En continuant notre lecture suivie de l’évangile de Luc, nous arrivons ce dimanche à un chapitre très particulier qui renferme les trois “paraboles de la Miséricorde” : la brebis perdue, puis la drachme perdue, et le père miséricordieux (Lc 15). Elles ont en commun la même structure ternaire, qui éclaire leur interprétation : 1) Un être de grande valeur est perdu et séparé de la communauté, que ce soit une brebis par rapport au troupeau, une drachme échappant au porte-monnaie d’une femme, ou encore un fils qui s’est éloigné de la maison paternelle. 2) La douleur du “propriétaire” se change en activité pour retrouver son bien : le berger qui quitte le troupeau, la femme qui balaye la maison, le père qui scrute le retour du fils prodigue. 3) La joie lorsque le bien est recouvré : dans les deux premières paraboles, l’acteur principal “rassemble ses amis et voisins” ; dans la troisième, c’est une fête qui est organisée dans la maison.
Nous avons déjà commenté la troisième, communément appelée “parabole de l’enfant prodigue”, lors du 4ème dimanche de Carême[1] ; nous la laisserons donc de côté pour cette semaine, en adoptant la version courte de l’évangile, qui ne proclame que les deux premières. Signalons simplement qu’elle suit la même structure que les paraboles la précédant, mais en développe certains aspects : l’itinéraire intérieur du fils prodigue, l’opposition du fils aîné, l’enjeu final d’une réconciliation autour de la figure paternelle.
La première lecture : colère du Seigneur face à l’idolâtrie (Ex 32,7-11.13-14)
La liturgie, pour nous introduire à la “conversion” que décrit l’évangile, choisit l’épisode d’idolâtrie par excellence, l’adoration du veau d’or par Israël dans le désert (Ex 32), cet acte impie qui cristallise toutes nos idolâtries au cours des âges. Ainsi, l’évangile insiste sur la joie du berger qui retrouve sa brebis, tandis que la première lecture montre la gravité du péché en décrivant une réaction divine de colère. Il est bon de reprendre le début du chapitre pour saisir l’occasion de cette situation extrême :
« Quand le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne, le peuple s’assembla auprès d’Aaron et lui dit : ‘Allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé.’ Aaron leur répondit : ‘Ôtez les anneaux d’or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles et apportez-les-moi.’ » (Ex 32,1-2).
L’idolâtrie se fait donc tentante dans la vie du peuple lorsque l’attente devient longue : l’absence de Moïse, parti pendant 40 jours pour recevoir les Tables de la Loi, laisse un vide dans la vie du peuple qui ne se maintient pas fidèle à la parole reçue. Pourtant Moïse leur avait ordonné de l’attendre (Ex 24,14), et le Peuple s’était engagé à obéir aux paroles du Seigneur (Ex 24,7), qui interdisaient notamment le culte d’autres dieux que Yhwh. Mais cette parole n’a pas été respectée. De plus, une erreur subtile s’est introduite dans l’esprit des Israélites qui affirment : “ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte” (v.1), alors que l’Écriture ne cesse de répéter que c’est le Seigneur qui a accompli ce prodige : “Oui, c’est moi le Seigneur qui vous ai fait monter du pays d’Égypte pour être votre Dieu : vous serez donc saints parce que je suis saint” (Lv 11,45). Ce premier manque de foi conduit à l’idolâtrie : les Israélites se prosternent devant le veau d’or en confessant : “Voici ton Dieu, Israël, celui qui t’a fait monter du pays d’Égypte”.
