Dans l’Évangile, Jésus résume toute la Loi en deux préceptes, l’amour envers Dieu et envers le prochain, et les unit l’un à l’autre. La profondeur et la simplicité de sa réponse laissent ses adversaires sans paroles et nous ouvrent quelques pistes de méditation sur l’amour, depuis notre vocation naturelle à aimer jusqu’à l’exemple que lui-même nous a laissé.
Aimer Dieu
Le commandement de l’amour de Dieu contenu dans le Shema Israel (Dt 6) nous est bien connu. Si l’on y réfléchit bien, il devrait nous être naturel. Saint Basile l’exprime ainsi:
«Si l’affection des enfants pour les parents est un sentiment naturel qui se manifeste dans l’instinct des animaux et dans la disposition des hommes à aimer leur mère dès leur jeune âge, ne soyons pas moins intelligents que des enfants, ni plus stupides que des bêtes sauvages: ne restons pas devant Dieu qui nous a créés, comme des étrangers sans amour.»[1]
C’est précisément là que la chute originelle a plongé sa racine: le serpent a semé un doute sur la bonté de Dieu, sur la sincérité de son dessein envers l’homme: «Pas du tout! Vous ne mourrez pas! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal» (Gn 3,4-5).
En nous faisons douter de l’amour de Dieu, le péché originel a aussi déréglé le légitime amour de soi, et l’a transformé en orgueil; nous prenons Dieu pour un rival et nous nous donnons nos propres normes de bien et de mal.
Il l’a également transformé en égoïsme. Depuis Adam, nous portons cette blessure en nous-mêmes, qui nous sépare aussi des autres hommes, générant rivalités et haines. Nous sommes incapables d’aimer vraiment Dieu, nous nous trouvons en-dehors du Paradis où nous vivions en familiarité avec lui (Gn 3). Un grand expert en amour, saint Bernard, décrivait ainsi l’état de notre cœur:
«La nature est trop molle et trop faible pour un tel précepte [aimer Dieu], aussi commence-t-elle par s’aimer elle-même; c’est cet amour qu’on appelle charnel, et dont l’homme s’aime avant toute autre chose et pour lui. […] Mais si cet amour glisse trop sur sa pente, comme cela arrive ordinairement, s’il se répand un peu trop, s’il sort du lit de la nécessité et s’épanche au loin dans les champs de la volupté, comme un fleuve dont les eaux se gonflent et débordent, aussitôt s’élève pour le contenir, la digue du précepte qui nous ordonne “d’aimer le prochain comme nous-mêmes.”»[2]
Pour autant l’appel à aimer Dieu demeure, même si nous n’avons pas de lui une connaissance directe: «Dieu n’est pas totalement invisible», nous dit Benoît XVI dans son encyclique Deus Caritas Est. Il se donne à connaître dans l’histoire du salut, depuis les premières alliances jusqu’à la Croix, par sa Parole, dans l’histoire de l’Église, dans les sacrements:
«Il nous fait voir son amour et nous pouvons l’éprouver, et à partir de cet amour premier de Dieu, en réponse, l’amour peut aussi jaillir en nous.»[3]
La gratuité, qui est essentielle à l’amour, pourrait sembler rendre absurde le précepte de la Loi de Moïse. En réalité, la Loi a une fonction pédagogique, elle rejoint la tendance la plus profonde du cœur de l’homme et lui révèle sa vocation fondamentale. Le Législateur est aussi le Créateur, celui qui a mis en l’homme cette image de lui-même qu’est la vocation à l’amour. C’est ainsi que l’expliquait saint Basile:
«L’amour de Dieu ne s’enseigne pas. Personne ne nous a appris à jouir de la lumière ni à tenir à la vie par-dessus tout ; personne non plus ne nous a enseigné à aimer ceux qui nous ont mis au monde ou nous ont élevés. De la même façon, ou plutôt à plus forte raison, ce n’est pas un enseignement extérieur qui nous apprend à aimer Dieu. Dans la nature même de l’être vivant, je veux dire de l’homme, se trouve inséré comme un germe qui contient en lui le principe de cette aptitude à aimer. C’est à l’école des commandements de Dieu qu’il appartient de recueillir ce germe, de le cultiver diligemment, de le nourrir avec soin, et de le porter à son épanouissement moyennant la grâce divine.»[4]
L’amour de l’homme pour Dieu est donc essentiellement une réponse. En effet, l’amour, contrairement à la conception moderne de ce terme, n’est pas seulement un sentiment, auquel cas il ne pourrait être commandé; c’est un «acte totalisant» selon l’expression de Benoît XVI, unissant intelligence, volonté et sentiment. Nous recherchons Dieu qui nous a aimés le premier, nous décidons de répondre librement à cet amour, et un sentiment de joie et plénitude en résulte:
