lecture

Dans les évangiles de ces dernières semaines, Jésus avait choisi l’image de la vigne pour composer ses paraboles: les ouvriers de la onzième heure, les deux fils, les vignerons homicides. Ce dimanche, nous changeons de décor: il s’agit cette fois des noces qu’un roi organise pour son fils et auxquelles il convie largement (Mt 22). La première lecture, Is 25, est un bel oracle qui s’appuie sur le thème du banquet, très répandu dans la Bible. Le pape Benoît XVI nous en offre une excellente introduction:

«Cette image du banquet, nous la retrouvons également dans la première Lecture et dans d’autres diverses pages de la Bible: c’est une image joyeuse parce que le banquet accompagne une fête de noces, l’Alliance d’amour entre Dieu et son peuple. C’est vers cette Alliance que les prophètes de l’Ancien Testament ont constamment orienté l’attente d’Israël. Et à une époque marquée par des épreuves en tous genres, quand les difficultés risquaient de décourager le peuple élu, voici que s’élève la Parole rassurante du prophète Isaïe…»[1]

Cette expérience joyeuse du banquet, toutes les familles de toutes les cultures et de toutes les époques l’ont vécue et la vivront jusqu’à la fin des temps; quoi de plus socialement joyeux que la célébration d’un mariage? Mais une autre expérience est tout aussi universelle: celle de la mort, de la souffrance et des visages ravagés par les larmes. Quoi de plus contraire aux noces que des funérailles Fête de la vie, douleur de la mort…

L’oracle d’Isaïe joint ces deux opposés: confronté à la destruction, à la guerre et à la mort, le prophète perçoit de loin un événement bouleversant: c’est la vie qui vaincra, car le Seigneur «fera disparaître la mort pour toujours» (Is 25,8). Dans ce texte émouvant, on note l’action directe de Dieu: ce n’est pas seulement un grand bouleversement final qui s’opère de manière impersonnelle, c’est la main même de Dieu qui, dans une tendresse infinie, s’approche, touche l’humanité, enlève le linceul et essuie les larmes. On pressent là, d’une certaine manière, l’action aimante du Christ qui viendra de ses mains toucher les malades, essuyer les larmes, relever les morts et révéler ainsi l’infini amour de Dieu pour les hommes.

Le prophète indique aussi la réaction naturelle de ceux qui auront la joie de vivre cet événement: foi et gratitude, car le Seigneur, comme pendant l’Exode, a étendu son bras pour sauver son peuple (cf. Ex 6,6 ; Dt 7,19). Homme de foi et d’espérance, Isaïe ne peut imaginer la tragédie qui se déploiera dans la parabole évangélique: le refus du peuple.

Le Psalmiste est lui aussi rempli de confiance, alors qu’il traverse les épreuves de cette vie (Ps 23: Le Seigneur est mon berger). Nous connaissons bien ce psaume, qui revient souvent dans la liturgie ; notons simplement qu’il nous montre le terme du chemin, le banquet préparé par le Seigneur et annoncé par Isaïe, avec toujours cette même attention aimante de Dieu: «Tu prépares la table pour moi… Ma coupe est débordante» (v.5). Comme dans le texte d’Isaïe, le lieu de ces réjouissances sera naturellement Jérusalem, et plus précisément le Temple, lieu de la présence de Dieu au milieu de son peuple: «J’habiterai la maison du Seigneur pour la durée de mes jours» (v.6). Ce Temple est situé sur la montagne qu’Isaïe mentionne trois fois dans son oracle: le mont Sion, ce lieu saint où devront s’accomplir les noces entre le Seigneur et son peuple.

C’est précisément dans ce Temple que Jésus prononce sa parabole du «festin de noces». Le peuple l’a accueilli avec joie lors de son entrée dans Jérusalem depuis le mont des oliviers; mais les autorités s’opposent à lui et retournent peu à peu l’opinion. C’est la dernière parabole de Jésus dans ses controverses avec le pouvoir religieux d’Israël qui va bientôt obtenir sa mort. Nous méditerons encore d’autres paraboles avant la fin de l’année liturgique, mais elles se situeront dans la perspective de la «fin des temps» et du jugement final (chap. 24-25), ce qui n’est pas le cas ici. Cette parabole traite de l’accomplissement de la prophétie messianique: la présence de Dieu dans la chair, en la personne de Jésus.

