«Est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César?» (Mt 22,17). Le piège était presque parfait: les Pharisiens et les autorités juives de Jérusalem, après avoir entendu Jésus prononcer plusieurs paraboles puissantes qui remettaient en question leur autorité (Mt 21), ont décidé d’en finir avec lui. Jésus se montre brillant orateur, séduit les foules par ses discours, formule des paraboles aussi dérangeantes que celle des «vignerons homicides» ? Ses ennemis essaient donc de l’entraîner sur un terrain dangereux, celui du rapport à César, pour l’obliger à se positionner politiquement et provoquer un faux pas qui permette de le condamner.
Le Christ lancera bientôt cette invective: «Pharisien aveugle! Purifie d’abord l’intérieur de la coupe et de l’écuelle, afin que l’extérieur aussi devienne pur!» (Mt 23,26). Dans notre passage, la question adressée à Jésus est «pure extérieurement», elle s’ouvre par une louange formelle dont la teneur est véridique: Jésus «enseigne le chemin de Dieu en vérité»; de plus, la question est claire, l’alternative précise entre permission ou interdiction de payer l’impôt.
Mais l’évangéliste Matthieu qui, en tant qu’ancien publicain, connaissait bien ces personnages, ne laisse planer aucun doute sur la perversité intérieure qui se cache derrière leurs propos: il s’agit de «prendre Jésus au piège» (v.15), le Christ «connaît leur perversité» (v.18) et les traite d’hypocrites… Leur démarche dénote une intelligence mise au service d’un cœur arrogant et suspicieux; cette page d’Évangile est donc un avertissement à tous les «sages et avisés» qui feignent la subtilité dans la discussion, alors que l’intérieur est malade.
Nous assistons alors à une alliance de circonstance entre deux groupes socio-religieux très différents qu’unit le même rejet du Christ: les «partisans d’Hérode», favorables à la collaboration avec l’occupant romain, et les Pharisiens, d’ordinaire en retrait de la vie politique, centrés sur l’enseignement de la Loi. Les premiers n’avaient aucun scrupule à payer l’impôt à César, puisqu’ils participaient au pouvoir en place et en profitaient pour se remplir les poches; les seconds éprouvaient un remords de conscience puisque la Loi ne reconnaît de souveraineté qu’au Seigneur des Armées: payer l’impôt serait courber l’échine devant une nation païenne, et faire un pas vers l’idolâtrie. Quelques années auparavant, Juda Maccabée, le héros national, s’était rebellé contre l’envahisseur païen qui était décrit ainsi :
«Lysias, tuteur et parent du roi, à la tête des affaires du royaume, assembla environ 80000 hommes de pied, avec toute sa cavalerie, et se mit en marche contre les Juifs, comptant bien faire de la Ville sainte une résidence pour les Grecs, soumettre le sanctuaire à un impôt comme les autres lieux de culte des nations et vendre tous les ans la dignité de grand prêtre, ne tenant aucun compte de la puissance de Dieu, mais pleinement confiant dans ses myriades de fantassins, dans ses milliers de cavaliers et ses 80 éléphants.» (2Mac 11,1-4)
N’était-ce pas ce que les Romains avaient accompli? Ne fallait-il pas, au nom du Dieu vivant, se rebeller contre eux? Qu’en pensait le prédicateur venu de Galilée avec ses foules remuantes, qui prétendait inaugurer un nouveau Royaume? Un piège redoutable lui est tendu : s’il répond «oui» à la question sur l’impôt, il perdra tout crédit spirituel; s’il répond «non», il est passible de rébellion politique. La tension dramatique à Jérusalem, à ce moment-là, ne laissait guère la place à un enseignement nuancé autorisant les «oui, mais…» ou «non, mais…»: les ennemis de Jésus veulent profiter de cette circonstance pour le forcer à prendre parti.
Le Christ dénoue facilement ce piège: il renvoie ses interlocuteurs à la source du problème et à leurs contradictions, en leur faisant considérer un objet concret et non des principes abstraits. En faisant remarquer que le denier, qui servait de monnaie, portait l’effigie de César, Jésus reconnaît l’ordre socio-économique avec sa légitime autonomie; d’ailleurs, si ses adversaires refusaient de payer l’impôt par souci de pureté religieuse, comment avaient-ils un denier dans la poche, alors que les rabbins les plus rigoureux interdisaient ce contact avec un objet impur, souillé par la figure de César?
