« Un roi fit un festin de noces pour son fils » (Mt 22,2) : Jésus, reprenant l’imaginaire classique d’Israël, compare Dieu son Père à un roi qui organise un festin. Le prophète Isaïe s’en était déjà réjoui en contemplant de loin la fête : « Le Seigneur prépare pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de viandes grasses, un festin de bons vins, de viandes moelleuses, de vins dépouillés… » (Is 25,6).
Dans toutes les civilisations, inviter quelqu’un à sa table est une marque de confiance et d’amitié. Lors d’un repas, l’hôte et ses invités prennent la même nourriture en vue de refaire leurs forces ensemble pour partager une même vie. Le festin symbolise ainsi l’alliance entre Dieu et son peuple ; surtout s’il s’agit d’un festin de noces. L’image est alors renforcée et signifie la communion pleinement réalisée.
La bonté du Seigneur s’exprime par cette prévenance vis-à-vis de la faim de ses enfants, et son désir de les combler de biens, de les rassasier sans lésiner sur la dépense, de les faire vivre de sa propre vie. En les invitant au festin, Il veut établir une profonde relation d’amour avec eux, celle qu’a chantée saint Bernard :
« Quelle grande chose que l’amour, si du moins il remonte à son principe, s’il retourne à son origine, s’il reflue vers sa source pour y puiser un continuel jaillissement ! De tous les mouvements de l’âme, de ses sentiments et de ses affections, l’amour est le seul qui permette à la créature de répondre à son Créateur, sinon d’égal à égal, du moins dans une réciprocité de ressemblance. Car, lorsque Dieu aime, il ne veut rien d’autre que d’être aimé. Il n’aime que pour qu’on l’aime, sachant que ceux qui l’aimeront trouveront dans cet amour même la plénitude de la joie. L’amour de l’Époux, ou plutôt l’amour qu’est l’Époux, n’attend qu’un amour réciproque et la fidélité. »[1]
Le Père éternel a donc mis dans notre cœur la soif de l’aimer pour vivre en plénitude ; ce même Père nous donne les moyens pour y parvenir : accepter de participer au banquet, de se rassasier des biens spirituels que le Seigneur met à notre portée, adaptés à nos besoins intérieurs. Nos contemporains y sont-ils sensibles ? De toutes les faims qui apparaissent dans notre société, pouvons-nous dire que la recherche spirituelle est la plus commune ? Certainement pas : de multiples distractions nous en détournent, et ils sont bien rares ceux qui perçoivent l’appel du roi.
D’autres faims nous tenaillent et remplissent notre existence : la faim matérielle comme ces personnages de la parabole qui s’empressent vers leur champ ou leur commerce ; la faim de plaisirs, de succès, de notoriété, de nouveauté ; la faim intellectuelle aussi. Posons-nous la question : de quoi ai-je réellement faim ? Est-ce que je prends les moyens et le temps de combler la seule faim qui compte, celle de Dieu ? Dans la parabole, les invités se dérobent les uns après les autres, refusant le repas préparé : les hommes, à notre époque comme autrefois, ont perdu le goût de Dieu, ils ne veulent plus s’approcher des sources d’eau vive, malgré les appels pressants de la Sagesse que nous rapporte Isaïe :
« Ah! vous tous qui avez soif, venez vers l’eau, même si vous n’avez pas d’argent, venez, achetez et mangez ; venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait. Pourquoi dépenser de l’argent pour autre chose que du pain, et ce que vous avez gagné, pour ce qui ne rassasie pas ? Écoutez, écoutez-moi et mangez ce qui est bon ; vous vous délecterez de mets succulents. » (Is 55,1).