Autre ironie de cet acte : Aaron, devenu complice de la rébellion, ordonne de collecter de l’or, ce qui est l’inverse du premier commandement reçu par Moïse après son départ sur la montagne : « Dis aux Israélites de prélever pour moi une contribution. Vous prendrez la contribution de tous ceux que leur cœur incite. Et voici la contribution que vous accepterez d’eux : de l’or, de l’argent et du bronze… » (Ex 25,2-3). La première instruction reçue, la première violée…
Nous trouvons une excellente application de cette tentation du peuple dans la vie de Dietrich Bonhoeffer, ce pasteur luthérien, grande figure de la résistance allemande à l’idéologie nazie. Il prononça un sermon courageux le 28 mai 1933 à Berlin, dans un contexte dramatique : le régime du Reich manipulait les églises protestantes à travers la dénomination de “chrétiens allemands”, rendant nombre de chrétiens obéissants à ses mots d’ordre, pour leur faire trahir l’Évangile… Écoutons sa dénonciation lucide et poignante, qui nous rejoint dans nos idolâtries modernes :
« Devant le dieu que nous faisons selon notre bon plaisir, le genre humain et l’Église du monde tombent à genoux joyeusement, avec le sourire. Mais Dieu trouve peu d’esprit de sacrifice. Non, l’Église d’Aaron [les chrétiens infidèles] ne lésine pas, elle n’est pas mesquine, elle est prodigue à l’égard de son dieu. Tout ce qui lui est cher est précieux, tout ce qui est sacré pour elle est jeté dans le brasier de l’idole. Tout est mis à contribution pour la glorification de l’idole ; chacun jette, à son gré, et selon ses possibilités, ses propres idéaux dans la fournaise ; puis commence la griserie. L’Église du monde célèbre son triomphe, le prêtre a manifesté sa Gloire ; maintenant il se tient au centre, avec sa tunique de pourpre et sa sainte couronne, et adore la créature qu’il a faite de sa main ; autour de lui, le peuple se prosterne, ravi, et contemple l’idole qu’il a réalisée de sa propre force, par son propre sacrifice. Qui voudrait se tenir à l’écart de cette jubilation pieuse, de ce délire inouï, de ce haut fait de la volonté et du pouvoir humains ? L’Église du monde a son dieu ; approchez, offrez-lui des sacrifices, réjouissez-vous, jouez, mangez, buvez, dansez, poussez des cris d’allégresse, soyez dans le ravissement. Vous avez de nouveau un dieu ! Voilà tes dieux, Israël, qui t’ont délivré de la servitude. Venez, regardez, adorez ! »[2]
Dans le récit de l’Exode, nous trouvons ensuite un jeu de paternité dans les paroles de Dieu et celles de Moïse : le Seigneur s’adresse à son serviteur en l’informant que “ton peuple s’est corrompu, lui que tu as fait monter d’Égypte”. L’expression “ton peuple” (עמך, ‘ammeka) est extrêmement forte, comme si le Seigneur reniait le Peuple qu’il avait lui-même élu. Il prend les Israélites au mot : puisqu’ils affirment que c’est le veau d’or qui les a délivrés, Dieu se sent libre de l’Alliance – ou feint de l’être – et envisage la perspective terrible de l’extermination d’Israël ; il rend cette hypothèse d’autant plus attrayante pour Moïse qu’il lui offre de “tout recommencer de rien” avec lui : “Mais de toi, je ferai une grande nation…” (v.10).
Moïse, devant cette proposition étonnante – serait-ce une mise à l’épreuve du serviteur ? – se maintient dans la fidélité à l’Alliance avec Dieu qu’il vient de faire conclure à Israël. Subtilement, il renvoie la balle au Seigneur en lui rappelant sa paternité divine : “Pourquoi ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir d’Égypte ?” C’est bien là ce que cherchait le Seigneur par ses menaces : que son lien privilégié avec son Peuple lui soit rappelé, pour que ce lien redevienne actif et source de bénédiction…
La liturgie, étrangement, a supprimé le verset 12 de ce chapitre, qui pourtant exprime bien l’enjeu de la dispute : devant les expressions de “jalousie divine”, Moïse en appelle à l’honneur divin, qui serait outragé si l’Exode n’était mené à bon terme : “Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : ‘C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir, pour les faire périr dans les montagnes et les exterminer de la face de la terre’ ? Reviens de ta colère ardente et renonce au mal que tu voulais faire à ton peuple” (Ex 32,12). Nous pouvons en conclure que le Seigneur a exprimé sa colère pour montrer la gravité du péché d’idolâtrie, manifestant une ardeur violente et jalouse, mais avec la finalité de susciter l’intercession de Moïse pour renoncer lui-même à cette violence : méthode éducative subtile et forte pour un peuple “à la nuque rebelle”…
