La parabole de l’évangile se déroule sur toute une journée. Matthieu insiste sur ce déploiement du temps : il nous décrit le maître qui sort de bon matin, puis vers neuf heures, midi, trois heures… vient finalement la fin de l’après-midi, la « onzième heure » selon la désignation romaine, traduit dans notre lectionnaire par « cinq heures ». Puis la scène de la rétribution, « le soir venu ». Que représente cette journée, sinon le fait que Dieu et l’homme se rencontrent sur la scène de l’histoire humaine ? Dieu est éternel et ne connaît pas le changement ; nous sommes au contraire dans le temps ; entre lui et nous se trouve la vigne qui demeure et grandit, comme un espace intermédiaire qui transcende nos brèves existences. Le Peuple d’Israël, transformé en Église par Jésus, est cette vigne. Le maître plein de générosité est le Seigneur. Nous pouvons contempler sa bonté à l’œuvre dans l’histoire, depuis la perspective universelle de tout le genre humain jusqu’à notre petite histoire individuelle. La parabole déploie alors de surprenantes virtualités.
Sur la scène de l’histoire universelle
Les Pères de l’Église ont aimé contempler l’histoire de toute l’humanité selon des étapes différentes, à la suite de la Bible ; la parabole est alors une illustration de l’histoire du Salut qui se réalise en étapes successives. Saint Hilaire écrit par exemple :
« À la première heure, déduite de l’indication du matin, il faut reconnaître l’époque du testament fixé au moment de Noé, dans la troisième heure celui du temps d’Abraham, dans la sixième celui du temps de Moïse, dans la neuvième celui du temps de David et des prophètes. On trouve en effet qu’ils ont successivement institué pour le genre humain autant de testaments que l’on compte de sorties sur la place. »[1]
Dans cette perspective, nous sommes frappés par la sollicitude du maître pour sa vigne : Dieu « sort » et établit de multiples alliances avec nous parce qu’il veut prendre soin du genre humain, en lui redisant : « tu as du prix à mes yeux, tu as de la valeur et je t’aime » (Is 43, 4).
Il n’épargne pas les moyens, et on le sent pressé par l’urgence : il faut embaucher des ouvriers, toujours plus ; car en dehors de la vigne il n’y a pas d’autre projet pour l’homme. Où ira finir l’humanité, si ce n’est dans la vigne préparée par le Père ? Même une heure de travail a sa valeur et suffit à orienter un cœur vers Dieu. Nous y voyons la figure de Dieu le Père, à la fois Providence universelle qui conduit tout l’univers vers son accomplissement, et Père d’Israël qui intervient dans son histoire.
Quel est son but, sa préoccupation unique ? Que toute l’humanité soit greffée sur sa vigne, c’est-à-dire Israël, et forme l’Eglise. Saint Jean développera cette image : « Je suis la vigne véritable, et mon Père est le vigneron » (Jn 15,1). Un jour, « le soir venu », lorsque l’histoire de l’humanité arrivera à son terme, il pourra enfin recueillir le fruit complet de cette vigne : l’Assemblée des élus, que son Fils lui offrira avec une joie inexprimable. Saint Paul écrit : « lorsque toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous » (1Co 15,28).
Alors que les tribulations sociales et politiques secouent le monde, cette parabole vient donc nous dévoiler le sens profond de l’histoire. Non pas des civilisations qui s’entrechoquent au gré du hasard ; non pas un progrès purement humain vers une émancipation illusoire ; mais une vigne qui grandit sous les soins attentifs d’un Père, qui nous appelle à y collaborer comme fils ; la différence est immense ! Le pape Benoît XVI nous donnait une belle description de cette perspective :
« Tel est donc le dessein de Dieu: répandre sur l’humanité et sur l’univers tout entier son amour qui engendre la vie. Ce n’est pas un processus spectaculaire; c’est un processus humble, qui porte cependant avec soi la vraie force de l’avenir et de l’histoire. C’est donc un projet que le Seigneur veut réaliser dans le respect de notre liberté, car l’amour par sa nature ne peut pas être imposé. L’Église est alors, dans le Christ, l’espace d’accueil et de médiation de l’amour de Dieu. »[2]
Sur la scène de l’évangélisation
Nous pouvons aussi restreindre notre horizon et nous limiter à la vie de l’Église : les ouvriers qui se succèdent représentent autant d’étapes dans l’évangélisation. C’est le sens littéral des paroles de Jésus : passage des vignerons d’Israël aux apôtres, les derniers venus. C’est aussi le sens sous la plume de Matthieu, alors que les païens entrent dans l’Église : ils reçoivent la même récompense alors qu’ils n’ont été greffés à Israël que sur le tard. Saint Paul invitera ainsi ces « ouvriers de la onzième heure » à ne pas se glorifier, mais à recevoir cette grâce en toute humilité : « si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que toi, sauvageon d’olivier tu as été greffé parmi elles pour bénéficier avec elles de la sève de l’olivier, ne va pas te glorifier aux dépens des branches. Ou si tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte… » (Rom 11,17-18).