Le Catéchisme reprend cet enseignement constant du christianisme depuis saint Paul, sur la soumission aux autorités légitimes:
«La soumission à l’autorité et la coresponsabilité du bien commun exigent moralement le paiement des impôts, l’exercice du droit de vote, la défense du pays: “Rendez à tous ce qui leur est dû: à qui l’impôt, l’impôt; à qui les taxes, les taxes; à qui la crainte, la crainte; à qui l’honneur, l’honneur” (Rm 13, 7). “Les chrétiens résident dans leur propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes leurs charges comme des étrangers … Ils obéissent aux lois établies, et leur manière de vivre l’emporte sur les lois … Si noble est le poste que Dieu leur a assigné qu’il ne leur est pas permis de déserter” (Epître à Diognète 5, 5. 10 ; 6, 10).»[1]
Mais le Christ va au-delà: Il s’adresse à des hommes et veut parler à leur conscience; les Pères de l’Église ont ainsi noté que l’homme, étant créé à l’image de Dieu, est comme une monnaie qui porte l’effigie divine. Un auteur anonyme écrivait ainsi:
«L’effigie de Dieu n’est pas frappée sur l’or, mais sur le genre humain. La monnaie de César est l’or, celle de Dieu est l’humanité. Donne donc ta richesse matérielle à César, mais réserve à Dieu l’innocence unique de ta conscience, où Dieu est contemplé. En effet, César a exigé que son effigie apparaisse sur chaque pièce, mais Dieu a choisi l’homme, qu’il a créé, pour refléter sa gloire.»[2]
Si l’on rend le denier à César, la personne toute entière n’appartient qu’à Dieu. D’où l’autre exigence, bien plus grande, de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », et donc de suivre sa conscience et de refuser l’idolâtrie sous toutes ses formes.
En d’autres termes, nous sommes appelés à respecter les nécessités de l’ordre social mais surtout à nous souvenir que notre personne est totalement faite pour Dieu. Si l’effigie frappée sur les pièces est celle d’un homme, fût-il Empereur, elle n’a de valeur que pour ce temps ; l’âme humaine, marquée quant à elle du sceau de Dieu, est faite pour l’éternité. Ce que nous devons rendre à Dieu est donc bien plus grand que ce que nous devons rendre à César. Le pape benoît XVI l’a exprimé ainsi:
«Cette parole de Jésus [sur l’impôt en Mt 22] est riche de contenu anthropologique, et ne peut être réduite à son seul domaine politique. L’Église ne peut donc se limiter à rappeler aux autres la juste distinction entre la sphère d’autorité de César et celle de Dieu, entre le domaine politique et le domaine religieux. La mission de l’Église, comme celle du Christ, consiste essentiellement à parler de Dieu, à faire mémoire de sa souveraineté, à rappeler à tous, en particulier aux chrétiens qui ont égaré leur identité, le droit de Dieu sur ce qui lui appartient, c’est-à-dire notre vie.»[3]
Or, le pouvoir humain a toujours tendance à exiger une soumission qui dépasse sa propre compétence. Le Catéchisme cite ainsi notre passage pour défendre les droits de la conscience:
«Le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. Le refus d’obéissance aux autorités civiles, lorsque leurs exigences sont contraires à celles de la conscience droite, trouve sa justification dans la distinction entre le service de Dieu et le service de la communauté politique. « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Mt 22, 21). « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29).
Entre les deux ordres, civil et religieux, le Christ veut donc établir une claire distinction mais aussi une hiérarchie; la doctrine sociale de l’Église, au cours des siècles, explorera patiemment ce thème épineux, synthétisé par le Concile dans l’expression de «Juste autonomie des réalités terrestres».[4]
La liturgie de ce dimanche évoque d’ailleurs la dépendance du temporel envers le spirituel en choisissant, comme première lecture, le passage d’Isaïe 45 où Cyrus est qualifié de Messie: «ainsi parle le Seigneur à son Messie, à Cyrus…» Nous sommes alors à la fin de l’Exil: le peuple d’Israël, déporté à Babylone, voit se lever un nouveau pouvoir, celui des Perses, en la personne de Cyrus. Sa trajectoire de conquérant fut fulgurante, libérant en peu d’années toutes les villes de Mésopotamie du joug de Babylone pour constituer un nouvel Empire (539 av JC). C’est à ces conquêtes qu’Isaïe se réfère par l’expression «soumettre les nations et désarmer les rois, ouvrir les portes à deux battants» (v.1), avec la fascination qu’exerce une conquête irrésistible: «aucune porte ne restera fermée».
