque « sa condition est sans remède » (v.28), et qu’il emprunte le chemin de la folie, comme l’avait déjà affirmé le livre des Proverbes : « Qui se montre orgueilleux cultive la ruine » (Pr 17,19) ;
  • Enfin, une figure idéale est proposée pour polariser l’effort du disciple : « l’idéal du sage, c’est une oreille qui écoute » (v.29), là encore une reformulation d’une invitation classique : « Que le sage écoute, il augmentera son acquis » (Pr 1,5).

Ces quelques versets de Ben Sira résument donc un enseignement de sagesse sur l’humilité, qui le précède, qu’il a assimilé et reformulé de façon originale. Ils nous plongent aussi dans plusieurs aspects de sa théologie, surtout en réfléchissant à l’expression « la racine du mal est en lui [l’orgueilleux] » (v.28). Voici un commentaire de la TOB qui nous permettra de saisir la différence avec la sagesse du Christ :

« L’homme a été créé libre (Sir 15,14) ; c’est en lui-même, et non en Dieu (15,11-13), que se trouve la source du mal (21,27 ; 25,24), dans ce penchant mauvais du cœur qui jouera, dans l’anthropologie rabbinique, un si grand rôle pour expliquer le péché. L’homme peut toutefois en rester maître (31,10) et, s’il triomphe, il recevra de Dieu une juste rétribution. Cette rétribution est encore, dans le Siracide, limitée à l’horizon terrestre et à la jouissance d’un bonheur conçu selon le schéma traditionnel : santé et longue vie, nombreuse postérité, aisance et bon renom. Comme ses prédécesseurs, il ne voit encore au-delà de ce monde que la sombre issue du séjour des morts (shéol), dans une existence diminuée, sans espérance de retour à la lumière des vivants. »[1]

L’évangile : Prendre la dernière place (Lc 14,1.7-14)

Comme Ben Sira, dont il porte d’ailleurs le même prénom[2], Jésus reformule la sagesse qui le précède, mais il la dépasse et la transforme profondément par le mystère de sa personne. Les deux conseils qu’il nous fournit à propos des banquets, choisir la dernière place et inviter les pauvres, se retrouvent dans l’enseignement traditionnel d’Israël. Le comportement aux repas était un thème important de la vie sociale, sur lequel la Sagesse avait accumulé de belles réflexions. Ainsi Ben Sira écrivait-il :

« On t’a fait président [dans un banquet] ? Ne le prends pas de haut, sois avec les convives comme l’un d’eux, prends soin d’eux et ensuite assieds-toi. Ayant rempli tous tes devoirs, prends place pour te réjouir avec eux et recevoir la couronne, prix de ta réussite. » (Sir 32,1-2).

Une première originalité du discours du Christ (Lc 14) consiste dans la force de son expression littéraire : il dépeint en quelques mots une scène humiliante pour celui qui avait pris la première place (tu iras, plein de honte, prendre la dernière place), en la mettant en contraste avec une scène d’élévation de celui qui avait pris la dernière (ce sera pour toi un honneur aux yeux de tous ceux qui seront à table avec toi). L’utilisation de la deuxième personne du singulier interpelle efficacement le lecteur : nous sommes tous le tu auquel le Christ s’adresse. Et nous avons tous fait des expériences similaires d’humiliation ou d’élévation…

La description de Jésus suppose une inégalité entre le maître (celui qui vous a invités) et les hôtes, auxquels des ordres sont donnés, et qui doivent s’exécuter, car c’est bien l’autorité du paterfamilias qui s’impose dans les repas. Jésus ne parle pas explicitement de Dieu, mais l’on peut déjà sentir qu’il se profile derrière cette figure d’autorité. Ben Sira l’avait exprimé ainsi : « Ne demande pas au Seigneur la première place, ni au roi un siège glorieux. Ne joue pas au juste devant le Seigneur, ni au sage devant le roi. » (Sir 7,4-5).

Le fait d’inviter des pauvres était aussi une habitude classique des Juifs pieux, comme le montre ce passage du livre de Tobit où parle le vieux père du jeune Tobie, qui bientôt ira prendre Sarra fille de Ragouèl en mariage :

« À notre fête de la Pentecôte, la fête des Semaines, il y eut un bon dîner. Je pris ma place au repas, on m’apporta la table et on m’apporta plusieurs plats. Alors je dis à mon fils Tobie : ‘Va chercher, mon enfant, parmi nos frères déportés à Ninive, un pauvre qui soit de cœur fidèle, et amène-le pour partager mon repas. J’attends que tu reviennes, mon enfant.’ » (Tb 2,1-2).