«L’histoire d’amour entre Dieu et l’homme consiste justement dans le fait que cette communion de volonté grandit dans la communion de pensée et de sentiment, et ainsi notre vouloir et la volonté de Dieu coïncident toujours plus: la volonté de Dieu n’est plus pour moi une volonté étrangère, que les commandements m’imposent de l’extérieur, mais elle est ma propre volonté, sur la base de l’expérience que, de fait, Dieu est plus intime à moi-même que je ne le suis à moi-même. C’est alors que grandit l’abandon en Dieu et que Dieu devient notre joie.»[5]
Aimer son prochain
Nous connaissons bien le deuxième précepte cité par Jésus, la «règle d’or» que le christianisme a héritée du judaïsme et qu’il fait resplendir dans le monde pour inviter les peuples à plus de justice. Il est tiré du Lévitique:
«Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur.» (Lv 19,18)
Ce précepte exige implicitement un certain «amour de soi-même»: il ne s’agit évidemment pas de l’amour désordonné de soi, l’égoïsme, mais du sain attachement à soi-même qui habite toute personne en bonne santé mentale. L’amour de soi-même est sain s’il reste bien ordonné; il conduit naturellement à aimer notre prochain, car il est semblable à nous. Bernanos, quant à lui, y voit une progression spirituelle dans la dernière page du Journal d’un curé de campagne:
«Je suis réconcilié avec moi-même. […] Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ.»[6]
L’amour de l’autre devient possible par la découverte que je fais de ma valeur aux yeux de Dieu, une valeur qui coïncide avec celle de tout être humain; elle est basée sur la communion toujours plus profonde entre ma volonté et celle de Dieu. Faisant l’expérience de Dieu, je me surprends peu à peu à aimer comme lui, j’apprends à regarder l’autre non plus selon mon intérêt ou mes sentiments extérieurs, mais avec les yeux du Christ, en entrant en communion avec lui. C’est donc l’amour de Dieu qui est premier et me permet d’aimer en vérité. C’est aussi pour cela que Dieu est la seule mesure de l’amour et que je ne peux pas décréter par moi-même comment aimer. Aussi Benoît XVI écrit-il:
«Si le contact avec Dieu me fait complètement défaut dans ma vie, je ne peux jamais voir en l’autre que l’autre, et je ne réussis pas à reconnaître en lui l’image divine (…) Ainsi, il n’est plus question d’un «commandement» qui nous prescrit l’impossible de l’extérieur, mais au contraire d’une expérience de l’amour, donnée de l’intérieur, un amour qui, de par sa nature, doit par la suite être partagé avec d’autres. L’amour grandit par l’amour. L’amour est «divin» parce qu’il vient de Dieu et qu’il nous unit à Dieu, et, à travers ce processus d’unification, il nous transforme en un Nous, qui surpasse nos divisions et qui nous fait devenir un, jusqu’à ce que, à la fin, Dieu soit “tout en tous”.»[7]
Aimer comme Jésus
Mais Jésus, dans l’Évangile, ne se limite pas aux discussions rabbiniques. Le Christ est venu au monde pour nous offrir bien plus qu’un résumé de la Loi: il l’accomplit et la pratique parfaitement ; il en révèle le sens profond et nous donne de vivre en plénitude la «vocation à l’amour».
Tout d’abord, Jésus nous ouvre au mystère de la Trinité et révèle ainsi l’homme à lui-même, comme l’explique le pape Benoît:
«Le point de départ de chaque réflexion sur l’amour est le mystère même de Dieu, car le cœur de la révélation chrétienne est le suivant: Deus caritas est. Le Christ, dans sa Passion, dans son don total, nous a révélé le visage de Dieu qui est Amour. La contemplation du mystère de la Trinité nous fait entrer dans ce mystère d’Amour éternel, qui est fondamental pour nous. Les premières pages de la Bible affirment, en effet, que: “Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa” (Gn 1, 27). Du fait même que Dieu est amour et que l’homme est à son image, nous comprenons l’identité profonde de la personne, sa vocation à l’amour. L’homme est fait pour aimer; sa vie n’est pleinement réalisée que si elle est vécue dans l’amour.»[8]
D’autre part, Jésus nous a offert l’exemple suprême de cette «vocation humaine à l’amour». Toutes les pages de l’Évangile nous montrent comment son Cœur n’était qu’amour pour son Père, et toute charité pour les hommes: en un seul battement Il unissait les deux préceptes et les vivait comme aucun homme ne les avait jamais pratiqués. Il révèle, au dernier moment, lors de la Cène, la profondeur de ce double amour:
«Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé» (Jn 17, 20).