Prisonnier à Babylone, Israël accueille donc avec joie ce Cyrus libérateur qui va bientôt lui permettre de rentrer à Jérusalem – c’est l’édit de Cyrus, que mentionne le livre d’Esdras au chapitre 1. Le Prophète Isaïe aide le peuple à y voir la main du Seigneur: c’est le Dieu d’Israël qui dirige les événements en faveur de son Peuple. Le pape Benoît XVI expliquait ainsi cette lecture et sa relation avec la Nouvelle Evangélisation:
«Cette lecture [Is 45] nous explique le sens théologique de l’histoire: les tournants historiques, la succession des grandes puissances sont sous la domination suprême de Dieu; aucun pouvoir terrestre ne peut prendre sa place. La théologie de l’histoire est un aspect important, essentiel de la nouvelle évangélisation, car les hommes de notre temps, après la période néfaste des empires totalitaires du XXe siècle, ont besoin de retrouver un regard d’ensemble sur le monde et sur le temps, un regard véritablement libre, pacifique, le regard que le Concile Vatican II a transmis dans ses documents et que mes prédécesseurs, le serviteur de Dieu Paul VI et le bienheureux Jean-Paul II, ont illustré à travers leur magistère.»[5]
Cyrus est ainsi un monarque païen, qui est qualifié de «messie du Seigneur», c’est-à-dire oint pour une mission spécifique, libérer Israël: «Il l’a pris par la main» (v.1). Son succès ne manifeste pas la grandeur des dieux païens, parce qu’ils n’existent pas: «Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre: hors moi, pas de Dieu» (v.5). Le Seigneur, dans la souveraineté de sa Providence, suscite donc la puissance de Cyrus en faveur d’Israël et pour se glorifier lui-même; saint Paul reprendra cette vision de l’histoire: «Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu» (Ro 13,1).
Cette origine divine du pouvoir de Cyrus doit aussi le mettre en garde contre un possible abus: tout monarque n’est, en définitive, qu’un «administrateur» de biens qui lui sont confiés pour un temps. Un grand spirituel du XIXe siècle, dom Columba Marmion, a exprimé ainsi une conviction commune au christianisme, que l’actualité politique, dans plusieurs pays, rend prophétique:
«Dès lors que Dieu n’est plus avec l’homme qui commande, la puissance de celui-ci n’est que force brutale. Le prince ou l’assemblée qui prétend réglementer les mœurs d’un pays à l’encontre de Dieu, n’a donc droit qu’à la révolte et au mépris de tous les gens de cœur; donner le nom sacré de loi à ces tyranniques élucubrations, est une profanation indigne d’un chrétien comme de tout homme libre.»[6]
Entre les ordres civil et religieux, il n’y a donc pas seulement distinction, mais hiérarchie et dépendance du premier envers le second, puisque l’histoire humaine est dans les mains de Dieu. Dans le passage d’Isaïe, les nations sont censées le reconnaître: «pour que l’on sache, de l’orient à l’occident, qu’il n’y a rien en dehors de moi» (v.6). Elles doivent donc offrir leur hommage au Seigneur, et c’est l’invitation du Psaume 96: «Rendez au Seigneur, familles des peuples, rendez au Seigneur la gloire et la puissance, rendez au Seigneur la gloire de son nom. Apportez votre offrande, entrez dans ses parvis.» (Ps 96,7-8)
Que toutes les nations viennent glorifier le Seigneur en lui offrant l’hommage de la foi et du culte, c’est bien ce que le Christ voulait indiquer lorsqu’Il demandait à ses interlocuteurs: «Rendez à Dieu ce qui est à Dieu»…
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[2] Anonyme, Œuvre incomplète sur Matthieu, homélie 42.
[4] Cf. Concile Vatican II, Gaudium et Spes, nº36: «Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime: non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur ordonnance et leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser. […] Mais si, par «autonomie du temporel», on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit.»
