« La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël » (Is 5,7) : toute la liturgie de la Parole, ce dimanche, est dominée par la grande métaphore de la vigne. Le prophète Isaïe nous présente le contentieux entre Dieu et son peuple à travers l’aventure d’une vigne choyée par son propriétaire, puis abandonnée (Is 5) ; le psalmiste supplie Dieu pour la vigne (Ps 80) ; Jésus, enfin, nous raconte une parabole d’une portée extraordinaire, où toute l’histoire du Salut est concentrée : celle des « vignerons homicides » (Mt 21).
La vigne remplit une place particulière dans la Bible. Melchisédech apporte à Abraham du vin, un produit inconnu des nomades. La vigne et le vin sont alors symbole d’union spirituelle et de réjouissance. Dans le Cantique des Cantiques la vigne exprime la consommation de l’amour de Dieu pour son peuple. Lors de l’entrée en Terre Sainte, les messagers envoyés par Moïse rapportent d’Eshkol une grappe de taille démesurée qui symbolise l’accomplissement de la promesse de Dieu. Il n’est donc pas étonnant que le premier signe accompli par Jésus en Jean 2 soit la transformation de l’eau en vin, annonce de la plénitude des temps et du salut dans le Christ
Commençons donc par cette belle description de la vigne et de sa valeur naturelle :
« Peu de cultures dépendent autant que la vigne, à la fois du travail attentif et ingénieux de l’homme, et du rythme des saisons. La Palestine, terre de vignobles, enseigne à Israël à goûter les fruits de la terre, à mettre tout son cœur à une tâche prometteuse, mais aussi à tout attendre de la générosité divine. D’autre part, la vigne, si précieuse, a quelque chose de mystérieux. Elle ne vaut que par son fruit. Son bois est sans valeur (cf. Ez 15), et ses sarments stériles ne sont bons que pour le feu (Jn 15) ; mais son fruit réjouit “dieux et hommes” (Jg 9,13) ; la vigne cache donc un mystère plus profond : si elle apporte la joie au cœur de l’homme (Ps 104), il est une vigne dont le fruit est la joie de Dieu… »[1]
Isaïe, le grand poète d’Israël, a perçu profondément cette joie du Seigneur, son attention amoureuse vis-à-vis d’Israël ; il l’exprime avec force : « la vigne magnifique, chantez-la ! Moi, le Seigneur, j’en suis le gardien, de temps en temps, je l’irrigue ; pour qu’on ne lui fasse pas de mal, nuit et jour je la garde » (Is 27,2-3). Dans la première lecture (Is 5), Isaïe s’identifie avec « l’ami du bien-aimé », c’est-à-dire l’homme de Dieu, qui devrait chanter la joie de l’époux se réjouissant face à l’épouse ; mais bien vite son chant devient amer et se change en une plainte douloureuse. L’épouse n’est pas fidèle, la vigne ne produit que de mauvais fruits, et le courroux divin a toute la force d’un amour trompé.
L’accusation est très claire : « Dieu attendait de son peuple le droit, et voici le crime ; il en attendait la justice, et voici les cris » (Is 5,7). Le châtiment va donc s’abattre sur le peuple : la vigne sera abandonnée, dévastée par les bêtes, condamnée à mourir de soif. Toutes les vicissitudes du peuple d’Israël entrent dans cette description : le joug de Babylone, la destruction du Temple, l’Exil humiliant, les guerres dévastatrices, la pauvreté et la faim qui ne cessent d’affliger le peuple pourtant élu par le Seigneur.
Isaïe exprimait le « point de vue divin », l’amour déçu de Dieu, pour expliquer l’origine de tant de calamités ; le psalmiste nous offre quant à lui le « point de vue humain », sous forme d’une longue complainte (Ps 80), celle du peuple pécheur, abandonné par son Dieu:
- Il se souvient des hauts faits du Seigneur : l’Exode, la conquête de la Terre Sainte, le Royaume de David… la vigne est alors parvenue à la splendeur de sa maturité : « Elle étendait ses sarments jusqu’à la mer » (v.12) ;
Les puissances étrangères l’ont pourtant conquise, l’exploitent sans retenue, et la condamnent à l’humiliante pauvreté : « Tous les passants y grappillent en chemin » (v.13) ; - Le psalmiste ne désespère pas : Dieu demeure le Seigneur d’Israël, et n’abandonnera pas sa vigne ; il le supplie d’intervenir de nouveau : « Visite cette vigne, protège-la » (v.15) ;
- En contrepartie, le peuple s’engage à la fidélité : « jamais plus nous n’irons loin de toi » (v.19) ; il proclame ce cri de foi si beau et si poignant : « Que ton visage s’éclaire, et nous serons sauvés ! » (v.20).