Ce contexte nous explique la juxtaposition étonnante, dans le récit, de deux réalités très opposées: l’incendie de la ville, et la salle de noce remplie de convives.

La première tragédie se situe dans le prolongement des paraboles sur la vigne: il s’agit du refus d’Israël de prendre part aux noces que Dieu a si longuement préparées et qui s’accomplissent dans la personne de Jésus. Le Fils de Dieu est présent dans le Temple, et Il veut célébrer le banquet qu’Isaïe avait contemplé de loin. Ainsi saint Grégoire le Grand, dans son homélie sur la parabole, écrit:

«Le Père a célébré les noces du roi, son Fils, quand, dans le mystère de l’Incarnation, il lui a uni la sainte Église. Et c’est le sein de la Vierge, sa mère, qui a été la chambre nuptiale de cet époux. Aussi le psalmiste dit-il: “Il a placé sa tente dans le soleil et lui-même est comme l’époux qui sort de sa chambre” (Ps 18,6). Dieu est sorti comme un époux de sa chambre nuptiale, lorsque, s’étant incarné pour épouser l’Église, il est sorti du sein immaculé de la Vierge.»[2]

Cette Église devait être d’abord le peuple d’Israël lui-même, accueillant son Messie, comme Isaïe et le Psalmiste en étaient persuadés; mais le refus du peuple, qui va conduire non à des noces joyeuses mais à la mort sur la Croix, provoquera aussi la ruine de Jérusalem. Matthieu écrit ce verset terrible: «Le roi se mit en colère, il envoya ses troupes, fit périr les meurtriers et incendia leur ville» (Mt 22,7), en anticipant sur la destruction de la ville par les Romains en 70.

Les nouveaux invités à la noce, par suite du refus des premiers, vont être les nations païennes. C’est ce passage historique que Bossuet décrit, en accord avec toute la tradition chrétienne:

«Voilà donc déjà un fait avéré et public : c’est la ruine totale de l’état du peuple juif dans le temps de Jésus-Christ. La conversion des Gentils, qui devait arriver dans le même temps, n’est pas moins avérée. En même temps que l’ancien culte est détruit dans Jérusalem avec le temple, l’idolâtrie est attaquée de tous côtés ; et les peuples, qui depuis tant de milliers d’années avaient oublié leur Créateur, se réveillent d’un si long assoupissement.»[3]

Deux attitudes sont ainsi dénoncées face à l’avènement du Royaume, dans cette première partie de la parabole: l’indifférence et l’hostilité.

Mais une seconde tragédie se déroule dans la parabole, à l’intérieur de la «salle de noce remplie de convives», qui vient révéler une troisième forme de refus: ces nouveaux invités, qui représentent l’entourage de Jésus – en particulier ses douze apôtres – puis les nations qui accueilleront la foi, ne forment pas une «assemblée de parfaits», et il s’y trouve un invité indigne d’être là… Saint Grégoire l’explique ainsi:

«La qualité même des convives montre déjà clairement que ces noces du roi désignent l’Église présente, dans laquelle se retrouvent bons et méchants. Ses fils s’y rencontrent différents: elle les engendre tous à la foi, mais comme certains ne changent pas de vie, leurs fautes l’empêchent de les conduire à la liberté spirituelle de la grâce. En effet, tant que nous vivons ici-bas, il est inévitable que nous poursuivions ainsi mêlés le chemin du siècle présent. C’est à son terme que nous serons séparés. Les bons ne sont jamais seuls, sinon au ciel, et les méchants ne sont jamais seuls, sinon en enfer. Cette vie-ci, qui se situe entre le ciel et l’enfer, étant au milieu, reçoit ensemble les citoyens de deux cités; seulement, la sainte Église qui les accueille pour le moment indistinctement, les distinguera à l’issue de cette vie-ci. Si donc vous êtes bons, supportez patiemment les méchants tant que vous êtes en cette vie.»[4]

En présentant ce roi qui «examine les convives», Jésus invite donc son auditoire à lever les yeux vers le jugement final: il s’adresse notamment à Judas, qui est encore dans la «salle de noce», et Il veut nous avertir tous que nous pouvons nous retrouver exclus de la fête finale si nous prétendons suivre le Christ sans nous convertir vraiment. Les prochains chapitres de Matthieu développeront ce thème plus en détails. Pour l’instant, expliquons l’attitude surprenante du roi.

