lecture

À l’écoute de la Parole

La liturgie nous transporte au soir de Pâques, au sein de la Communauté de Jérusalem, alors que les marcheurs d’Emmaüs sont en train de raconter leur rencontre avec le Seigneur (Lc 24). Jésus lui-même se rend soudain présent à ses disciples qui, comme les femmes, le matin, sont « frappés de stupeur et de crainte ». Le Maître vient bouleverser leur vie, comme naguère en Galilée, lorsqu’Il les avait appelés à sa suite. Mais il s’agit cette fois-ci de recevoir une « nouvelle vie », celle de la foi et de la communion avec le Ressuscité, qui ouvre les portes du Ciel. Cette nouvelle vie, nous la voyons à l’œuvre dans la communauté chrétienne grâce à deux apôtres de première importance : saint Pierre, qui harangue le peuple dans le Temple de Jérusalem (Ac 3, première lecture), et saint Jean, qui écrit tendrement à ses enfants spirituels (1Jn 2, deuxième lecture).

L’évangile : rencontre avec le Ressuscité (Lc 24)

Avant tout, il y a les apparitions de Jésus ressuscité aux disciples : les pèlerins d’Emmaüs se sont joints à la communauté de Jérusalem, et chacun raconte « ce qui s’est passé » sur la route ou au Sépulcre, mais les esprits n’arrivent pas à y voir clair face à tant d’évènements inouïs. Jusqu’au moment où Jésus lui-même se fait présent, provoquant stupeur et crainte.

Corps glorieux du Christ et résurrection de la chair

Pourquoi cette stupeur ? On aurait pu s’attendre à une joie immédiate. Pour la comprendre, il faut retourner brièvement à la conception de la mort dans l’Ancien Testament et dans l’Antiquité en général, que nous explique le cardinal Ratzinger :

« Le mort descend au Shéol, où il mène une pâle existence d’ombre. Il peut apparaître, donnant alors l’impression d’un être inquiétant et dangereux. Néanmoins, il est séparé du monde des vivants, de la vie, relégué dans une zone où toute communication est absente, et qui justement par ce défaut de relation, équivaut à une destruction de la vie. Tout le gouffre de ce néant se découvre dans le fait que Dieu n’est pas là, qu’il n’y est pas loué. Même par rapport à lui, l’absence de communication y est totale. La mort est donc un emprisonnement qui ne finira plus. Être et ne pas être en même temps, être encore d’une certaine manière et pourtant ne pas vivre ». [1]

La religion juive faisait donc interdiction absolue de communiquer avec le monde des ombres, qui est par excellence un monde impur ; on se souvient de la sorcière d’En Dor (1 Sam 28). Tout cela explique l’effroi des disciples, et l’insistance de Jésus à faire constater sa corporéité en montrant « ses mains et ses pieds » avec les marques de la Passion.

Luc insiste sur ce point en notant qu’il mange du poisson grillé : les disciples ne font pas une expérience extatique, de type mystique, hors de la réalité, mais bien une rencontre réelle avec une personne « en chair et en os ». Jésus est le Vivant, revenu auprès des siens. Dans cet apparent paradoxe entre similitude et altérité – c’est bien lui, mais il est différent – se déploie le mystère de la résurrection : le Christ ne vient pas du monde des morts, mais de celui des vivants, de ce nouveau règne qu’il vient d’inaugurer auprès de son Père par son humanité glorifiée. Jésus n’a pas été réanimé comme Lazare, il est entré dans une existence d’un type supérieur, et les disciples sont stupéfaits par ce saut radical.

Par-là, Jésus nous apprend vers quelle résurrection nous marchons nous-mêmes : non pas une simple revitalisation de notre existence terrestre, mais le passage à une communion totale avec la vie trinitaire, qui élèvera toutes les dimensions de notre personne. En attendant, le Christ ressuscité nous donne déjà de participer à sa nouvelle vie en nous incorporant dans son Corps, comme l’explique le Catéchisme :

