La parabole des dix vierges s’adresse à toute l’Église: Jésus invite l’Église et chacun de nous à veiller en attendant son retour. S’il choisit le décor des noces, c’est pour sa richesse spirituelle et son écho biblique; il met en scène des vierges[1] qui représentent l’Église, et les âmes en son sein qui sont tendues vers l’union avec l’Époux.
La nuit, attente de Dieu
Les ténèbres recouvrent le monde et la communauté chrétienne est confrontée à une longue période d’absence de l’époux où toutes les évidences des premiers temps s’estompent les unes après les autres. De même dans nos vies, l’élan des commencements se brise souvent contre des réalités négatives et des revers spirituels. Nous sommes alors découragés, fatigués, et tentés de nous investir dans d’autres buts plus immédiats. Nous ne sommes plus tendus vers la seule chose qui compte, le retour du Christ. Jésus en a conscience. Il constate de manière réaliste notre incapacité, et semble même l’excuser: «comme l’époux tardait, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent». Tant les vierges sages que les folles. Nous pouvons tous faire facilement mémoire de ces moments où nous perdons de vue le but ultime dans nos vies.
Jésus n’en demeure pas moins exigeant et nous demande, comme à Gethsémani, de veiller. Cet appel peut sembler au-dessus de nos forces, mais avec le Christ cela devient possible. C’est pourquoi il nous faut en demander humblement la grâce, et aller la puiser dans les sacrements et la prière: c’est là l’huile qui alimente nos lampes. Une oraison de la messe nous l’indique dans l’Eucharistie:
«Fortifiés par cette nourriture sainte, nous t’adressons, Seigneur, nos actions de grâce et nous implorons ta miséricorde: que l’Esprit Saint fasse persévérer dans la droiture ceux qui ont reçu la force d’en haut. Par Jésus…»[2]
Une parabole pour les consacrés
Si cette parabole s’adresse à tous les croyants, elle s’adresse plus particulièrement aux consacrés, hommes et femmes, qui incarnent dans la vie de l’Église cette vocation nuptiale, et la vivent profondément. Écoutons donc l’une d’entre elles, sainte Catherine de Sienne, expliquer le sens spirituel de la parabole à l’une de ses correspondantes:
«Il faut être comme les vierges prudentes, et non pas comme les vierges folles, qui attendirent au dernier moment pour garnir leur lampe, et qui, à cause de leur négligence, trouvèrent la porte fermée; tandis que les vierges prudentes, parce qu’elles attendaient la venue de l’Époux et qu’elles l’aimaient, se pourvurent avant son arrivée. Et toi, tu dois être l’épouse fidèle, tu dois porter la lampe de ton cœur; cette lampe doit être étroite par le bas, et large par le haut: étroite pour le monde, et large pour Dieu; et dedans tu dois mettre l’huile de la véritable humilité, le feu de la plus ardente charité avec la lumière de la très sainte Foi; et de cette manière, tu trouveras la porte ouverte, la porte du ciel, qui est fermée aux vierges folles qui attendent le moment de la mort, lorsqu’elles n’ont plus le temps. La porte ouverte, tu trouveras l’éternel Époux, qui te recevra en lui-même; tu partageras sa beauté, sa bonté, sa sagesse, sa clémence, son éternelle et souveraine richesse, qui ne tarit jamais. Il est la nourriture qui rassasie l’âme, et en la rassasiant, Il lui donne faim ; mais cette faim est sans peine, ce rassasiement sans dégoût…»[3]
Nous pourrions imaginer que cette vie consacrée à l’Époux se déroule dans la tranquillité d’un amour satisfait; l’ordre et la propreté des couvents féminins ne suggèrent-ils pas une vie sans troubles ni difficultés, comparable à celle des anges? Un époux parfait, les soucis du monde oubliés derrière les grilles, une communauté de saintes femmes qui s’édifient mutuellement, dans la perspective assurée du paradis, que demander de plus sur terre?
