Dieu qui prend soin de son peuple comme un propriétaire se dépense sans compter pour sa vigne : cette image nous inspire aujourd’hui. Cette parabole vient dénoncer le péché présent dans notre cœur puis nous révéler la place inattendue du Fils : il se fait lui-même vigne.
Replaçons la parabole des « vignerons homicides » dans son contexte historique : dans le Temple de Jérusalem, alors qu’il ne lui reste que quelques jours à vivre, Jésus s’adresse directement à ceux qui veulent le tuer. Il ne craint pas le conflit, ne cherche pas à l’éviter : bien au contraire, il en parle ouvertement, comme pour regarder en face la violence qui rôde autour de lui, et la dénoncer aux assistants. Il montre ainsi à ses disciples qu’il va volontairement au-devant de sa Passion. Il voudrait cependant une dernière fois la désarmer, cette violence qui va se déchaîner comme une bête féroce : il la force à venir en plein jour et la décrit sans détour. « Ils se saisirent du fils, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. » François Mauriac a bien saisi la force de cette parole pour l’auditoire de Jésus :
« Une prophétie à si brève échéance aurait dû toucher leurs cœurs : c’est le Fils bien-aimé qui, en ce moment même, s’adresse aux vignerons homicides ; la croix existe déjà quelque part, dans quelque magasin où les gibets sont en réserve. Judas fixe le chiffre de trente deniers ; Pilate lit un rapport sur le tumulte que cause parmi le peuple un guérisseur nazaréen. Et cependant cet aventurier fourbu, sur qui la Synagogue a l’œil, et qui n’ira plus loin maintenant, interpelle les renards spécialisés dans les Ecritures et leur met de force le museau dans le texte : “Jetant les regards sur eux, Jésus dit : Qu’est-ce donc que cette parole de l’Ecriture : la pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue le sommet de l’angle ? Quiconque tombera sur cette pierre sera brisé ; et celui sur qui elle tombera sera écrasé.”»’[1]
Comme les auditeurs de Jésus, nous sommes scandalisés par ces vignerons homicides. Dans le Temple, une voix s’est élevée pour répondre à la question rhétorique de Jésus, « ces misérables, il les fera périr misérablement… » Une voix anonyme qui ressemble bien à la voix de notre conscience, qui dénonce le mal et en montre les conséquences ultimes. Écoutons cette voix : elle nous renvoie à nos propres refus, à nos rebellions contre Dieu qui devraient nous scandaliser et nous conduire à une profonde contrition. Il y a d’abord un péché commun à notre époque, décrit par le pape Benoît XVI dans son explication de la parabole :
« Les vignerons ne veulent pas avoir de propriétaire – et ces vignerons constituent également pour nous un miroir. Nous les hommes, auxquels la création est pour ainsi dire confiée en gestion, nous l’usurpons. Nous voulons en être les propriétaires au premier chef et tous seuls. Nous voulons posséder le monde et notre propre vie de manière illimitée. Dieu est pour nous une entrave. Ou bien on le réduit à une simple phrase pieuse ou bien il est nié totalement, mis au ban de la vie publique, au point de perdre toute signification. La tolérance, qui admet pour ainsi dire Dieu comme une opinion privée, mais lui refuse le domaine public, la réalité du monde et de notre vie, n’est pas tolérance, mais hypocrisie. Mais là où l’homme se fait le seul propriétaire du monde et propriétaire de lui-même, la justice ne peut pas exister. Là, ne peut dominer que l’arbitraire du pouvoir et des intérêts. Bien sûr, l’on peut chasser le Fils hors de la vigne et le tuer, pour goûter de manière égoïste, tous seuls, les fruits de la terre. Mais alors, la vigne se transforme bien vite en un terrain inculte détruit par les sangliers, comme nous dit le Psaume responsorial (cf. Ps 79, 14). »[2]
Mais la parabole nous interpelle aussi individuellement. Si Jésus est mort « pour nos péchés », c’est que nous nous comportons comme ces vignerons infidèles. Aussi sommes-nous invités à nous interroger :
En tant que simple fidèle, ai-je conscience que le sacerdoce commun des baptisés me constitue prêtre, prophète et roi, et que le salut de mes frères passe par moi ? Suis-je un témoin du Christ ? Est-ce que j’aide les autres à découvrir l’amour de Dieu et à réformer leur vie ? Lorsque le Seigneur m’envoie des messagers pour m’appeler à la conversion, est-ce que je les accueille avec humilité ou bien est-ce que je les jette dehors ?