« S’il est vrai que le Christ nous ressuscitera ‘au dernier jour’, il est vrai aussi que, d’une certaine façon, nous sommes déjà ressuscités avec le Christ. En effet, grâce à l’Esprit Saint, la vie chrétienne est, dès maintenant sur terre, une participation à la mort et à la Résurrection du Christ : ‘Ensevelis avec le Christ lors du Baptême, vous en êtes aussi ressuscités avec lui, parce que vous avez cru en la force de Dieu qui L’a ressuscité des morts (…). Du moment donc que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu’ (Col 2, 12 ; 3, 1) Nourris de son Corps dans l’Eucharistie, nous appartenons déjà au Corps du Christ. Lorsque nous ressusciterons au dernier jour nous serons aussi ‘manifestés avec lui pleins de gloire’ (Col 3, 3). » [2]

Les conséquences pour notre chemin sur la terre sont incalculables. Par exemple, le Père Maurice Zundel affirmait : « Nous ne pouvons vivre une vie spirituelle sans spiritualiser notre corps. »[3] C’est l’Eucharistie qui réalise le mieux ce mystère en nous, comme l’avait saisi saint Irénée :

« De même que le pain qui vient de la terre, après avoir reçu l’invocation de Dieu, n’est plus du pain ordinaire, mais eucharistie, constituée de deux choses, l’une terrestre et l’autre céleste, de même nos corps qui participent à l’eucharistie ne sont plus corruptibles puisqu’ils ont l’espérance de la résurrection. » [4]

Présence du Christ ressuscité

Comme sur le bord du lac (Jn 21), comme sur la route d’Emmaüs, nous retrouvons, dans ce récit, trois éléments: Jésus apparaît aux disciples (il est visible et palpable), il leur parle (ouvrant leurs cœurs aux Écritures), et il mange avec eux . En d’autres termes : il se rend réellement présent, enseigne ses disciples et partage avec eux un moment de communion fraternelle. Ces différents aspects structurent notre propre rencontre avec le Ressuscité dans l’Église, grâce à la liturgie de la Parole et à l’Eucharistie, en attendant le jour béni où nous pourrons enfin le contempler directement.

L’évangile d’aujourd’hui, en Luc 24, présente de nombreuses ressemblances avec celui de la semaine dernière, relatant l’incrédulité de saint Thomas (Jn 20) :

  • Jésus qui apparaît commence toujours par souhaiter la paix : « La paix soit avec vous ! », salutation que nous utilisons en début de célébration eucharistique. Les prêtres la reprennent à l’issue de la prière eucharistique : « que la paix du Seigneur soit toujours avec vous ! ».
  • Dans les deux récits, le Ressuscité invite ensuite à contempler et toucher les marques de la Passion : « Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ! » (Lc 24,39). Ce contact avec les plaies du Sauveur provoque la joie des disciples, elles sont depuis lors vénérées comme les sources de la Miséricorde.
  • Dans l’évangile de Jean, Thomas a besoin d’une semaine pour entrer dans la foi ; chez saint Luc, il s’agit de toute la communauté du Cénacle, qui passe progressivement de la « frayeur et crainte » à la « joie sans oser croire », puis à « l’ouverture des intelligences à la compréhension des Écritures ». Ils n’expriment pas encore leur foi, comme saint Thomas : ce sera l’objet du livre des Actes des Apôtres, où retentiront de magnifiques professions de foi.

Ecoutons plus attentivement les paroles du Christ aux disciples :

« Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait d’entre les morts le troisième jour, et qu’en son Nom le repentir en vue de la rémission des péchés serait proclamé à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. De cela vous êtes témoins. » (Lc 24,46-48)

 Luc nous présente ici un condensé de toute son œuvre théologique : d’abord un résumé de son évangile, centré sur le mystère pascal ; puis le programme des Actes des Apôtres, dont il est également l’auteur, qui rapporte la première proclamation de la Parole à partir de Jérusalem jusqu’aux confins de la terre.

Luc nous présente le Christ insistant sur l’accomplissement des Écritures. Comme il l’avait expliqué de son vivant, tout ce qui lui est arrivé était « écrit dans la loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes » (v.44). C’était important pour faire comprendre aux premiers croyants que la crucifixion du Christ n’était pas une erreur, et nous y reviendrons à propos de la première lecture.

