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Méditation : la logique de l’esclave contre celle du frère

«Je savais que tu es un homme dur ; j’ai eu peur». Voilà des propos que nous adoptons à certaines heures difficiles ou décisives de notre vie. N’avons-nous pas parfois le sentiment que Dieu est dur avec nous, nous en demande plus que nous ne pouvons porter? Pris de peur, ne nous arrive-t-il pas, ponctuellement ou plus durablement, de renoncer à la mission confiée ? 

Or c’est bien cette déclaration qui déclenche la colère du maître, c’est-à-dire la réprobation du Christ, qui nous met en garde pour nous éviter la même erreur. Il met sur les lèvres du mauvais serviteur l’attitude humaine qui lui cause le plus de douleur, mais qui est aussi la plus fréquente: le manque de confiance. La brebis qui n’accueille pas la bonté du berger, et ne se laisse pas rejoindre par lui.

Après tant de signes de bonté apportés par le Christ au long de sa vie publique, au cours de nos vies, comment ses adversaires – et nous-mêmes –peuvent-ils encore l’accuser de dureté ? On retrouve ici l’attitude d’Adam et Eve au jardin d’Eden qui se laissent convaincre par le serpent que Dieu n’est pas bon mais dominateur et qui se cachent : «J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché.» (Gn 3, 10)

«J’ai eu peur»: même en se défiant de son maître, le serviteur n’aurait-il pas pu avoir confiance en la banque, une image de l’Église, qui garde le trésor de la foi? En observant la vie de l’Église, ce serviteur voyait clairement l’Esprit agir et produire tant de fruits parmi les croyants, ces «signes et prodiges» qui scandent les Actes des Apôtres. Par exemple à Iconium : «Paul et Barnabé prolongèrent donc leur séjour assez longtemps, pleins d’assurance dans le Seigneur, qui rendait témoignage à la prédication de sa grâce en opérant signes et prodiges par leurs mains» (Ac 14,3). Pourquoi n’a-t-il pas ouvert les yeux et ne s’est-il pas converti? Et nous-mêmes, lorsque nous vacillons, avons-nous le réflexe et le courage de nous appuyer sur la foi de l’Église pour avancer au-delà de nos ténèbres intérieures?

Le serviteur mérite bien les deux qualificatifs: il est mauvais, car il a interprété les intentions du maître de manière malveillante; il est paresseux, car il n’a pas rempli la mission confiée, mais a préféré son confort et le repli sur soi.

Lorsque le maître est revenu, il a donc découvert avec tristesse le délabrement intérieur de son serviteur: jugement erroné sur le maître, manque de confiance en la banque, repli égoïste pour préserver sa propre vie, par une conduite motivée par la peur. Le Christ nous avertit que le Jour de son retour mettra à nu toutes ces options intérieures. Il nous en montre clairement les conséquences: non pas un bonheur au rabais, mais la perte pure et simple de tout ce que l’on a et de tout ce que l’on est.

En ne misant pas totalement sur Dieu, l’homme perd tout car tout vient de Dieu et rien ne lui appartient en propre ; seul Dieu peut pérenniser ce dont il dispose: «celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a». Saint Paulin de Nole, au 5e siècle, l’exprimait ainsi:

«Prêtons donc au Seigneur les biens que nous avons reçus de lui. Nous ne possédons rien en effet qui ne soit un don du Seigneur, et nous n’existons que parce qu’il le veut. Que pourrions-nous considérer comme nôtre, puisque, en vertu d’une dette énorme et privilégiée, nous ne nous appartenons pas? Car Dieu nous a créés, mais il nous a aussi rachetés. Rendons grâces donc: rachetés à grand prix, au prix du sang du Seigneur, nous ne sommes plus des choses sans valeur. Rendons au Seigneur ce qu’il nous a donné. Donnons à celui qui reçoit en la personne de chaque pauvre. Donnons avec joie, pour recevoir de lui dans l’allégresse, comme il l’a promis.[1]

Et pour moi, quelle est mon image de Dieu? Celle d’un maître qui moissonne où il n’a pas semé, ou celle d’un père au cœur débordant de tendresse qui veut me faire participer à son œuvre d’amour? Suis-je convaincu qu’Il veut me faire participer de tout ce qu’il est? Comment résonne en moi cette autre parole de Jésus: «je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis» (Jn 15)?

Ai-je à cœur de me donner à la propagation du règne de Dieu ou bien ai-je peur de peiner et d’échouer? La parabole ne prévoit pourtant pas d’échec pour celui qui se risque.

Le «serviteur mauvais et paresseux», en accusant Dieu d’être un «homme dur», a donc rejeté radicalement toute cette dynamique pour s’enfermer dans son égoïsme. Au lieu de percevoir la bonté et la pauvreté du Christ, Il le considère comme un voleur qui vient s’approprier ce qui n’est pas à lui, et comme un maître d’esclaves qui les exploite, au mépris de leur vrai bien personnel.

