Jésus a commencé sa vie publique par des œuvres éclatantes, dont Matthieu nous offre un résumé rapide, que nous avons proclamé la semaine dernière : « Il parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la Bonne Nouvelle du Royaume et guérissant toute maladie et toute langueur parmi le peuple. » (Mt 4,23)
Beaucoup parmi le peuple accourent lorsqu’ils aperçoivent ces signes étonnants et constituent un premier attroupement à la fois curieux et fasciné : le Messie commence à former autour de lui le nouveau Peuple de Dieu. On l’a vu dimanche dernier appeler quatre premiers disciples pour en être les pierres de fondation ; ce dimanche, Il prononce son « discours inaugural », les Béatitudes, pour expliciter les fondements de cette nouvelle Alliance qu’avait prophétisée Jérémie : « Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. » (Jr 31, 33)
Une figure s’impose donc en arrière-fond, un personnage si central dans l’histoire d’Israël que Matthieu reprend ses traits pour décrire Jésus dans ce chapitre de son Évangile : il s’agit de Moïse, le grand législateur, celui qui avait conclu l’Alliance au Sinaï. De nombreux indices le prouvent :
- Moïse avait reçu les Tables après avoir accompli les nombreux prodiges de la sortie d’Égypte ; Matthieu souligne que Jésus proclame sa « nouvelle Loi » évangélique après l’accomplissement de ses premiers miracles (voir la fin du chapitre précédent, Mt 4, 23-25)
- Jésus, pour sa proclamation, se détache du peuple, gravit la montagne, et s’entoure de disciples, auxquels il confie son enseignement. Exactement la même structure de personnages qu’en Exode 24 sur le Sinaï (Moïse, les Anciens, le Peuple)
- Il parle avec une autorité exceptionnelle, dans la position assise qui rappelle la chaire de Moïse (cf. Mt 23, 2), et avec la force de sa Parole (« ouvrant la bouche, Il les enseignait ainsi… » v.1) : toute la théologie de la Parole (דבר, dabar) qui imprègne le Pentateuque est ainsi présente en arrière-fond. Par exemple ce trait du législateur : « Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles du Seigneur » (Ex 24, 3).
- Le parallèle est si fort qu’un peu plus loin dans son discours, Jésus devra préciser sa position vis-à-vis de la Loi (« N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir », v.17) ; il reprendra un à un les principaux commandements à partir du v. 21 (« Vous avez entendu qu’il a été dit aux ancêtres : Tu ne tueras point… »)
Il y a aussi quelques différences de taille, que Matthieu devra bientôt expliquer dans son récit : Jésus n’écrit pas, et il ne reçoit pas son enseignement de Dieu, comme Moïse qui ne faisait que transmettre les commandements. Il ne transmet pas la parole de Dieu, puisqu’il est lui-même cette Parole incarnée. Il proclame ses Béatitudes de sa propre autorité, ce qui ne manque pas d’étonner son auditoire : « Et il advint, quand Jésus eut achevé ces discours, que les foules étaient frappées de son enseignement : car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes. » (Mt 8, 28-29) Jésus dépasse donc le simple parallèle avec Moïse pour faire advenir une grande nouveauté, qui deviendra explicite au long de l’Évangile. Cela n’avait pas échappé à saint Grégoire le Grand :
Par le caractère même du lieu et de l’action, il se désignait comme celui-là même qui jadis avait daigné s’entretenir avec Moïse. […] Celui qui avait parlé à Moïse parla donc aussi aux Apôtres ; dans le cœur de ses disciples, la main du Verbe, comme celle du scribe rapide, écrivit les commandements de la nouvelle Alliance ».[1]
La première lecture du livre de Sophonie ainsi que le psaume 146 (145) nous permettent d’entrer brièvement dans le contenu des Béatitudes. Ces textes sont en effet comme un miroir en face de l’Évangile de Matthieu : ils expriment de la part du Peuple une attente profonde, une intuition spirituelle ancienne, que Jésus vient consacrer de son autorité, et faire s’épanouir pleinement par le don de sa grâce. Ainsi, le prophète Sophonie recommandait de « chercher la justice et l’humilité » (So 2, 3) : l’humilité, qui est l’attitude de fond de tous ces pauvres (ענוים, anawim) que Jésus proclame bienheureux ; et la justice (צדקה, Tsedaqah, en grec δικαιοσύνη, dikaiosunè) qui revient deux fois sur les lèvres de Jésus (vv.6.10), et dont le sens est assez vaste. Le pape Benoît XVI affirmait sur ce thème :