Rien n’est plus caricatural que cette description, et ce n’est pas un hasard si la parabole nous montre toutes les vierges plongées dans la torpeur du sommeil. La croissance dans la vie spirituelle passe par des nuits bien obscures, dont saint Jean de la Croix s’est fait le poète, et que saint Claude la Colombière présentait ainsi à une religieuse lors de son entrée au couvent:
«Les ténèbres qui environnent les épouses de Jésus-Christ ressemblent à ces jours où le soleil, quoique obscurci par quelque nuage, ne laisse pas d’éclairer la terre : mais outre que ce soleil est couvert de nuages, à quelles terribles éclipses n’est-il pas encore sujet? Je veux dire, ma chère sœur, que votre époux se retirera quelquefois, qu’il se cachera de telle sorte que non seulement vous ne le verrez pas, mais qu’il ne vous fera pas même sentir sa présence. Il sera sourd, il sera muet, perdu même et mort en quelque sorte pour vous. Vous êtes aujourd’hui dans la ferveur, et votre victoire sur le monde vous porte au comble de la joie; demain ce sera peut-être une désolation intérieure, une sécheresse de cœur, un dégoût des choses saintes, une tentation violente…»[4]
Ces épreuves intérieures trouvent un écho dans les lectures du jour. Le psalmiste se lamente de la désolation où il se trouve lorsqu’il compare son âme à une «terre aride, altérée, sans eau» (Ps 63,2). La vie consacrée, et pas seulement féminine, passe nécessairement par des périodes d’apparente stérilité et de désolation: l’abondance du don de Dieu a besoin d’un instrument purifié, qui ne s’approprie pas les fruits spirituels mais les laisse mûrir dans le désert.
Saint Paul, quant à lui, invite les chrétiens à lever les yeux vers la Parousie, pour ne pas être «abattus comme les autres, qui n’ont pas d’espérance» (1Th 4,13): c’est donc que leur espérance était mise à l’épreuve, et qu’ils avaient besoin «de se réconforter les uns les autres» (v.18). Eux aussi étaient plongés dans la nuit de la foi, au milieu des persécutions: aujourd’hui encore la nuit se fait longue pour tant de chrétiens éprouvés intérieurement.
Désemparée, l’âme pourrait alors perdre peu à peu l’espérance. Que sont devenus les enthousiasmes des débuts? Les promesses de l’époux auraient-elles été trompeuses? Où est passée cette Sagesse de la première lecture (Sg 6) qui se présentait comme une femme si aimable, si accessible, si généreuse? Le Seigneur lui-même nous répond par la bouche d’Isaïe:
«Vos pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies, oracle du Seigneur… Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sont élevées mes voies au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées» (Is 55,8-9).