Avec cet arrière-fond biblique, l’auditoire de Jésus a parfaitement saisi le sens de son discours lorsqu’il commence le récit de sa parabole par « Un homme était propriétaire d’un domaine… ». Mais il change subtilement la présentation d’Isaïe : l’accent n’est plus mis sur la vigne, mais sur les vignerons ; implicitement, il se fait donc l’avocat du peuple. La vigne n’est pas en bonne santé. Mais la faute en revient aux vignerons : c’est leur comportement qui est dénoncé par la parabole. Tout le contexte de ce chapitre 21 de Matthieu est celui d’un affrontement entre les autorités du peuple et Jésus : après la parabole des « ouvriers de la onzième heure », et celle des « deux fils », cette parabole des « vignerons homicides » constitue le dévoilement le plus cru du drame qui se noue à Jérusalem. Personne ne s’y trompe : « Les grands prêtres et les Pharisiens, en entendant ses paraboles, comprirent bien qu’il les visait. » (v.45).
Le peuple élu n’a cessé d’être rebelle et ne produit pas de bons fruits, certes, mais Jésus est précisément allé à la rencontre des pécheurs, les tirant de leur profonde misère morale. En effet, le Christ ne s’en tient pas à une dénonciation prophétique dans le Temple, à la manière de Jérémie (cf. Jr 7) ; il s’insère lui-même explicitement dans la parabole qui met en scène toute l’histoire du Salut : « Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : ‘Ils respecteront mon fils’ » (v.37). Pourrait-on imaginer une présentation plus émouvante de l’Incarnation ?
Soulignons combien le comportement des vignerons, dans la parabole, est irrationnel : croyaient-ils vraiment « recevoir la vigne en héritage » ? Comme Adam et Eve au jardin d’Eden, ils décident de couper le lieu de dépendance avec Dieu, de devenir les seuls propriétaires d’une existence qu’ils ne tiennent pas d’eux-mêmes. Le mal les a aveuglés, et leur crime apparaît dans toute sa laideur, comme les frères de Joseph qui se disaient entre eux, sans autre logique que la haine : « Voilà l’homme aux songes qui arrive ! Maintenant, venez, tuons-le et jetons-le dans n’importe quelle citerne ; nous dirons qu’une bête féroce l’a dévoré. Nous allons voir ce qu’il adviendra de ses songes ! » (Gn 37,19-20) ; on se souvient également du crime de Jézabel et Achab pour s’approprier de la vigne de Nabot (1R 21). Férocité du cœur humain, enfermé dans les ténèbres, qui ne supporte pas la bonté divine et veut étouffer la lumière.
Comme pour Joseph, c’est précisément le crime qui conduira, à l’insu des criminels, au triomphe du Juste et au salut de la multitude. Jésus n’explique pas seulement sa Passion, mais il anticipe aussi sa Résurrection en citant le Psaume 118. Il dit donc clairement à ses adversaires, les « bâtisseurs » ou les « vignerons », qu’ils vont le rejeter comme on méprise une pierre de peu de valeur, qui ne s’insère pas dans leur projet tout humain de gloire éphémère ; mais il deviendra, par l’œuvre de son Père, la « pierre d’angle », c’est-à-dire la pierre qui est située au sommet de l’œuvre et la soutient toute entière (ou celle qui en est le fondement, selon une autre interprétation).
Matthieu insiste alors sur cette transition délicate dans l’histoire du Salut, qu’il a lui-même vécue à la première personne : le passage d’Israël, la vigne des prophètes, à l’Église, la vigne des apôtres. « Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui lui fera produire son fruit » (v.43). Le Catéchisme reprend la métaphore de la vigne pour expliquer le mystère de l’Église :
« L’Église est le terrain de culture, le champ de Dieu (1 Co 3, 9). Dans ce champ croît l’antique olivier dont les patriarches furent la racine sainte et en lequel s’opère et s’opérera la réconciliation entre Juifs et Gentils (cf. Rm 11, 13-26). Elle fut plantée par le Vigneron céleste comme une vigne choisie (cf. Mt 21, 33-43 par. ; cf. Is 5, 1-7). La Vigne véritable, c’est le Christ : c’est lui qui donne vie et fécondité aux rameaux que nous sommes : par l’Église nous demeurons en lui, sans qui nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 1-5). »[2]
La liturgie nous offre, dans la 4e prière eucharistique, une très belle présentation de ce mystère de l’histoire du Salut, où Dieu le Père se penche avec amour sur sa vigne :
« Dans ta miséricorde [Père très saint], tu es venu en aide à tous les hommes pour qu’ils te cherchent et puissent te trouver. Tu as multiplié les alliances avec eux, et tu les as formés, par les prophètes, dans l’espérance du salut.
Tu as tellement aimé le monde, Père très saint, que tu nous as envoyé ton propre Fils, lorsque les temps furent accomplis, pour qu’il soit notre Sauveur. […] Pour accomplir le dessein de ton amour, il s’est livré lui-même à la mort, et, par sa résurrection, il a détruit la mort et renouvelé la vie… »[3]
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[1] Article Vigne dans Vocabulaire de théologie biblique, Xavier Léon-Dufour (ed.).
[3] Missel romain, Prière eucharistique IV.