« L’Évangile du Christ répond positivement à la soif de justice de l’homme, mais de façon inattendue et surprenante. Il ne propose pas une révolution de type social et politique, mais celle de l’amour, qu’il a déjà réalisée par sa Croix et sa Résurrection. C’est sur elle que se fondent les béatitudes, qui proposent ce nouvel horizon de justice inauguré par Pâques, grâce auquel nous pouvons devenir justes et construire un monde meilleur ».[2]
Comme le Christ en Galilée, le prophète Sophonie s’adressait aux « humbles de la terre » (So 2, 3), le reste fidèle d’Israël qui forme un « peuple petit et pauvre » (3, 12), qui n’a d’autre refuge que le Seigneur. L’Ancien Testament est riche de toute une théologie de ces pauvres, dont voici un éclairage intéressant :
« Le pauvre des psaumes apparaît ainsi comme l’ami et le serviteur de Yahweh (cf. 86, 1), en qui il s’abrite avec confiance, qu’il craint et qu’il cherche (cf. 34, 5-11). Comme les traducteurs grecs l’ont bien compris, il ne s’agit pas ici de la seule misère matérielle : pour traduire ‘anaw, à côté de ptôchos, « indigent », ils utilisent aussi praüs, qui évoque l’idée d’un homme « doux », « apaisé », même dans l’épreuve ».[3]
Cela se reflète dans l’Évangile, puisque Matthieu utilise les deux termes grecs mentionnés : « pauvres d’esprit » (πτωχοὶ, ptochoi, v.3) et « doux » (πραεῖς, praeis, v.5). Ils sont bien ceux qui ont accouru aux miracles de Jésus, contrairement aux puissants et aux sages qui l’ignorent, comme Hérode et les scribes lors de sa naissance (Mt 2). Le Christ, au-delà du petit attroupement au bord du lac de Tibériade, embrasse de son regard tous les pauvres de tous les temps, et les déclare bienheureux, contrairement à l’esprit du monde ; bien plus, il les invite à le rejoindre pour constituer un nouveau Peuple saint. Nous y reviendrons dans la méditation.
Tout ce petit peuple amassé autour de Jésus, bénéficiant de ses guérisons et instructions, aura pu reprendre le psaume 146 (145) pour exprimer son émerveillement devant l’action du Christ. Ce qui était autrefois un pieux espoir dans la providence divine (« le Seigneur fait justice aux opprimés », v.7) devient réalité tangible et historique à la venue de Jésus : sa présence instaure le Règne de justice et de vérité que le petit reste d’Israël attendait. En déclarant bienheureux les pauvres en esprit, il leur rend cette dignité que le monde ne veut pas leur reconnaître ; par ses miracles, qu’il accomplit par compassion pour ses frères, il vient « donner le pain aux affamés et délier les enchaînés », tant physiquement que spirituellement. Le psaume décrit ainsi une à une toutes les œuvres de miséricorde que le Christ accomplissait en Galilée ; il se conclut par ce verset, omis par la liturgie : « le Seigneur règne pour les siècles, ton Dieu, ô Sion, d’âge en âge » (v.10). Jésus est venu donner un visage concret à ce Royaume, et les pauvres d’hier et d’aujourd’hui ne s’y trompent pas. Le missel reprend cet atmosphère dans la quatrième prière eucharistique :
« Conçu de l’Esprit Saint, né de la Vierge Marie, il a vécu notre condition d’homme en toute chose, excepté le péché, annonçant aux pauvres la bonne nouvelle du salut ; aux captifs, la délivrance ; aux affligés, la joie… »
⇒Lire la méditation
[1] Saint Grégoire le Grand, Homélie sur les Béatitudes. Voir la suite du passage : « Ce n’était plus comme autrefois au milieu de nuées épaisses, ni par des tonnerres et des éclairs effrayants qui empêchaient un peuple terrorisé d’approcher la montagne : c’était dans la tranquillité d’un entretien accessible à tous les assistants. Ainsi la douceur de la grâce supprimait l’âpreté de la loi, et l’esprit d’adoption enlevait la crainte de l’esclavage. »
[3] Xavier Léon Dufour, Pauvres, dans le Vocabulaire de Théologie Biblique, Cerf.

Carl Heinrich Bloch Sermon on the mount