La Sagesse du Christ se démarque de cette habitude pieuse par sa radicalité : il ne conseille pas seulement d’inviter des pauvres, mais il défend même d’inviter ceux qui, naturellement, seraient les membres de nos banquets : « N’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins… » (Lc 14,12). Cet ordre est en contradiction flagrante avec les usages sociaux de toutes les sociétés, et de la sagesse d’Israël en particulier ; le Christ utilise ce ton extrême pour bien dénoncer en nous l’hypocrisie d’attendre en retour une invitation aux autres banquets, contre la logique de gratuité qu’il vient promouvoir sur terre.

Une sagesse nouvelle

Nous pouvons à présent saisir l’originalité de la Sagesse du Christ. Elle consiste à remettre ces conseils de vie sociale dans une perspective eschatologique, qui donne un sens nouveau et plus profond aux maximes de sagesse traditionnelle.

Quel est en effet le sens de l’affirmation paradoxale : « Quiconque s’élève sera abaissé ; et qui s’abaisse sera élevé » (Lc 14,11) ? Dans le contexte strict d’un conseil de sagesse sur le choix des places, il n’y a rien que de très humain dans cette sentence, déjà exprimé par de nombreux auteurs avant Jésus. On trouve même chez Ben Sira l’expression d’un renversement qui est œuvre divine, dans une veine que reprendra le Magnificat (Lc 2) : « Le Seigneur a renversé le trône des puissants et fait asseoir à leur place les doux. Le Seigneur a déraciné les orgueilleux et planté à leur place les humbles » (Sir 10,14-15).

Cependant, comme nous le rappelait l’introduction à Ben Sira dans la TOB, la rétribution à laquelle se référait le Sage était limitée à notre existence terrestre : selon lui, c’est déjà en cette vie que le Seigneur élève socialement les humbles et abaisse les orgueilleux. Cela arrive parfois, comme lors des crises financières qui voient la ruine subite de spéculateurs effrénés. Mais notre expérience commune nous enseigne que ce n’est pas toujours vrai… En revanche, le Christ se place dans la perspective du Jugement final, ce qui donne à son affirmation la valeur définitive d’une loi divine. Nous pourrions expliciter sa maxime ainsi : « Qui s’élève en cette vie, en s’appuyant sur l’illusion des grandeurs humaines, sera abaissé lors du Jugement, car sa vanité apparaîtra au grand jour ; qui s’abaisse en cette vie, en reconnaissant sa misère profonde et en suppliant le Seigneur, sera élevé lors du Jugement, car il apparaîtra que ses œuvres étaient accomplies en Dieu ».

La perspective eschatologique est même explicite dans la conclusion du deuxième conseil. Il commence par une première affirmation paradoxale, dans le style des Béatitudes : « Heureux seras-tu, parce qu’ils n’ont rien à te donner en retour » (v.14). De quel bonheur s’agit-il ? De la satisfaction spirituelle de l’homme généreux qui agit comme Dieu… D’où la justification profonde qui échappait à des auteurs comme Ben Sira : « cela te sera rendu à la résurrection des justes ». Un grand auteur comme Bérulle a bien saisi l’originalité de la Sagesse du Christ, alors qu’il écrivait au Roi :