Ainsi la parole de saint Paul en deuxième lecture, s’applique à lui : «le jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit…» (1Th 5,2). Enfermé dans sa logique égoïste, ce serviteur est incapable de comprendre ce que le Christ affirme en saint Jean: «Le voleur ne vient que pour voler, égorger et faire périr. Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante» (Jn 10,10). Le pape François en tire les conclusions suivantes pour notre vie:

«Le trou creusé dans le sol par le “serviteur mauvais et paresseux” (v. 26) indique la peur du risque qui bloque la créativité et la fécondité de l’amour. Parce que la peur des risques de l’amour nous bloque. Jésus ne nous demande pas de conserver sa grâce dans un coffre-fort ! Jésus ne demande pas cela, mais il veut que nous l’utilisions pour le bien des autres. Tous les biens que nous avons reçus, c’est pour les donner aux autres, et ainsi qu’ils fructifient. C’est comme s’il nous disait: “Voici ma miséricorde, ma tendresse, mon pardon: prends-les, et fais-en un large usage”. Et nous, qu’avons-nous fait? Qui avons-nous “contaminé” par notre foi? Combien de personnes avons-nous encouragées par notre espérance? Combien d’amour avons-nous partagé avec notre prochain? Ce sont des questions qu’il serait bon de nous poser».[2]

Tout au long de ses paraboles, Jésus veut nous montrer les deux logiques qui s’affrontent dans notre cœur: celle du mercenaire qui veut s’accaparer l’héritage, comme dans la parabole des «vignerons homicides»; celle du frère qui s’ouvre à la Paternité divine, grâce au mystère du Christ, qui s’est fait notre frère pour nous reconduire au Père. Le mauvais serviteur, en enfouissant son talent, montre qu’il est encore enchaîné par la première, et qu’au jour du jugement il sera trop tard pour se convertir. Les bons serviteurs, en ayant confiance dans leur maître et en faisant fructifier ses talents, se sont montrés dignes «d’entrer dans la joie de leur Seigneur».

Jésus nous révèle enfin une vertu qui lui plaît particulièrement: la fidélité aux petites choses. Il répète par deux fois: «Tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup…» (vv.21.23). Quelle en est la signification pour notre vie spirituelle? S’agit-il de tomber dans le scrupule, de chercher la perfection dans les moindres détails et de s’alarmer devant nos négligences? Le contre-exemple du mauvais serviteur nous permet de mieux saisir la portée de ces paroles: à l’inverse d’un cœur qui a peur d’un maître dur, il s’agit de vivre au jour le jour la confiance en un Père plein de bonté, un amour filial qui se manifeste dans les petits détails de notre vie. C’est ce que la théologie appelle le «don de piété», en l’attribuant à l’Esprit Saint; Fénelon l’explique très clairement:

«Ce qu’il y a de plus dangereux, c’est que l’âme, par la négligence des petites choses, s’accoutume à l’infidélité. Elle contriste le Saint-Esprit, elle se laisse à elle-même, elle compte pour rien de manquer à Dieu. Au contraire, le vrai amour ne voit rien de petit; tout ce qui peut plaire ou déplaire à Dieu lui paraît toujours grand. Ce n’est pas que le vrai amour jette l’âme dans la gêne et dans le scrupule, mais c’est qu’il ne met point de bornes à la fidélité. Il agit simplement avec Dieu; et comme il ne s’embarrasse pas des choses que Dieu ne lui demande pas, il ne veut aussi jamais hésiter un seul instant sur celles que Dieu lui demande, soit grandes, soit petites. Ainsi ce n’est point par gêne qu’on devient alors fidèle et exact dans les moindres choses; c’est par un sentiment d’amour, qui est exempt des réflexions et des craintes des âmes inquiètes et scrupuleuses. On est comme entraîné par l’amour de Dieu: on ne veut faire que ce qu’on fait, et on ne veut rien de tout ce qu’on ne fait pas. En même temps que Dieu jaloux presse l’âme, la pousse sans relâche sur les moindres détails, et semble lui ôter toute liberté, elle se trouve au large, et elle jouit d’une profonde paix en lui. Ô qu’elle est heureuse!»[3]

«Entre dans la joie de ton maître». Pour les deux serviteurs fidèles, la parabole des talents se termine sur la joie. Car Dieu finalement n’était pas riche de biens ni de puissance, mais d’amour et de joie partagés. Est-ce bien vers cela que je tends? Est-ce que rêve d’une récompense à la manière humaine, d’une justification ou bien de rencontrer l’amour infini qui veut me combler?


[1] Saint Paulin de Nole (v.353-431), Lettre 34, 4 ; PL 61, 346 (trad. Orval et Delhougne).

[3] Fénelon, Fidélité dans les petites choses, Pléiade p. 636-7.


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