Si je suis en charge du peuple de Dieu, est-ce que j’ai le souci de la vigne du Seigneur, que mes brebis se convertissent et qu’elles grandissent en sainteté ? Ou bien ai-je tendance à esquiver les difficultés, à les accompagner sans exigence, ou encore sans douceur et sans amour ?
Le Seigneur vient chercher des fruits spirituels sur sa vigne, quelle est notre réponse ? Saint Bernard exprimait ainsi le gémissement d’un pasteur qui mesure les ravages causés par ses défauts :
« Que de fois, ô ma vigne, vous a-t-on pillée par mille ruses et mille stratagèmes, lors même que je veillais avec plus de soin pour vous garder ? Combien de grappes de bonnes œuvres la colère a-t-elle fait couler ? Combien l’orgueil en a-t-il emporté ? Combien la vaine gloire en a-t-elle gâté ? Quels ravages n’ont pas causé en moi les charmes de la gourmandise, la tiédeur de l’âme, la faiblesse et la timidité de l’esprit, au milieu des orages qui s’élevaient en moi ? Voilà en quel état je me trouvais, et cependant on n’a pas laissé de m’établir pour garder les vignes, sans considérer ni ce que je faisais ni ce que j’avais fait de la mienne, et sans écouter les avertissements du Maître, qui a dit : “Comment celui qui ne sait pas gouverner sa maison, pourra-t-il avoir soin de l’Église de Dieu ?” (1 Tim 3, 5) ? »[3]
En réalité, la venue du Christ opère un changement majeur que Jésus laisse entrevoir en citant le Psaume 118 sur la « pierre angulaire ». Les vignerons d’Israël étaient tous ceux qui exerçaient des responsabilités envers le peuple ; ils devaient rapporter à Dieu les fruits de justice.
Les serviteurs envoyés par Dieu étaient les prophètes, venus leur rappeler ce devoir. Mais un jour vint le Fils ; et ce Fils accomplit le prodige non seulement de recueillir de bons fruits sur la vigne, mais de devenir la vigne elle-même. Plus encore, il s’offre pour nous greffer à lui : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments » (Jn 15,5), dit Jésus dans l’évangile de Jean. Il nous assure, si nous lui restons unis, de porter un fruit abondant : « celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit ». Et dans le même temps, il nous avertit : « en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire… »
C’est précisément le meurtre du Fils, et son rétablissement par le Père, qui a permis ce changement inouï : désormais, Dieu n’est pas seulement propriétaire de la vigne, mais il s’est uni à cette vigne par son Fils. Les « fruits de la vigne » surgissent de l’amour trinitaire, de cette réponse éternelle du Fils à son Père : l’Esprit nous transforme en sarments dans la vigne qu’est Jésus. Le pape Benoît l’exprimait ainsi :
« De la mort du Fils surgit la vie, un nouvel édifice se forme, une nouvelle vigne. Lui, qui à Cana changea l’eau en vin, a transformé son sang dans le vin du véritable amour et transforme ainsi le vin en son sang. Dans le Cénacle, il a anticipé sa mort et l’a transformée en don de soi, en un acte d’amour radical. Son sang est don, il est amour, et pour cette raison, il est le vin véritable que le Créateur attendait. De cette manière, le Christ lui-même est devenu la vigne et cette vigne porte toujours du bon fruit : la présence de son amour pour nous, qui est indestructible. »[4]
C’est pourquoi notre rôle dans l’Église n’est plus celui de « vignerons salariés », qui devraient remettre des fruits à un maître lointain et exigeant. Il consiste plutôt à s’immerger dans le mystère du Christ qui produit lui-même le bon vin qu’est l’amour. Nous ne sommes plus serviteurs mais amis (Jn 15, 15).