Quel sens pour nous aujourd’hui ? L’évangélisation continue à se déployer dans le temps, et les occasions ne manquent pas de se retrouver dans la situation d’ouvriers « de la première heure », ou bien « derniers venus ». Au niveau des nations, par exemple : tel pays d’Europe pourrait se sentir supérieur à tel autre pays récemment converti… S’appuyer sur l’Évangile pour s’enorgueillir, quel étrange paradoxe !
Pour la « nouvelle évangélisation », nous rencontrons aussi bien des difficultés à accueillir les nouveaux charismes avec bienveillance. Lorsqu’un groupe ecclésial adopte une nouvelle façon de vivre l’Evangile, bien des jugements s’abattent sur lui avec peu de charité. Sommes-nous disposés à nous laisser surprendre par l’Esprit Saint, qui renouvelle toutes choses et appelle de nouveaux ouvriers, d’un style différent, à sa vigne ? Qu’il est difficile, pour nos cœurs encore à convertir, de reconnaître et d’apprécier les dons spirituels que les autres reçoivent ! Si mon frère reçoit un denier, ce ne devrait pas être un motif d’envie, mais de louange au Maître si généreux !
Les ouvriers de la parabole semblent très divisés entre eux ; dans l’évangélisation, au contraire, l’Esprit nous pousse à la communion dans la diversité, selon le pape François :
« Quand c’est nous qui voulons faire la diversité et que nous nous fermons sur nos particularismes, sur nos exclusivismes, nous apportons la division ; et quand c’est nous qui voulons faire l’unité selon nos desseins humains, nous finissons par apporter l’uniformité, l’homogénéité. Si au contraire, nous nous laissons guider par l’Esprit, la richesse, la variété, la diversité ne deviennent jamais conflit, parce qu’il nous pousse à vivre la variété dans la communion de l’Église. »[3]
Sur la scène de notre vie personnelle
La parabole s’applique également à la vie personnelle. Selon nos histoires, nos appels et surtout notre volonté de nous convertir vraiment, nous entrons dans la vigne du Seigneur à des heures différentes de l’existence. L’histoire des saints l’illustre : certains sont profondément unis à Dieu très jeunes comme Dominique Savio ou les voyants de Fatima ; d’autres le sont au tout début de l’âge adulte comme Thérèse de Lisieux ou Louis de Gonzague ; d’autres plus tard comme Augustin, François d’Assise. Et chacun reçoit en plénitude la même récompense.
Les saints, qui sont parfaitement entrés dans la logique de l’amour, acceptent cette récompense « indifférenciée », car ils se réjouissent que leurs frères soient sauvés comme eux. Mais Jésus prévient les bien-pensants que nous sommes parfois : nous ne précéderons pas ceux dont le parcours et plus lent ou plus tardif. Et ce doit être une joie pour nous, si nous avons à cœur d’évangéliser en vue du bonheur universel. Saint Augustin nous l’explique :
« Quand il s’agira de recevoir la récompense, nous serons tous à égalité, les premiers comme s’ils étaient les derniers, et les derniers comme s’ils étaient les premiers. Puisque aussi bien la pièce d’argent de la parabole est la vie éternelle, sa possession sera aussi la même pour tous. Néanmoins, en raison de la diversité des mérites, l’un resplendira plus, l’autre moins. Quant à la vie éternelle, elle sera la même pour tous, car ce qui est éternel ne durera ni plus longtemps pour l’un, ni moins longtemps pour l’autre; ce qui n’a pas de fin n’en aura ni pour moi ni pour toi. Alors, autre sera la splendeur de la chasteté conjugale, autre la gloire de la pureté virginale. Le fruit des bonnes œuvres brillera de tel éclat, la couronne de la passion de tel autre, la gloire de l’un différera de celle de l’autre. Mais pour ce qui est de la vie éternelle, l’un ne vivra pas plus que l’autre, ni celui-ci plus que celui-là. En effet, chacun vivra également sans fin, tout en possédant sa propre gloire : car la pièce d’argent, c’est la vie éternelle ! »[4]
Deux attitudes s’offrent à nous lorsque nous servons Dieu et l’Église : soit se comporter strictement comme des salariés, soit s’ouvrir à la relation filiale avec le Maître.
