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À quelques jours de sa Passion, Jésus prononce le grand «discours eschatologique» (Mt 24-25) qui retentit aux oreilles de ses disciples comme une trompette dans le brouhahas et la confusion: Il veut les alerter solennellement des périls qui menacent l’Église et qu’ils devront affronter en attendant son retour en gloire. Après la parabole des dix vierges, la semaine dernière, nous proclamons aujourd’hui celle des talents, en attendant la grande scène du Jugement dernier pour clore l’année liturgique.

La parabole nous présente des serviteurs qui «font valoir» les talents reçus du maître: la liturgie choisit donc de nous présenter, en première lecture, la figure d’une parfaite épouse, le fameux éloge de la «femme vertueuse» qui clôt le livre des Proverbes (Pr 31). À la lumière de l’Évangile, on peut reconnaître dans cette figure l’Église, telle que la veut le Christ son époux: «Son mari peut lui faire confiance» (v.11), comme le maître qui laisse ses talents à ses serviteurs. En bonne maîtresse de maison, elle sait employer toutes les ressources pour le bien de la famille, et elle s’affaire à travailler de ses mains. Des mains qui savent aussi être généreuses, car «elles s’ouvrent en faveur du pauvre» (v.20). Conclusion pleine de sagesse: ce n’est pas la beauté qui fait la grandeur de l’épouse, mais sa vertu, «seule la femme qui craint le Seigneur mérite la louange» (v.30). Cela s’applique également à l’Église, dont la beauté intérieure ouvre nos âmes à la perspective du Ciel, au-delà de ses présentations extérieures.

Le Psalmiste contemple lui aussi ces foyers heureux où règne la vertu. Il en fait une description idéale : la pauvreté matérielle en est bannie (tu te nourriras du travail de tes mains), la fécondité est au rendez-vous (ta femme, comme une vigne généreuse), l’avenir est assuré par une solide descendance (tes fils, comme des plants d’olivier), et la paix règne pour toujours (tu verras le bonheur de Jérusalem tous les jours de ta vie)… Tout cela manifeste la bénédiction du Seigneur, qui s’exprime très concrètement selon la logique commune à l’époque. Avec le Christ, nous pouvons la transposer à une bénédiction spirituelle: la maison où règne la femme vertueuse est l’Église, la fécondité manifeste son expansion, et l’avenir qui s’ouvre à nous est la joie éternelle dans les Cieux.

Avec la seconde lecture, nous achevons également un rapide survol de la première Lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, qui s’est étendu sur cinq semaines (TO 29-33). La liturgie a naturellement choisi ces conseils de Paul à propos du «Jour du Seigneur», la Parousie, dont l’attente est la clé de tous les évangiles ces semaines-ci. Jésus lui-même avait affirmé qu’il n’en connaissait pas, avec sa science humaine, le moment précis: «Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne que le Père, seul» (Mt 24,36). De même, dans l’évangile du jour, le retour du maître est présenté de manière très vague: «Longtemps après…»

Le risque est donc grand de se laisser distraire par les apparences du monde: «Quand les gens diront: ‘Quelle paix! quelle tranquillité!’» (1Th 5,3). Une fausse sécurité, comme celle d’un village situé sur une faille géologique, menacé par un séisme imminent… Saint Paul, fidèle à l’enseignement de Jésus, nous invite donc à persévérer dans la longue veille de la nuit, à ne pas nous endormir dans l’insouciance comme les vierges folles de la semaine dernière. Son vocabulaire à propos du Jour est des plus énergiques: « un voleur dans la nuit… la catastrophe s’abattra comme les douleurs sur la femme enceinte»; son exhortation paternelle à l’Église de Thessalonique est des plus claires: «Soyons vigilants!» (v.6).

C’est précisément à la vie de l’Église que se réfère la parabole des talents (Mt 25), une vie que Jésus veut féconde en attendant son retour.

Nous risquons facilement de commettre un contresens sur ce texte car l’usage du mot «talent» a évolué. Notre culture l’a précisément emprunté à la parabole de Matthieu et en a modifié le sens pour désigner «une aptitude remarquable dans le domaine intellectuel ou artistique: avoir du talent, un homme de talent…» (Robert). Nous interprétons donc naturellement la parabole sous l’angle des dons individuels, ces qualités personnelles qu’il faut mettre au service des autres. Le Catéchisme nous montre que cet usage est certes légitime[1], mais ce n’est pas le sens précis sur les lèvres du Christ.

À l’époque de Jésus, le talent était une très importante quantité de métal d’argent (26 kg). «L’homme qui part en voyage», sous la plume de Matthieu, désigne très clairement le Christ qui va bientôt partir vers la mort, puis ressusciter et retourner vers son Père. Quels sont les biens qu’il confie à ses serviteurs, les apôtres ? La parabole des talents est éclairée par cette autre déclaration du Christ:

«Quel est donc le serviteur fidèle et avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la nourriture en temps voulu ? Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera occupé de la sorte ! En vérité je vous le dis, il l’établira sur tous ses biens» (Mt 24,45-47).