Refusant l’invitation au festin, l’homme semble mourir de soif à côté des sources d’eau vive, le dos tourné à celui qui lui rendrait la vie. Saint Grégoire le Grand, en bon médecin des âmes, nous explique cette étrange maladie :
« Les délices spirituelles, en rassasiant l’âme, y font grandir le désir, parce que plus on goûte leur saveur, plus on connaît ce qu’il faut aimer davantage. […] Ces délices, l’homme les a perdues, lorsqu’il a péché au paradis ; il est sorti de ce lieu, il a fermé sa bouche à l’éternelle douceur de cet aliment. C’est pourquoi nous aussi, nés dans la misère de cet exil, nous y arrivons sans goût, nous ne savons que désirer ; et notre dégoût maladif s’accroît d’autant plus que notre cœur est plus loin de se nourrir de l’aliment savoureux ; et il ne désire plus les délices intérieures, parce qu’il a perdu depuis longtemps l’habitude de s’en nourrir. Notre dégoût nous dessèche et le mal prolongé de cette diète nous lasse. Et comme nous ne voulons pas goûter au-dedans cette douceur qui nous est offerte, misérables, nous aimons au-dehors notre faim. »[2]
L’époque de Grégoire, à la fin de la civilisation romaine, ressemble à la nôtre, et son diagnostic peut nous aider à comprendre pourquoi notre Église d’Occident est si désertée aujourd’hui. Le pape Benoît XVI offrait ainsi, dans une homélie, une actualisation de ce constat d’échec :
« Précisément à notre époque, nous connaissons très bien le « non » prononcé par ceux qui ont été invités en premier. En effet, les chrétiens d’Occident, c’est-à-dire les nouveaux « premiers invités », se dérobent aujourd’hui en grand nombre, ils n’ont pas le temps d’aller vers le Seigneur. Nous connaissons bien les Églises qui se vident toujours plus, les séminaires qui continuent de se vider, les maisons religieuses qui se vident toujours plus ; nous connaissons toutes les formes sous lesquelles se présente ce « non, j’ai d’autres choses importantes à faire ». Et cela nous fait peur et nous bouleverse d’être témoins de ces invités qui s’excusent et se dérobent, et qui en réalité, devraient comprendre la grandeur de l’invitation et devraient se presser dans cette direction. »[3]
Jésus, dans la parabole du festin en Matthieu 22, exprime toute la détresse du Père face à cette maladie mortelle qui s’étend de siècle en siècle : le rejet de Dieu. Il enrichit aussi la métaphore du banquet par l’évocation des noces : Il est venu célébrer les noces d’Israël avec son Dieu et l’étendre au monde entier. Parler des noces du Fils, c’est évoquer la mission du Christ, et l’invitation universelle à partager le festin royal. Ce banquet se réalise spécialement dans la communion eucharistique, lorsque nous célébrons les « noces de l’Agneau », en rendant toute gloire au Père qui est Roi de l’univers, et en se rassasiant du Corps de son Fils. Lors de ce repas, Dieu fait bien plus que de partager une nourriture avec nous : il se fait lui-même notre nourriture, qui nous assimile à elle au lieu d’être assimilée par nous, ce qui nous rend semblables à lui, participants de sa nature. Sommes-nous conscients de cela ? Préparons-nous nos communions avec ferveur ?
C’est ainsi que le Catéchisme décrit toute la profondeur de la « première communion », où l’âme pour la première fois participe pleinement au festin :
« La première communion eucharistique. Devenu enfant de Dieu, revêtu de la robe nuptiale, le néophyte est admis « au festin des noces de l’Agneau » et reçoit la nourriture de la vie nouvelle, le Corps et le Sang du Christ. Les Églises orientales gardent une conscience vive de l’unité de l’initiation chrétienne en donnant la sainte Communion à tous les nouveaux baptisés et confirmés, même aux petits enfants, se souvenant de la parole du Seigneur : « Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas » (Mc 10, 14). L’Église latine, qui réserve l’accès à la sainte Communion à ceux qui ont atteint l’âge de raison, exprime l’ouverture du Baptême sur l’Eucharistie en approchant de l’autel l’enfant nouveau baptisé pour la prière du Notre Père. »[4]
Toute la première partie de la parabole nous explique donc la dynamique profonde de l’évangélisation : il s’agit de ressentir le désir du Père de combler nos frères les hommes des vrais biens qui sont spirituels ; comprendre aussi l’étrange maladie qui nous fait refuser ce banquet et préférer mourir de faim en courant follement après d’autres aliments ; enfin, trouver les chemins pour guérir l’âme de chacun et ouvrir son appétit à la vraie nourriture qui rassasie, le pain de vie qu’est l’Eucharistie. Nos frères désertent les églises parce qu’ils n’ont pas fait l’expérience du Seigneur qui rassasie. Jésus proclame cette invitation en conclusion de son discours eucharistique en saint Jean :
« Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. Voici le pain descendu du ciel ; il n’est pas comme celui qu’ont mangé les pères et ils sont morts ; qui mange ce pain vivra à jamais. » (Jn 6,56-58).