Le premier cas est plus fréquent qu’il n’y paraît. Nous aimons Dieu et nous nous donnons à l’Église avec générosité ; mais pourquoi ? Inconsciemment, nous pouvons concevoir Dieu comme un maître exigeant, seulement préoccupé par « ses intérêts », dont nous percevons la grandeur et la noblesse, mais qui ne seraient pas les nôtres. Une logique du « donnant-donnant » peut s’établir : Dieu m’aimerait dans la mesure où je travaille à sa vigne, et que je lui rapporte des fruits. C’est le cas du fils aîné dans la parabole du fils prodigue. Nous sommes de bons serviteurs et nous attendons d’être rémunérés comme des salariés alors que nous sommes des fils : « tu ne m’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis »… réponse : « mon fils, tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15,31). On rencontre souvent, dans l’accompagnement spirituel, ce genre de relation infantilisante. Le fidèle s’efforce d’offrir le plus possible au Seigneur, comme s’il était un mercenaire dont la récompense dépend du butin accumulé.
Mais lorsque les fruits visibles ne sont pas au rendez-vous, la déception et l’amertume apparaissent bien vite, qui sont une pente glissante vers le désespoir. Le démon aura ainsi réalisé son dessein : défigurer notre image de Dieu pour nous séparer de lui. « Prends ce qui te revient, et va-t’en », cette phrase n’est-elle pas terrible ? Ne montre-t-elle pas l’enfermement de cette âme qui récrimine contre son maître ? La justification du maître paraît un appel à la conversion : « ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ? »
Grâce à Jésus, nous savons que le Maître de la vigne est un Père plein de bonté : Il ne nous utilise pas comme des instruments, mais nous appelle à collaborer avec lui comme des fils. La différence est abyssale : un instrument ne vaut que dans la mesure où il est utile ; sinon, on le jette, comme un salarié dont l’entreprise se défait pour améliorer ses résultats. Un fils, par contre, vaut par lui-même. Le fils peut se tromper, arriver sur le tard, ne faire qu’une partie du travail ; s’il est bien disposé, son Père trouvera toujours le moyen de le justifier : « personne ne l’avait embauché… ». La « récompense » est cette communion de vie avec le Père, qui ne dépend que d’une chose : l’ouverture du cœur. Précisément celle qui manque à l’ouvrier qui récriminait, et qui se retrouve seul.
Nous pourrions donc interpréter ainsi la parabole : dans cette longue journée qui est notre vie de service au Seigneur, les premières motivations – le désir d’être utile, l’attrait pour la prière… – ont pu être légitimes, et reçoivent une juste récompense. Mais le Seigneur veut susciter en nous la motivation plus profonde qui est l’amour filial. Non plus mercenaire, mais fils : c’est un chemin de conversion qui prend parfois des années. Peu importe le temps perdu : la rétribution finale, qui est la vie éternelle, nous sera donnée en surabondance.
Parmi les grands saints de notre histoire, ceux qui se sont retrouvés à charge de la vigne du Seigneur ont expérimenté profondément cette aspiration du maître de la vigne : trouver des ouvriers qui soient vraiment dédiés à leur mission. Par exemple, saint Vincent de Paul écrivait dans une lettre :
« Toutes choses vont leur petit train en la compagnie, et il me semble qu’elle travaille partout à la vertu et à la vigne du Seigneur, dans les manières qu’il le demande d’elle, et, par sa miséricorde, avec le succès que nous pouvons désirer. On nous demande des hommes de tous côtés, mais nous en manquons. O Dieu ! Monsieur, qu’un bon missionnaire est un grand trésor, et qu’il y a peu de gens au monde qui veuillent servir Dieu et son Église dans la pureté de la foi, dans le détachement des créatures et l’abnégation de soi-même. Cependant c’est ainsi que notre sainte religion a été établie et répandue, c’est ainsi qu’elle se maintiendra et c’est ainsi qu’il faut tâcher de relever les brèches arrivées par le relâchement des ouvriers évangéliques. Demandons sans cesse à Notre-Seigneur, Monsieur, qu’il en envoie de bons et qu’il anime de son esprit l’état ecclésiastique. »[5]
La parabole est ainsi l’occasion de prier pour les vocations, et nous pouvons utiliser cette belle prière de Benoît XVI :
Ô Père, fais se lever parmi les chrétiens
de nombreuses et saintes vocations au sacerdoce,
qui maintiennent la foi vivante
et gardent une mémoire pleine de gratitude de ton Fils Jésus,
par la prédication de sa Parole
et l’administration des Sacrements,
par lesquels tu renouvelles continuellement tes fidèles.Donne-nous de saints ministres de ton autel,
qui soient d’attentifs et fervents gardiens de l’Eucharistie,
sacrement du don suprême du Christ
pour la rédemption du monde.[6]
[1] Saint Hilaire, Sur Matthieu II, Sources chrétiennes N° 258, p. 107.
[2] Benoît XVI, Homélie du 15 juin 2008.
[3] Pape François, Homélie du 19 mai 2013.
[4] Saint Augustin Sermon 87, 1,4-6.
[5] Saint Vincent de Paul, Lettre à Guillaume Desdames (supérieur), 18 juin 1660.
[6] Pape Benoît XVI, Message pour la journée des vocations, 2006.