De même, Bonhoeffer applique cette narration pour décrire l’opposition entre des clercs fidèles à l’Évangile, et d’autres collaborant à l’idéologie nazie, en appliquant symboliquement les deux personnages d’Aaron et de Moïse aux deux factions de chrétiens de son époque. Il oppose “l’Église d’Aaron”, celle de l’idolâtrie du veau d’or, et “l’Église de Moïse”, fidèle à la Parole de Dieu, dans une description qui nous rejoint dans les multiples tentations de l’Église d’aujourd’hui :
« Église d’Aaron [des chrétiens infidèles], Église de Moïse [des chrétiens fidèles] – ce heurt historique au pied du Sinaï, la fin de l’Église du monde, et la manifestation de la Parole de Dieu, se répète dans notre Église jour après jour, dimanche après dimanche. Église du monde qui ne veut pas attendre et vivre de l’invisible ; Église qui crée elle-même ses dieux ; Église qui veut avoir un dieu à son goût, et qui ne se demande pas si elle plaît à Dieu ; Église qui veut faire elle-même ce que Dieu ne fait pas ; Église prête à n’importe quel sacrifice lorsqu’il s’agit d’idolâtrie, d’adoration des pensées et des valeurs humaines […] Église qui doit réentendre : Je suis le Seigneur ton Dieu [Ex 20,2] Nous devrions alors nous en aller en tant qu’Église qui s’effondre, frappée par cette Parole, Église de Moïse, Église de la Parole. L’Église impatiente devient l’Église de l’attente silencieuse ; l’Église avide de voir devient l’Église de la foi lucide ; l’Église de l’auto-idolâtrie devient celle qui adore le Dieu unique. Cette Église-là trouvera-t-elle un dévouement et des sacrifices semblables ? »[3]
L’évangile : deux paraboles de la miséricorde (Lc 15,1-10)
Gravité du péché : la première lecture l’illustre à merveille en mettant en scène la colère de Dieu. Ce fut un maillon dans l’immense chaîne pédagogique des actions du Seigneur envers les hommes, afin de faire prendre conscience à Israël de la gravité de ses actes, et de l’abomination de l’idolâtrie. L’Alliance n’est pas à prendre à la légère ! Mais l’Évangile nous présente la dernière étape de cette éducation, et la vérité ultime du visage de Dieu : au-delà d’une sévérité qui se montre flexible, comme dans l’Exode, les paraboles rapportées par Luc nous montrent un Père miséricordieux qui laisse pleinement éclater sa joie lors de la conversion du pécheur. Aucun reproche n’est fait à l’enfant prodigue, aucune admonestation à la brebis perdue : gratuité du pardon du Père qui estime par-dessus-tout la vie du fils, et qui ne l’a jamais renié comme Yhwh menaçait de le faire devant Moïse… Il fallait pour cela un médiateur parfait, le Christ qui intercède pour nous : vrai homme, il est notre frère et se tient “de notre côté” ; vrai Dieu, il connaît le cœur du Père et sait en tirer toute la Miséricorde dont nous avons besoin. De nouveau, Bonhoeffer a bien saisi cette différence entre Moïse et le Christ :
« Mais Moïse n’en reste pas à cette rupture. Il remonte sur la montagne. Cette fois, il intercède pour son peuple. Il s’offre lui-même en sacrifice : ‘Rejette-moi avec mon peuple, nous sommes un, Seigneur, j’aime mes Frères.’ Mais la réponse de Dieu reste sombre, redoutable, menaçante. Moïse n’a pas pu susciter la réconciliation. Qui la créera ? Nul autre que Celui qui est prêtre et prophète en une personne, l’homme au manteau de pourpre et à la couronne d’épines, le Fils de Dieu crucifié, qui se tient devant Dieu, intercédant pour nous. Sur Sa Croix, toute idolâtrie prend fin. Ici, tout le genre humain, toute l’Église, est jugé et pardonné. Ici, Dieu est intégralement Celui qui ne tolère point d’autre dieux devant Sa face ; mais Il est aussi intégralement Celui qui pardonne sans limites. Étant toujours l’Église de Moïse et celle d’Aaron en même temps, c’est la Croix que nous montrons, en disant : Israël, voilà le Dieu qui t’a délivré de la servitude, et t’en délivrera toujours. Venez, croyez, adorez ! »[4]
La parabole de la brebis perdue est limpide comme de l’eau de roche ; pour la commenter, nous nous permettons d’offrir une paraphrase d’un saint. Avec leur sensibilité si délicate et la rénovation intérieure de l’Esprit Saint, les saints nous offrent toujours une lecture plus profonde et convaincante de l’Évangile. Voici par exemple comment Charles de Foucauld fait parler Jésus qui se cache derrière la parabole :