Les épreuves normales de la vie consacrée illuminent d’ailleurs le chemin de tout chrétien fervent: lorsqu’on se livre totalement à Dieu, son action n’emprunte pas notre logique naturelle, mais nous entraîne dans une aventure déroutante. La Sagesse sait où elle nous mène lorsque nous vivons des périodes douloureuses de purification : nous devons nous abandonner entre ses mains. C’est ainsi que le père Marie-Eugène Grialou, lorsqu’il aborde la phase des purifications dans l’itinéraire spirituel, explique très profondément l’action de la Sagesse:
«La Sagesse d’amour n’a qu’un dessein à la réalisation duquel elle emploie toutes les ressources de sa puissance et de sa sagesse: dessein unique qui explique toute son œuvre, l’Église. Le chef-d’œuvre de cette Sagesse d’amour était incontestablement l’humanité sainte du Christ. Cette humanité unie au Verbe par les liens de l’union hypostatique, merveilleusement ornée de tous les dons, douée dès ici-bas de la vision face à face, la Sagesse d’amour la livre aux angoisses de Gethsémani, à la mort de la Croix, et en nourriture à tous ceux qu’elle veut conquérir. L’Incarnation, le Calvaire, l’Eucharistie: tels sont les plus beaux triomphes de la Sagesse d’amour. Ces triomphes, elle aspire à les renouveler dans les âmes. Le Christ en croix est un modèle qu’elle dresse devant elle et devant nous comme l’exemplaire parfait de toutes ses œuvres ici-bas. Elle veut nous conquérir nous aussi, nous embellir pour que nous lui devenions des temples purifiés et magnifiques; elle veut en nous, dresser un autel pour nous immoler à la gloire de Dieu et faire jaillir de nos blessures des fleuves de lumière et de vie pour les âmes.»[5]
Nous connaissons tous des personnes consacrées à Dieu, qui vivent peut-être ce terrible dépouillement intérieur: sachons être proches d’elles pour veiller ensemble dans la nuit. Le Christ, dans la parabole, parle de deux groupes de cinq vierges: il nous indique ainsi que notre persévérance dans la foi et l’espérance s’obtient par l’entraide mutuelle; mais cela suggère aussi que le relâchement et l’abandon de chacune des «vierges folles» peuvent provenir des mauvaises influences mutuelles.
Retenons l’essentiel de ce dimanche: tout faire pour ne pas entendre le Christ nous dire, au Jour décisif de son Retour: «Je ne vous connais pas!» Saint Claude la Colombière nous offre pour cela un moyen infaillible, qui consiste à avoir une confiance totale en notre amitié avec Jésus. Cette amitié confiante est pour lui l’huile véritable qui lui permet de traverser la nuit:
«Jésus, vous êtes le seul et le véritable ami. Vous prenez part à tous mes maux, vous vous en chargez, vous savez le secret de me les tourner en bien, vous m’écoutez avec bonté, lorsque je vous raconte mes afflictions, et vous ne manquez jamais de les adoucir. Je vous trouve toujours et en tout lieu; vous ne vous éloignez jamais ; et si je suis obligé de changer de demeure, je ne laisse pas de vous trouver où je vais. Vous ne vous ennuyez jamais de m’entendre; vous ne vous lassez jamais de me faire du bien. Je suis assuré d’être aimé, si je vous aime. Vous n’avez que faire de mes biens, et vous ne vous appauvrissez point en me communiquant les vôtres. Quelque misérable que je sois, un plus noble, un plus bel esprit, un plus saint même ne m’enlèvera point votre amitié; et la mort qui nous arrache à tous les autres amis, me doit réunir avec vous. Toutes les disgrâces de l’âge ou de la fortune ne peuvent vous détacher de moi; au contraire, je ne jouirai jamais de vous plus pleinement, vous ne serez jamais plus proche que lorsque tout me sera le plus contraire. Vous souffrez mes défauts avec une patience admirable; mes infidélités mêmes, mes ingratitudes ne vous blessent point tellement que vous ne soyez toujours prêt à revenir, si je veux.»[6]
[1] La traduction liturgique, «jeunes filles», ne suit pas le grec, qui utilise plusieurs fois le terme précis de παρθένος (vierge). C’est important car dans un mariage l’épouse est censée être vierge et s’être gardée pour son époux. C’est bien ce que veut suggérer le texte: l’Église est en attente de ses noces définitives avec le Christ.
[2] Prière après la communion de la messe du jour.
[3] Sainte Catherine de Sienne, Lettre CCCLII (à Pétronille), nº 4.
[4] Saint Claude la Colombière, Œuvres complètes (édition Seguin, 1832), tome III, Pour le jour d’une vêture, p. 130-131.
[5] Père Marie-Eugène de l’Enfant Jésus, ocd, Je veux voir Dieu, éditions du Carmel, p. 302.
[6] Saint Claude la Colombière, Réflexions chrétiennes, «De saint Jean, l’ami de Jésus-Christ», dans Écrits spirituels, DDB 1962, p. 487.