Concrètement, nous aimerions pouvoir ramener nos frères à la messe, à l’adoration eucharistique. Mission impossible, méthode dépassée qui ne produit pas de fruit ? Malgré nos efforts, les foules ne se convertissent pas, et la désertification des églises continue en Occident. Devrions-nous abandonner la centralité de l’Eucharistie pour des chemins plus « modernes » et accessibles à la mentalité contemporaine ?
Bien sûr que non. D’ailleurs, le nombre croissant de catéchumènes chaque année le montre. Dans la parabole, les échecs du roi le conduisent effectivement à changer de tactique ; mais il ne renonce pas à son banquet de noces, il se tourne seulement vers d’autres invités. De même, le banquet eucharistique demeure avec toute sa force dans l’Église, mais il nous revient de savoir y amener nos contemporains selon des chemins qui leur seront adaptés. Les échecs des méthodes « traditionnelles » de notre christianisme doivent nous amener à fortifier notre foi et à trouver de nouveaux chemins d’évangélisation. Si nous sommes laïcs, nous devons nous souvenir que c’est souvent le témoignage de notre vie et ce que nous pouvons dire de notre propre rencontre avec le Christ qui touche nos frères, dans un premier temps, beaucoup plus que de longs discours.
Par ailleurs, en ressentant ce souci d’évangélisation et cette impression d’impuissance, nous partagerons les émotions du Cœur de Dieu le Père, que la parabole nous permet d’entrevoir à travers tant d’échecs subis. Le pape Benoît XVI l’exprimait ainsi :
« Dieu n’échoue pas. Il « échoue » continuellement, mais précisément pour cela, il n’échoue pas, car il en tire de nouvelles opportunités de miséricorde plus grande, et son imagination est inépuisable. Il n’échoue pas car il trouve toujours de nouveaux moyens d’atteindre les hommes et d’ouvrir davantage sa grande maison, afin qu’elle se remplisse complètement. Il n’échoue pas car il ne se soustrait pas à la perspective de solliciter les hommes afin qu’ils viennent s’asseoir à sa table, à prendre la nourriture des pauvres, dans laquelle est offert le don précieux, Dieu lui-même. Dieu n’échoue pas, pas même aujourd’hui. Même si nous entendons de nombreux « non », nous pouvons en être certains. »[5]
Enfin, la seconde partie de la parabole est aussi un avertissement pour nous tous qui sommes « dans l’Église », c’est-à-dire qui participons au festin des noces. Le roi exige de ses invités qu’ils se revêtent de la robe nuptiale, que lui-même leur fournit. Saint Grégoire nous explique de quoi il s’agit :
« C’est nous, frères, qui sommes à table au repas des noces du Verbe, nous qui dans son Église avons déjà la foi, qui nous nourrissons de la sainte Écriture, qui nous réjouissons de voir l’Église unie à Dieu. Voyez, je vous en prie, si vous êtes venus aux noces avec la robe nuptiale, observez avec grande attention quelles sont vos pensées. Examinez vos cœurs sur chaque point. N’avez-vous pas de haine envers quelqu’un ? Le bonheur d’autrui n’allume-t-il pas en vous le brandon de la jalousie ? N’est-ce pas par une malice secrète que vous ne vous hâtez pas de nuire à quelqu’un ? »[6]
Cette interprétation spirituelle de la robe nuptiale est très profonde : la charité est une vertu théologale, qui vient revêtir notre volonté et lui donner de pouvoir aimer Dieu et notre prochain de l’amour divin lui-même. Elle est un don gratuit, que nous ne pouvons pas mériter, comme le pauvre qui reçoit la tunique gracieusement. Mais elle est nécessaire pour participer au banquet, comme l’exprime saint Paul :
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » (1Co 13,1-3).
La violence avec laquelle se termine la parabole est donc un avertissement pour chacun de nous : il est bon de faire partie de l’Église, et d’inviter les autres au banquet eucharistique, mais nous devons avoir soin de la charité comme de la prunelle de nos yeux.
Concluons donc notre méditation avec cette belle formule de Ronsard, qui exprime la même réalité en positif :
« Car Christ n’est pas un Dieu de noise ou de discorde,
Christ n’est que charité, qu’amour et que concorde… »
[1] Saint Bernard, Homélie sur le Cantique, 83,4-6.
[2] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur l’Evangile, XXXVI (Sources Chrétiennes 522, p. 395).
[3] Benoît XVI, Homélie, 7 novembre 2006.
[5] Benoît XVI, Homélie, 7 novembre 2006.
[6] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur l’Evangile, XXXVIII (Sources Chrétiennes 522, p. 477).