« Je suis le Bon Pasteur, je cours sans cesse à la recherche des brebis égarées, je vous l’ai redit cent fois : Aimez-moi ! Puisque je vous aime tant, toutes, ô mes brebis, et aimez-vous les uns les autres, puisque votre Pasteur vous aime tous si tendrement !… Soyez-Moi reconnaissants de mes soins à vous chercher, de ma bonté à vous pardonner, de ma joie quand je vous retrouve ! Aidez-moi dans mon travail, imitez-Moi, faites tous vos efforts, avec Moi et comme Moi, chacun selon les ordres de son directeur spirituel, pour ramener le plus possible de brebis égarées… Partagez mes sentiments, mes peines de voir mes brebis se perdre, ma joie quand je les retrouve… partagez ma constance, mon espérance, mon indulgence à les chercher, mon espérance qui ne renonce jamais à croire à la possibilité de leur retour, mon indulgence à leur pardonner… Partagez ma tendresse pour elles, quand elles reviennent… Loin de leur faire des reproches et de les punir, je les comble de caresses et je tombe sur leur cœur, comme le père de l’enfant prodigue. Espérez donc toujours le retour au bien de toutes les âmes vivant en ce monde, travaillez-y toujours dans la mesure fixée par l’obéissance, et soyez tendres pour les pécheurs qui reviennent, comme je l’ai été devant vous pour tant d’âmes… En un mot, qui contient tout, faites pour les pécheurs ce que vous voulez que je fasse pour vous. »[5]
Le sens littéral de ces deux paraboles ne fait aucun doute : le Christ est ce berger en recherche de la brebis perdue, et cette femme qui met toute sa maison sens dessus dessous pour retrouver sa pièce d’argent. Tant l’animal que l’objet pécunier représentent l’homme pécheur qui a une si grande valeur aux yeux de Dieu qu’il n’épargne rien pour le retrouver, c’est-à-dire provoquer sa conversion, ce chemin de réincorporation dans la communion divine. Aux Pharisiens et scribes qui récriminent contre lui, car il se faisait ami des pécheurs et des publicains, le Seigneur révèle donc la joie qui étreint le cœur de Dieu le Père en retrouvant ces enfants qui s’étaient éloignés de Lui. Mais voudront-ils participer à la fête messianique ? Comme le fils aîné de la parabole suivante, voudront-ils entrer dans le Royaume, malgré leur sensibilité de “justes” ?
Le Verbe prend l’humanité sur ses épaules…
Les Pères de l’Église ont aimé développer un autre sens spirituel de la parabole de la brebis perdue. Non pas une application individuelle ou selon des “catégories de pécheurs”, comme dans le sens littéral, mais selon une logique plus proche de l’Écriture qui aborde le Salut surtout dans sa dimension collective, comme un grand théologien du Concile, le père Henri de Lubac, l’a développé dans son livre “Catholicisme”[6]. Le pape Benoît XVI résumait ainsi cette thèse :
« [Le père] de Lubac, en se fondant sur la théologie des Pères dans toute son ampleur, a pu montrer que le salut a toujours été considéré comme une réalité communautaire. La Lettre aux Hébreux parle d’une ‘cité’ et donc d’un salut communautaire. De manière cohérente, le péché est compris par les Pères comme destruction de l’unité du genre humain, comme fragmentation et division. Babel, le lieu de la confusion des langues et de la séparation, se révèle comme expression de ce qu’est fondamentalement le péché. Et ainsi, la ‘rédemption’ apparaît vraiment comme le rétablissement de l’unité, où nous nous retrouvons de nouveau ensemble, dans une union qui se profile dans la communauté mondiale des croyants. »[7]
Appliquons cette perspective à notre parabole, en suivant les étapes du récit. Tout d’abord, le troupeau initial peut représenter l’ensemble de la création, et notamment les créatures spirituelles que sont les anges. Les “cent brebis”, considérées comme un troupeau uni, nous rappellent que dans le dessein original du Créateur, toutes les créatures intelligentes étaient appelées à s’unir dans la louange et le culte de Dieu ; c’est cette assemblée sainte que l’homme a quittée par le péché originel. Adam, à travers une faute historique et personnelle, a entraîné l’errance de toute l’humanité en dehors de la communion avec Dieu – et aussi la division d’avec les anges et la division entre les hommes, illustrée par l’épisode de la tour de Babel.
Dieu se met donc en recherche de cette brebis perdue qu’est l’humanité entière, et cette quête prend beaucoup de temps, car l’humanité est dispersée, divisée en multiples factions : les différentes révélations qui structurent l’Ancien Testament sont autant d’étapes pour approcher progressivement l’homme. Abraham (une famille) ; Moïse (un peuple) ; David (un royaume) : la Parole divine se déploie pour une révélation progressive, comme le pasteur qui se rapproche progressivement de la brebis et finit par la cerner.