« Le livre de vie et de vérité que nous avons tous les jours ouvert devant les yeux, nous oblige en plus forts termes à craindre et non à désirer, à fuir et non à respirer l’air des grandeurs de la terre. Il nous enseigne que les grands seront grandement tourmentés. Il nous enseigne que le changement décisif de leur état et de leur éternité se fera sur eux avec rigueur. Et c’est un grand, un sage et un roi[3] qui prononce ces vérités, et les prononce au nom de Dieu qui l’a fait grand, sage et roi tout ensemble. Ces oracles, ou plutôt ces foudres, nous doivent épouvanter et arrêter le cours de l’ambition humaine. Mais si l’homme est sourd à la voix d’un si grand homme, Dieu a préparé aux hommes une voix plus puissante, mais plu douce, et qui en sa douceur doit confondre et anéantir l’orgueil de tous les humains, puisqu’elle anéantit même en quelque sorte la majesté de Dieu. C’est la voix du Verbe incarné qui est venu nous enseigner la science du salut. Il est plus grand que Salomon et il sera mieux écouté que lui. Sans parler il nous apprend en sa crèche et en sa Croix l’estime que nous devons avoir des grandeurs de la terre, si nous l’estimons lui-même selon ses grandeurs véritables. Et lorsqu’il a ouvert sa bouche sainte et divine pour prononcer les oracles du ciel, son langage a été bien contraire à la vanité du sens humain qui va cherchant la grandeur qui ne lui convient pas et y trouve sa misère, sa confusion et sa propre ruine. Cette divine sapience revêtue de notre humanité, nous tire doucement et fortement aux choses humbles et nous retire des choses grandes selon le sens du monde. Elle emploie à cet effet son Esprit, sa Parole et son exemple. »[4]

Nous pouvons dès lors relire le conseil du Christ à la lumière de sa vie et de sa mission. Il utilise sciemment une expression vague pour désigner l’hôte : « Quand quelqu’un t’invite à des noces… » (v.8). Si nous entendons par ce quelqu’un une relation sociale pour un banquet ordinaire, son conseil est dans la droite ligne de la sagesse très humaine de l’Ancien Testament. En revanche, si c’est Dieu qui se cache derrière cette expression, alors les noces sont celles du Christ lui-même, comme dans l’Apocalypse où les Saints acclament : « Soyons dans l’allégresse et dans la joie, rendons gloire à Dieu, car voici les noces de l’Agneau, et son épouse s’est faite belle ! » (Ap 19,7).

Les paroles du Christ nous invitent alors à prendre place au Royaume, puisque nous y sommes invités ; mais prenons garde de ne pas choisir la première place, en imaginant follement que notre rang, notre famille, voire nos mérites, ou encore les vanités trompeuses de ce monde, pourraient nous assurer une place de choix. Face à l’invitation divine de partager sa vie, face à cette élection qui nous dépasse, notre misère ne nous apparaît que plus grande, et la grâce divine comme totalement gratuite. Chercher l’élévation dans un Royaume fondé par un Crucifié, n’est-ce pas une folie spirituelle ? Et Marie, qui occupe la toute première place dans le Royaume, n’a-t-elle pas été choisi, pendant toute sa vie, de prendre la dernière ? « Je suis la servante du Seigneur… » : Non pas une attitude élégante d’abaissement volontaire, mais la conviction profonde de n’être rien face à la grandeur de Dieu… « Qui s’abaisse sera élevé » : la dévotion envers la Vierge, et surtout son rôle dans la Rédemption, ne montrent-ils pas une réalisation splendide de cette parole de Jésus ?

Pour imiter cette attitude, reprenons la prière de Péguy dans son pèlerinage à Chartres, lorsqu’il s’adressait à Notre Dame :

« Nous ne demandons riens, refuge du pécheur, / Que la dernière place en votre Purgatoire / Pour pleurer longuement notre tragique histoire / Et contempler de loin votre jeune splendeur. »[5]


[1] Bible TOB, Introduction au livre du Siracide, Cerf 2011, p. 1831.

[2] Le traducteur de Ben Sira en grec, qui est son petit-fils et dont le prologue à l’œuvre est généralement inclus dans les Bibles modernes, a écrit ces lignes qui nous décrivent la figure du Sage : « C’est pourquoi mon grand-père Jésus [Ben Sira], qui s’était adonné par-dessus tout à la lecture de la Loi, des Prophètes et des autres livres de nos pères, et qui y avait acquis une grande maîtrise, fut amené à écrire lui aussi sur l’instruction et la sagesse, afin que ceux qui aiment le savoir, s’étant familiarisés avec ces sujets, progressent encore davantage dans la vie selon la Loi. » (Prologue au Siracide, TOB p. 1835).

[3] Salomon, le Sage par excellence dans l’Ancien Testament, à qui sont attribués les écrits de sagesse.

[4] Cardinal de Bérulle, La vie de Jésus, Cerf 1989, p.40 (dédicace au Roi).

[5] Charles Péguy, Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres, NRF 1916, p. 385.

Humilité, Abraham Hunter (né 1994), 2017, Abraham Hunter Art

Voir l’explication ici.


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