Pour le dire autrement : les Prophètes exhortaient à la vertu pour se rapprocher de Dieu, mais les apôtres baptisent au nom de la Trinité, incorporant de nouveaux membres dans cette vigne immense qu’est l’Église. Elle s’étend, animée par l’Esprit, comme le Corps mystique du Christ qui introduit toute l’humanité dans la filiation au Père. C’est ce qui rendait la confiance à saint Bernard, en détournant ses regards de ses défauts pour les fixer sur la beauté de l’Église, œuvre de Dieu :
« C’est lui qui la rend féconde, c’est lui qui la taille et qui la façonne, afin qu’elle rapporte plus de fruit. Car comment pourrait-il abandonner une vigne qu’il a plantée de ses propres mains ? Certes, elle ne saurait être négligée, la vigne dont les apôtres sont les pampres, le Seigneur le ceps et son Père le vigneron. Plantée dans la foi, elle jette ses racines dans la charité, elle est labourée comme avec le sarcloir de la discipline, fumée avec les larmes de la pénitence, arrosée par les discours des prédicateurs ; voilà comment elle donne du vin en abondance, mais un vin qui cause la joie, non la débauche, un vin qui est plein de douceur et exempt de toute impureté. Ce vin est celui qui réjouit le cœur de l’homme et dont les anges boivent avec plaisir. Car ils ressentent de la joie à la conversion et à la pénitence des pécheurs, parce qu’ils sont altérés du salut des hommes. Les larmes des pénitents sont leur vin, parce que dans ces larmes ils trouvent l’odeur de la vie, la saveur de la grâce, le goût du pardon, la joie de la réconciliation, la santé de l’innocence recouvrée et la douceur d’une conscience sereine. »[5]
Ce mystère de la vigne, nous en célébrons le sommet à la Messe. L’Eucharistie est comme une nouvelle floraison de cette vigne qui est le Christ « total » : à la fois glorieux au Ciel, et présent sur terre dans ses membres. Le Père suscite cette réponse d’amour de l’Église et c’est le Christ qui la réalise par son mystère pascal rendu présent sur l’autel et auquel nous sommes invités à communier. L’Esprit anime cette offrande comme la sève dans les sarments. Notre vie en est profondément renouvelée, comme l’expliquait le pape Benoît :
« Dans la sainte Eucharistie, il nous attire tous à lui depuis la croix (Jn 12, 32) et nous fait devenir des sarments de la vigne qu’Il est lui-même. Si nous demeurons unis à lui, alors nous porterons du fruit nous aussi, alors, nous aussi, nous ne produirons plus le vinaigre de l’autosuffisance, du mécontentement de Dieu et de sa création, mais le bon vin de la joie de Dieu et de l’amour envers le prochain. »[6]
Nous pouvons reprendre cette belle prière de saint Jean-Paul II pour les vocations, ces « vignerons » dont le Christ a besoin aujourd’hui :
« Père Saint, regarde notre humanité que voici ; elle fait ses premiers pas sur la route du troisième millénaire. Sa vie est encore fortement marquée par la haine, la violence, l’oppression, mais la faim de justice, de vérité et de grâce trouve encore de l’espace dans le cœur de tant de personnes qui attendent celui qui portera le salut, réalisé par toi grâce à ton Fils Jésus.
Le monde a besoin de hérauts courageux de l’Évangile, de serviteurs généreux de l’humanité souffrante. Envoie à ton Église, nous t’en prions, de saints prêtres pour qu’ils sanctifient ton peuple avec les instruments de ta grâce.
Envoie de nombreuses âmes consacrées, pour qu’elles manifestent ta sainteté au milieu du monde.Envoie dans ta vigne de saints ouvriers, pour qu’ils travaillent avec l’ardeur de la charité et que, poussés par ton Esprit Saint, ils portent le salut du Christ
jusqu’aux extrémités de la terre. Amen. »[7]
[1] François Mauriac, Vie de Jésus, Flammarion 1936, p. 201.
[2] Benoît XVI, Homélie du 2 octobre 2005.
[3] Saint Bernard, Sermons sur le Cantique, traduction Charpentier (Vivès, 1866), XXX, 6.
[4] Benoît XVI, Homélie du 2 octobre 2005..
[5] Saint Bernard, Sermons sur le Cantique, traduction Charpentier (Vivès, 1866), XXX, 3.
[6] Benoît XVI, Homélie du 2 octobre 2005.
[7] Jean Paul II, Message pour la journée des vocations, 2002.