Vient alors la plénitude des temps : le Verbe s’incarne, événement central de notre histoire, qui se retrouve sous l’image du pasteur prenant la brebis sur ses épaules. En effet, par l’incarnation, c’est la deuxième Personne de la Trinité – le Verbe – qui assume l’humanité : tout comme un pasteur est supérieur à sa brebis, mais ne fait plus qu’un avec elle lorsqu’il la porte sur ses épaules, l’humanité est unie à la divinité en la personne de Jésus ; et son œuvre de salut consiste à guérir la brebis blessée et la ramener à la communion avec le Père. Cette interprétation peut sembler étrange ? Elle était pourtant courante parmi les Pères de l’Église, comme en témoigne ce texte de saint Ambroise :
« Cet hymne du ‘Gloria in excelsis’ n’est pas seulement celui des anges, mais aussi celui des hommes, se félicitant entre eux de ce que la femme qui avait perdu sa drachme ait déjà allumé sa lampe pour la retrouver, et de ce que le berger, laissant seules ses quatre-vingt-dix-neuf brebis, soit déjà venu chercher l’unique brebis perdue. Car avant la naissance du Christ, il y avait trois murailles d’inimitié : la première, entre Dieu et l’homme ; la deuxième, entre l’homme et l’ange ; la troisième, entre l’homme et l’homme. L’homme, en effet, par sa désobéissance, avait offensé le Créateur ; par sa chute, il avait empêché la restauration des anges ; et par la diversité de ses rites, il s’était séparé de lui-même : d’un côté le Juif avait ses cérémonies, de l’autre le Gentil pratiquait son idolâtrie. Mais voici que Notre Paix [le Christ], survenant, fit de ces factions opposées un seul être, et détruisit ces diverses parois. Il ôta le péché, et réconcilia ainsi l’homme à Dieu ; il répara la chute, et ainsi réconcilia l’homme à l’ange ; il abolit les divers rites, et ainsi réconcilia l’homme avec l’homme. On doit donc dire avec l’Apôtre qu’il restaura toutes choses, celles du ciel et celles de la terre. Et c’est pourquoi cette immense armée céleste chantait : ‘Gloire à Dieu dans les hauteurs’, c’est-à-dire aux anges qui n’ont jamais péché et n’ont pas eu de discorde avec Dieu ; ‘et sur terre paix aux hommes’, c’est-à-dire aux Juifs et aux Gentils ‘de bonne volonté’, qui jusqu’à la naissance du Christ étaient en discorde avec Dieu et avec les anges. De là vient aussi que l’ange parle aux bergers et se réjouit avec eux : c’est que la paix est rétablie entre les anges et les hommes. De plus un Dieu naît homme : la paix est rétablie entre l’homme et Dieu. Enfin, il naît dans la mangeoire du bœuf et de l’âne : la paix est rétablie entre les hommes ; car le bœuf figure le peuple juif, et l’âne le peuple gentils. »[8]
Cette nouvelle vision de la parabole peut nous ouvrir deux perspectives spirituelles. D’une part, notre histoire en tant qu’Église consiste à nous laisser porter par le Christ dans un chemin de retour vers l’unité : unité de l’humanité enfin réconciliée avec elle-même, unité avec les anges pour la louange de Dieu, et surtout unité avec Dieu qui nous a pris sur ses épaules et n’a voulu faire qu’un avec nous… Plongés que nous sommes dans nos plans pastoraux et la gestion des différentes “crises” qui s’abattent sur nos communautés, sommes-nous vraiment conscients de cette primauté de l’action du Christ ? Laissons-nous le bon Berger nous ramener docilement vers la maison du Père ? Considérons-nous notre ministère, quel qu’il soit, comme une collaboration avec le Christ sur ce chemin de retour qu’Il connaît bien, alors que nous l’ignorons, et sur lequel Il nous conduit ?
D’autre part, la joie qui resplendit dans les trois paraboles nous laisse entrevoir le bonheur que nous aurons au Ciel. Lorsque le berger ou la femme s’exclament : “Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis / la pièce d’argent que j’avais perdue”, ils nous font pressentir cette réjouissance qui animera le Royaume dans son accomplissement final, lorsque le Père pourra enfin partager pleinement la vie bienheureuse de la Trinité avec tous ses enfants réunis dans le Christ. Grande sera alors la joie “devant les anges de Dieu” !