Les biens confiés en dépôt aux croyants et à l’Église sont donc l’annonce de l’Évangile, les grâces, les sacrements, la prière[2]. Il s’agit, pour saint Pierre et les autres apôtres, de demeurer fidèles à les accueillir et à les transmettre, en attendant le retour du Christ en gloire. Cette fidélité consiste à faire fructifier et à étendre la vie de la communauté, l’Église, comme nous le voyons dans les Actes des Apôtres: «[les croyants] se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières (…). ils louaient Dieu et avaient la faveur du peuple tout entier. Chaque jour, le Seigneur leur adjoignait ceux qui allaient être sauvés.» (Ac 2,42 et 47).

Le service de la Parole, le gouvernement dans la charité, l’administration des sacrements, le culte organisé pour la gloire de Dieu: voilà comment les « talents », fructifient sous l’action de l’Esprit. D’où une fécondité surprenante, qui ne provient pas de la force naturelle des apôtres mais de leur collaboration avec l’Esprit Saint.

Un aspect de la parabole peut nous étonner : en partant, le Maître a distribué inégalement ses biens. Est-ce injuste ? Pourquoi agit-il ainsi? Il convient tout d’abord de remarquer que le maître ne distribue pas ses biens mais les confie en vue d’un travail à réaliser. Ainsi, celui qui a moins n’est pas défavorisé, bien au contraire : il lui sera demandé moins de résultat, car ce qui lui a été confié était moindre. Cette répartition se fait en fonction des habilités personnelles que le maître connaît: «à chacun selon ses capacités» (v 15). Elle n’est donc pas injuste mais s’adapte aux potentialités pour n’écraser personne.

Par ailleurs, comme toujours dans l’Évangile, le Maître est généreux et voit grand. La démesure du dépôt exprime à la fois la bonté et la confiance que ce maître place dans ses serviteurs. Les 26 kg de métal représentaient le salaire d’une vie et cela devait nécessairement frapper les auditeurs de Jésus. Personne donc n’est oublié ni traité avec mépris. Chacun a de quoi faire largement fructifier ce qu’il a reçu.

Si la parabole nous présente différents serviteurs, qui reçoivent cinq, deux ou un seul talent, c’est pour signifier que chaque disciple est responsable, à son niveau, d’une portion de l’Église, comme un père de famille qui reçoit une «petite église domestique». Thérèse de Lisieux remarquait dans son propre couvent que les grâces n’étaient pas également réparties, et comparait Dieu à un jardinier qui plante toutes sortes de fleurs qui n’ont pas matière à se jalouser entre elles.

Soulignons enfin que la perspective du retour du maître est très positive, car le Christ ne félicite pas davantage celui à qu’il a confié plus et qui rapporte plus ; il s’adresse en effet de manière identique aux bons serviteurs: «Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur» (vv.21.23).

Pour les auditeurs de Jésus, il était surprenant que les « cinq talents », une véritable fortune, se voient désignés comme «peu de choses»: c’est un signe de l’extraordinaire générosité du maître. Le bonheur qui nous attend au Ciel est sans commune mesure avec les petites joies de ce monde. On notera aussi que le discours du maître passe d’une logique marchande à une logique affective: il ne s’agit plus de recevoir des biens mais de participer à la joie du maître, à sa vie même, c’est à dire pour nous à la vie d’amour du Père et du Fils dans l’Esprit. La récompense a changé non seulement de taille mais de nature.

Mais l’essentiel de la parabole tourne autour du «mauvais serviteur» et de son sort tragique. De prime abord, on a du mal à comprendre pourquoi sa faute est si grave. Il ne s’agit pas d’un comportement scandaleux, comme serait par exemple de «frapper les compagnons, manger et boire en compagnie des ivrognes» (Mt 24,49); il n’est pas malhonnête puisqu’il rend l’argent. Un problème plus subtile est dénoncé par Jésus: un profond malentendu et un endurcissement du cœur.

En disant: «Voici ton talent, tu as ce qui t’appartient» (v.25), ce serviteur trace une ligne infranchissable entre Dieu et lui: chacun doit faire sa part mais il n’existe aucune communion possible entre eux deux. Or, cette ligne de séparation n’existait pas dans l’esprit du maître ni dans ses propos. Qu’est-il arrivé à cet homme? Ce sera l’objet de notre méditation.

⇒Lire la méditation


[1] «En venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses. Les « talents » ne sont pas distribués également. Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin, et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin.» Catéchisme, nº1936-7.

[2] Voir par exemple l’Angélus de Benoît XVI, du 16 novembre 2008.


La femme vertueuse de Pr 31

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