Or nous sommes parfois déroutés par cette expression : « selon les Écritures », que notre Credo reprend de saint Paul : « Il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures » (1Co 15,4). Était-il vraiment écrit que le Messie devait souffrir et ressusciter le troisième jour ? Dans quel passage exactement ? On peut penser à une prophétie d’Osée :

« Venez, retournons vers le Seigneur. Il a déchiré, il nous guérira ; il a frappé, il pansera nos plaies ; après deux jours il nous fera revivre, le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence. » (Os 6,1-2)

Sous la plume du prophète, ces expressions stéréotypées désignent un bref laps de temps après lequel le Seigneur prendra soin de son Peuple, mais elles ne parlent pas du Messie. En revanche, les premiers croyants ont tout de suite vu dans les chants du serviteur souffrant d’Isaïe, l’annonce des souffrances et de la mort du Christ (cf. Is 53). Une relecture de l’histoire de Jonas – qui disparaît pendant trois jours dans le ventre de la baleine et auquel Jésus se réfère explicitement (Mt 12,40) – s’impose rapidement à leurs esprits.

De même le Psaume 16 : « mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance ; tu ne peux m’abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption. » (vv.9-10) Si l’on considère que la corruption commence le troisième jour, on comprend que Paul ait utilisé cet argument en Actes 13,35. Le théologien Ratzinger concluait :

« Le ‘selon les Écritures’ vaut pour la phrase dans son ensemble et de manière implicite seulement pour le troisième jour. L’essentiel est dans le fait que la Résurrection elle-même soit conforme à l’Écriture – que celle-ci appartienne à la totalité de la promesse devenue, de parole qu’elle était, réalité en Jésus. De cette manière, en arrière-fond, on peut certainement penser au Psaume 16,10, mais aussi naturellement à des textes fondamentaux pour la promesse, comme Isaïe 53. En ce qui concerne le troisième jour, il n’existe pas de témoignage scripturaire direct. » [5]

En fait, l’insistance sur le « troisième jour » vient de l’importance des rencontres avec le Christ ressuscité, le jour de Pâques, le troisième après sa mort le vendredi : ces rencontres ont eu un tel impact sur la vie des disciples qu’ils en sont venus à transférer au dimanche l’assemblée et le culte qui se tenaient normalement le samedi (shabbat). Une innovation impensable, étant donné la centralité du Shabbat dans la religion juive, sans un événement aussi important que les apparitions du Christ ressuscité.

La première lecture : discours de Pierre (Ac 3)

Dans son discours, saint Pierre affirme lui aussi que « Dieu a accompli ce qu’il avait annoncé d’avance par la bouche de tous les prophètes, que son Christ souffrirait. » (Ac 3,18). Dans la première communauté, il était très important d’affirmer que la Passion et la mort de Jésus avaient été « annoncées par l’Écriture », pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’un accident de l’histoire, d’un échec que la haine des hommes aurait infligé aux desseins de Dieu. Au contraire, le projet divin englobait les événements dramatiques qu’ils venaient de vivre.

À quelle occasion ce discours a-t-il été prononcé ? Au Temple, après la Pentecôte. Pierre vient de guérir un infirme de naissance, « au nom de Jésus-Christ le Nazaréen » (Ac 3,6) ; la foule se rassemble et s’émerveille, donnant à Pierre l’occasion d’une harangue très directe, la seconde après celle de la Pentecôte. Lors de l’effusion de l’Esprit, il s’était adressé aux pèlerins venus du monde entier pour la fête ; à présent il s’adresse directement aux hommes d’Israël, à cette foule qui s’est montrée hostile pendant le procès et la Passion de Jésus, se laissant retourner par les autorités du Temple.

Pierre commence par indiquer très clairement que la guérison de l’infirme ne lui est pas imputable : « qu’avez-vous à nous regarder comme si c’était par notre propre puissance (…) que nous avons fait marcher cet homme ? » (v 12). Et l’apôtre de poursuivre en proclamant que ce miracle est l’œuvre du Jésus et atteste de sa résurrection. Il n’hésite pas montrer à ses auditeurs leur péché (vous l’avez rejeté… vous l’avez tué…), non pas pour les condamner, mais pour les inviter à la conversion (revenez à Dieu), en les disculpant (je sais que c’est par ignorance que vous avez agi). Il suit ainsi l’exemple de Jésus avec ses bourreaux (Lc 23,34 : ils ne savent pas ce qu’ils font). Surtout, Pierre proclame le fait de la Résurrection. À travers l’action des hommes, c’est le dessein de Dieu, annoncé par les Écritures, qui s’est accompli.