D’un côté, il semble soumettre les convives à un examen. En réalité cela signifie que le regard du roi sur les convives fait nécessairement la lumière sur eux et en eux: cela correspond à la «justice» de Dieu, à la vérité qu’Il établit dans les âmes. Face à la sainteté de Dieu et à notre péché, une seule réponse possible: la pénitence qui appelle la miséricorde. En s’adressant à Nicodème, Jésus l’avait expliqué ainsi:

« Et tel est le jugement: la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises. Quiconque, en effet, commet le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient démontrées coupables, mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses œuvres sont faites en Dieu.» (Jn 3,19-21).

D’un autre côté, ce roi est aussi profondément miséricordieux. Il appelle l’invité coupable «mon ami» (ἑταῖρε, hetaire,compagnon), une expression que Matthieu utilise à plusieurs reprises : pour les gamins assis sur les places (Mt 11,16), lorsque le maître de la vigne rend son dû au serviteur qui se plaint (Mt 20,13), et lorsque Judas vient l’embrasser pour le livrer (Mt 26,50). Appeler ainsi un suspect, c’est refuser de le condamner d’avance, s’adresser à lui avec bienveillance, et chercher avec lui le moyen de résoudre le différend. L’invité ne sera finalement condamné que par son silence, qui révèle son incapacité à se convertir. La reconnaissance de son péché et sa contrition lui auraient permis d’être revêtu de la tunique de la miséricorde qui permet de paraître devant le roi.

Une autre question peut également se poser: si le roi a voulu un rassemblement «de tous ceux qu’ils trouvèrent, les mauvais comme les bons» (v.10), n’est-il pas responsable de la présence de ce «méchant» ? Comment lui reprocher de ne pas avoir le vêtement de noce ? Dans l’Antiquité, il n’était pas rare qu’un roi très riche invite les foules pauvres à ses fêtes; dans ce cas, il fournissait aussi, pour qu’éclate sa munificence, les vêtements festifs. Le convive, dans la parabole, est donc accusé de ne pas s’être revêtu de la tunique qui lui était offerte. Il a voulu profiter de la noce sans se convertir au sens de la fête. Exactement l’attitude de Judas, mais aussi parfois la nôtre et celle de nombre de nos contemporains qui veulent suivre le Christ mais sans en accepter les conditions: changer de vie. L’amour de Dieu est gratuit mais il n’est pas sans condition. Y a-t-il dans ma vie des obstacles que je n’ai pas levés entre le Christ et moi, des comportements qui objectivement ne sont pas compatibles avec l’Évangile?

La parabole nous montre donc à la fois la condamnation de ceux qui restent indifférents à l’annonce du Royaume, des autorités du Peuple qui ne veulent pas de Jésus comme Messie, et la condamnation des disciples qui ne se convertissent pas en profondeur. La conclusion du Christ est lapidaire: «Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus» (v.14). En l’écoutant, nous sommes invités à supplier le roi de nous revêtir de la tunique de la contrition, et de nous admettre aux noces de son Fils. Nous y sommes par pure grâce et non par nos mérites. La liturgie nous offre cette belle prière:

«Nous t’en prions, Seigneur, que ta grâce nous devance et qu’elle nous accompagne toujours, pour nous rendre attentifs à faire le bien sans relâche. Par Jésus-Christ…»[5]

⇒Lire la méditation


[2] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur l’Evangile, XXXVIII (Sources Chrétiennes 522, p. 457).

[3] Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, chapitre XXX, Pléiade p. 940.

[4] Saint Grégoire le Grand, Homélies sur l’Evangile, XXXVIII (Sources Chrétiennes 522, p. 465).

[5] Collecte de la messe du jour.


La parabole du festin des noces

La parabole du festin des noces


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