Cette joie, nous pouvons et devons en expérimenter la saveur pendant notre chemin de retour vers le Père, comme l’expliquait saint Charles de Foucauld :
« La joie, par conséquent aussi l’action de grâce, car tout bien vient de Dieu… L’action de grâce doit tenir une très grande place dans nos prières, car la bonté de Dieu précède tous nos actes, elle environne tous les instants de notre vie, et il n’y a pas de moments de notre existence où nous ne recevions une foule immense de bienfaits tels que toute l’éternité ne nous suffirait pas pour remercier assez de chacun d’eux… Quand nous sommes devant le Saint-Sacrement surtout, que notre premier mot soit toujours : ‘Merci ! Merci d’être à Vos pieds ! Que je suis heureux…’ Et chaque fois que nous prions, en quelque lieu que ce soit, ‘merci, encore une fois merci de me permettre de Vous parler, de Vous prier, de Vous regarder, de m’entretenir avec Vous, mon Seigneur et mon Dieu, mon Bien-Aimé, mon bonheur et ma Vie !’ Non seulement remercier pour nous, mais pour tous les hommes, nos frères, Vos enfants, mon Dieu, que je dois aimer, que je veux aimer si tendrement. Merci pour toutes les âmes du purgatoire, tous les anges, tous les saints, pour ceux que Vous m’avez donnés à aimer davantage. Merci pour la Très Sainte Vierge ; merci par-dessus tout pour Vous, mon Seigneur et mon Dieu, dont la gloire et la béatitude infinies sont mon bonheur, bonheur ferme et assuré, source inépuisable de joie que rien ne peut m’enlever !… »[9]
Nous pouvons conclure notre méditation par une louange au bon Berger, le Christ, qui n’a pas craint de laisser le Ciel pour venir nous porter et mourir pour nous. Ces paroles du cardinal Newman pourraient nous inspirer :
« O Jésus, c’est ainsi qu’il te plut, toi, le grand Dieu, d’accomplir avec largesse ton œuvre, celle pour laquelle le Père t’avait envoyé. Tu n’as pas fait les choses à demi – et tandis que cette magnificence de Sacrifice est ta gloire en tant que Dieu, elle est notre secours et notre consolation en tant que pécheurs. O très cher Seigneur, tu es plus pleinement homme que saint Jean-Baptiste, que saint Jean, l’apôtre et évangéliste, que ta très douce Mère. Tu les dépasses dans la connaissance divine que tu as de moi, de même que dans la connaissance et l’expérience que tu as de ma nature. Tu es mon frère aîné. Que craindrais-je ? Comment ne me reposerais-je pas sur toi, si doux, si tendre, si familier, si simple, si modeste, si naturel, si humble ? Tu es au ciel, mais exactement le même que celui que tu étais sur terre : le Dieu puissant, mais aussi le petit enfant – le Très-Saint, mais aussi l’être sensible, tendre, humain. »[10]
[1] Cf. https://www.lectio-divina-rc.fr/anneeC_careme4_ecoute
[2] Dietrich Bonhoeffer, L’Église de Moïse et l’Église d’Aaron, in Textes choisis, trad. Lore Jeanneret, Paris/Genève, Le Centurion/Labor et Fides, 1970, p.283-286.
[3] Dietrich Bonhoeffer, L’Église de Moïse et l’Église d’Aaron, in Textes choisis, trad. Lore Jeanneret, Paris/Genève, Le Centurion/Labor et Fides, 1970, p.283-286.
[4] Dietrich Bonhoeffer, L’Église de Moïse et l’Église d’Aaron, in Textes choisis, trad. Lore Jeanneret, Paris/Genève, Le Centurion/Labor et Fides, 1970, p.283-286.
[5] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.150.
[6] H. de Lubac, Catholicisme, Cerf 1983. Nous lui empruntons l’interprétation de la parabole en sens collectif et invitons le lecteur à se plonger dans ce livre de haut vol.
[7] Pape Benoît XVI, encyclique Spe Salvi, nº14, cf. https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20071130_spe-salvi.html
[8] Durand de Mende, La triple paroi renversée, in Traité des Offices divins, cité par H. de Lubac, Catholicisme, Cerf 1983, p. 333.
[9] Charles de Foucauld, Écrits spirituels, Petrus 2017, p.34-35.
[10] John Henry Card. Newman, Méditations sur la doctrine chrétienne, Ad Solem 2000,p. 85.
La brebis perdue , par Alfred Usher Soord (+1915), voir l’explication ici