Notons les titres que Pierre attribue à Jésus : le serviteur de Dieu Jésus (on pourrait aussi traduire παῖς, pais, littéralement : enfant, par « fils ») ; le Saint et le Juste, avec probablement une influence de la liturgie ; le Prince de la vie, dont les apparitions manifestent la victoire sur la mort ; le Christ (Messie) lorsque Pierre fait référence aux Écritures. Ces titres manifestent la foi de Pierre, particulièrement importante pour la nôtre, comme le soulignait le pape Benoît XVI :

« Si le fait d’être chrétien signifie essentiellement avoir foi dans le Ressuscité, alors le rôle particulier du témoignage de Pierre est une confirmation de la tâche qui lui a été confiée d’être le roc sur lequel est édifiée l’Église. » [6]

La deuxième lecture : comment aimer Dieu (1Jn 2)

Lors de la guérison de l’infirme et du discours, un autre apôtre était présent, l’évangéliste Jean : « Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de la neuvième heure » (Ac 3,1). Lui aussi est un témoin, un titre important que Jésus leur a attribué dans l’évangile du jour : « À vous d’en être les témoins » (Lc 24,48) et que saint Pierre revendique : « nous en sommes témoins » (Ac 3,15). Le terme grec de témoin (μαρτυς, martus), qui donne en français martyr, évoque déjà le prix que ces deux apôtres paieront pour y être fidèles. Devenir chrétien signifiera être persécuté par le monde, parfois jusqu’au sang. Une indication qui questionne l’authenticité de notre propre témoignage.

Le témoin Jean revient comme Pierre sur la Passion et la mise à mort de Jésus dans sa première lettre (1Jn 2), en utilisant les mêmes titres : « Jésus Christ, le Juste » (v.1). Mais il prend plus de distance par rapport aux événements de la Passion, et dépasse le jugement humain pour en percevoir le sens théologique profond : ce sont nos péchés, et ceux du monde entier, qui en sont responsables. Jean utilise un terme cultuel précis : « Il est la victime de propitiation offerte pour nos péchés » (v.2), qui renvoie aux sacrifices d’expiation de l’Ancien Testament.

Le chrétien est celui qui connaît Jésus, qui l’a rencontré comme Ressuscité et observe ses commandements : comment pourrait-il retourner au péché, c’est-à-dire le crucifier de nouveau ? Jean nous adresse là une énergique mise en garde : l’amour n’est pas affaire de sentiments et d’émotions, qui peuvent ne rester que superficiels et momentanés. Il s’agit d’actes qui attestent une vraie rencontre et une vraie communion avec le Christ. Mensonge et amour s’opposent comme lumière et ténèbres.

Cependant, s’il nous arrive de tomber, Jésus intercède aussi pour nos nouvelles fautes : « si l’un de nous vient à pécher, nous avons un défenseur devant le Père, Jésus-Christ, le Juste » (1Jn 2,1). C’est un thème que reprend la 3º préface pascale :

« Vraiment, il est juste et bon de te glorifier, Seigneur, en tout temps, mais plus encore en ces jours où le Christ, notre Pâque, a été immolé, lui qui ne cesse pas de s’offrir pour nous, et qui reste éternellement notre défenseur auprès de toi ; immolé, il a vaincu la mort ; mis à mort, il est toujours vivant. » [7]

⇒Lire la méditation


[1][1] Joseph cardinal Ratzinger : La Mort et l’Au-delà, Fayard p. 88-89.

[2] Catéchisme, nº1002-3.

[3] Revue Choisir, n° 219, mars 1978.

[4] Saint Irénée, Contre les Hérésies, 4, 18, 4-5.

[5] Joseph Ratzinger / Benoît XVI, Jésus de Nazareth II, le Rocher 2010, p. 282.

[6] Joseph Ratzinger / Benoît XVI, Jésus de Nazareth II, le Rocher 2010, p. 384.

[7] Préface III du temps pascal.


Le Christ à Emmaus (Rembrandt, 1654)

Le Christ à Emmaus (Rembrandt, 1654)


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