La dévotion au Sacré-Cœur nous en désigne l’accomplissement sur la Croix, comme l’explique le père Jean-Rodolphe Kars, membre de la communauté de l’Emmanuel et chapelain de Paray le Monial:
«Or c’est seulement en Jésus, Fils de David et Fils éternel du Père, que l’homme blessé par le péché peut accomplir ce commandement du Sh’ma Israël (écoute Israël…). Lui seul était capable d’aimer son Père et son Dieu en vérité de tout son Cœur… jusqu’au transpercement. Par l’ouverture de son Cœur, sur le Calvaire, à la jointure du sixième et du septième jour, le Messie d’Israël accomplit pour nous tous ce commandement, et permet à l’homme d’entrer dans ce Shabbat qui était un grand jour, parce que Jour de l’accomplissement du ”plus grand commandement de la loi… Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur…” (Mt 22, 36-37). En Jésus, l’homme nouveau (que nous sommes devenus) accomplit ce commandement dans la puissance de l’Esprit Saint. Et de ce fait, le commandement originel est aussi accompli. L’eau de l’Esprit Créateur et Sauveur, Amour du Père et du Fils, qui coule du Côté du Nouvel Adam, féconde et emplit la terre, et la soumet. Et par la mise au tombeau, le Nouvel Adam devient ”grain de blé tombé en terreet qui porte beaucoup de fruit” (Jn 12, 24). En Jésus mis au tombeau, Dieu et l’homme se rencontrent comme en une étreinte, après la longue séparation due au péché, après l’incapacité – à cause de l’endurcissement – d’entrer dans le repos (He 3 et 4), pour inaugurer l’achèvement (Gn 2, 1 ; Jn 19, 30) de la nouvelle Création. Le Shabbat peut commencer.»[9]
Enfin, le Christ vient dans notre cœur par la grâce, devenant «la vie de notre vie» (cf. Gal 2,20). Il y accomplit le double précepte de l’amour. Désormais, notre cœur aime Dieu de l’amour même du Christ pour son Père: «Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie: Abba, Père!» (Gal 4,6). Et c’est la charité du Christ envers les hommes qui vient remplacer notre égoïsme. La transformation est complète: «Si donc quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle: l’être ancien a disparu, un être nouveau est là.» (2Co 5,17).
Où en suis-je moi-même de ce double mouvement d’amour envers Dieu et envers le prochain?
Est-ce que je prends le temps de la prière, de l’écoute de la Parole de Dieu pour m’émerveiller de son amour et lui rendre grâce? Est-ce que je cherche à aimer comme Dieu ou bien est-ce que je me donne ma propre loi d’amour en me fiant à mon sentiment? Qui sont les personnes que j’aime: celles qui me valorisent, me font du bien, mes plus proches; ou bien est-ce que je m’efforce d’entrer en communion avec ceux qui me sont indifférents, inutiles voire hostiles? Qu’est-ce que je pose comme conditions à mes proches, mes parents, mes enfants, mon conjoint, mes frères de communauté, pour les aimer: d’être parfaits ou bien d’être en communion humble avec moi?
Nous pouvons alors reprendre cette belle prière de Bossuet devant cette page d’Évangile:
«Adorons la vérité éternelle dans cet admirable abrégé de toute la loi. Que je vous suis redevable, ô Seigneur, d’avoir tout ramassé en un, en sorte que sans avoir toujours à me fatiguer dans une immense lecture, je tiens en sept ou huit mots toute la substance de la loi: et lorsque, pour donner à mon esprit un exercice convenable, je lirai avec affection et attention le reste de votre Écriture, vous m’avez mis en main dans ces deux préceptes, le fil qui me conduira dans toutes les difficultés que je trouverai dans une lecture si profonde; ou plutôt la résolution et le dénouement de toutes les difficultés, puisque je suis assuré qu’en entendant ces deux préceptes, je n’ignore rien de ce qui m’est nécessaire.
Ô Dieu, je vous loue: ô Jésus, soyez béni: ô Jésus, je vais m’appliquer à méditer cet admirable abrégé de la doctrine céleste: je me veux parler à moi-même sans paroles de ces paroles si pleines de lumières: c’est-à-dire je veux tâcher de les pénétrer plutôt par l’affection que par le discours: j’en contemplerai la vérité, afin d’en sentir la force et de m’en remplir tout entier au dedans et au dehors. Ô Jésus, donnez m’en la grâce: ô Jésus, répandez dans mon âme votre Saint-Esprit, qui est l’amour éternel et subsistant de votre Père et de vous, afin qu’il m’apprenne à vous aimer tous deux, et à aimer avec vous comme un seul et même Dieu l’Esprit qui procède de l’un et de l’autre.»[10]
[1] Saint Basile de Césarée, Les grandes règles, question 2 (de la charité envers Dieu), disponible ici.
[2] Saint Bernard, Traité sur l’amour de Dieu, chapitre 8, disponible ici.
[4] Saint Basile de Césarée, Les grandes règles, question 2 (de la charité envers Dieu), disponible ici.
[6] Bernanos, Journal d’un curé de champagne, dernières lignes.
[8] Benoît XVI, Lettre du 20 mars 2010.
[9] Père Jean-Rodolphe Kars (chapelain à Paray-le-Monial), Le Cœur de Jésus et le Shabbat juif, texte disponible ici.
[10] Bossuet, Sermons sur la dernière semaine du Sauveur, Journée XLII, Œuvres complètes par Lachat, vol. VI, p. 171.