La liturgie continue de nous proposer les directives de Jésus pour la vie en communauté (Mt 18) : après l’exigence de la vérité, la semaine dernière, voici l’exigence du pardon, illustrée par une parabole saisissante. Des dettes faramineuses ou ridicules, des comptes à rendre, une famille vendue en esclavage, un serviteur livré au bourreau. Tout un univers aux images fortes pour inviter les chrétiens, siècle après siècle, à pardonner du fond de leur cœur et sans limite.
La Sagesse d’Israël avait déjà perçu cette importance du pardon : la première lecture, tirée de Ben Sira (Sir 28), nous présente un petit recueil de sentences autour du thème de la rancune, de la vengeance et du pardon. Ces phrases courtes et bien construites, pour frapper l’attention de l’auditoire et se nicher dans sa mémoire, étaient utilisées pour l’instruction de la jeunesse, et l’inviter à mener une vie vertueuse illuminée par la religion des pères : « Le principe de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur » (Sir 1,14). C’est pourquoi l’auteur, dans sa pédagogie, alterne les moyens littéraires, par exemple :
- le jugement de valeur dans l’abstrait : « rancune et colère, voilà des choses abominables » (27,30)
- l’exhortation à la vertu : « pense à ton sort final et renonce à toute haine » (28,5)
- le raisonnement moral : « si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander à Dieu la guérison ? » (v.3)
En fait, chacune des huit sentences (une par verset) utilise le même argument : l’homme reçoit, dans sa relation avec Dieu, ce qu’il sème dans les relations fraternelles. S’il vit le mal, par la vengeance, la rancune ou la colère, comment attendre de Dieu la clémence ? Une seule sentence est positive : « Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis. » (v.2), et c’est exactement le thème de l’évangile du jour.
Face aux invitations répétées de Jésus à la Miséricorde, face à ses gestes d’accueil des pécheurs, l’apôtre Pierre s’inquiète pour la vie de la communauté : dans quelles limites raisonnables pratiquer le pardon fraternel ? Alors que le Christ vient de confirmer solennellement le pouvoir de lier et délier (Mt 18,18), on comprend son inquiétude, à la tête de la communauté des croyants, une assemblée très humaine, aux multiples conflits et tensions. La réponse de Jésus est radicale : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à 70 fois sept fois ! » Où trouver les ressources pour une telle générosité ? La parabole nous offre une piste.
Elle se déroule sur deux plans successifs : la relation entre un roi et un serviteur ; puis celle de ce serviteur avec l’un de ses compagnons. Il s’agit donc des mêmes plans que dans le livre de Ben Sira : la relation entre l’homme et Dieu, qui est toujours la figure du roi dans les paraboles, et les relations fraternelles entre égaux.
Dans le premier cas, la dette est faramineuse, mais pardonnée par compassion. Notons que le roi aurait pu prendre une décision plus mesurée, en admettant par exemple un délai raisonnable pour le remboursement, comme le lui demande le serviteur : « prends patience… ». Une remise partielle de la dette aurait été une autre possibilité. Mais non : le pardon est total, immédiat, gracieux. Miséricorde impressionnante d’un Dieu généreux, bien loin de nos calculs humains dont l’étroitesse se cachait dans la question de Pierre : « jusqu’à sept fois ? ».
Dans le second cas, la dette est modique ; c’est la rancune qui est disproportionné et le serviteur impitoyable. Notons l’ironie : l’endetté fait une prière pour obtenir le pardon « prends patience envers moi, et je te rembourserai » ; c’est la même prière que son débiteur venait d’utiliser face au roi, et qui avait été efficace. Elle bute ici sur le refus de la clémence, ce qui est d’autant plus scandaleux.
Le reproche fait par le maître au serviteur exprime en termes nouveaux la vérité exposée par Ben Sira : si Dieu nous pardonne autant, comment pourrions-nous retenir les dettes de nos frères ? Surgissent alors les conséquences ultimes de cette mauvaise conduite égoïste : « son maître le livra aux bourreaux, jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait » (v.34). Aussi rapidement que la clémence initiale, la justice s’abat sur le mauvais serviteur, implacable : ce qui est dû devra être remboursé, dans la douleur.
La conclusion du Christ est encore plus sévère : « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera… » (v.35). Nous avons déjà rencontré cette sévérité dans l’évangile de Matthieu : il nous montre certes la grandeur de la Miséricorde, dans la première partie de la parabole ; mais il nous rappelle, in fine, les exigences de la justice, c’est-à-dire de la vérité. Le roi fait clémence au serviteur, et c’est la lumière qui pénètre dans les ténèbres de son cœur ; mais ce cœur est capable de rejeter la lumière et de s’enfermer dans son égoïsme ; alors le roi, respectueux de la liberté, est « obligé » de laisser l’âme aller jusqu’au bout de son choix.
Le Catéchisme, dans la section sur la prière, commente cette expression du Notre Père : « … comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (n.2842), et relève ainsi que tout se joue dans le secret du cœur :
« La parabole du serviteur impitoyable, qui couronne l’enseignement du Seigneur sur la communion ecclésiale (cf. Mt 18, 23-35), s’achève sur cette parole : » C’est ainsi que vous traitera mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur « . C’est là, en effet, » au fond du cœur » que tout se noue et se dénoue. Il n’est pas en notre pouvoir de ne plus sentir et d’oublier l’offense ; mais le cœur qui s’offre à l’Esprit Saint retourne la blessure en compassion et purifie la mémoire en transformant l’offense en intercession. »[1]
Qu’aurait donc dû faire le serviteur ? Avoir pitié de son compagnon, certes, mais comment faire naître ce sentiment dans son cœur, comment laisser l’Esprit modeler un cœur miséricordieux ?
Le Psaume 103 (102) nous offre un chemin spirituel très concret : il s’agit de louer le Seigneur pour les bienfaits reçus. En sortant de son premier procès, le serviteur aurait dû laisser jaillir en son intérieur cette action de grâces : « Bénis le Seigneur, ô mon âme… » (v.1). La louange dilate le cœur. En réfléchissant sur les bienfaits de Dieu, il aurait pris peu à peu conscience de sa pauvreté et de son péché.
L’Esprit aurait ainsi orné son cœur de la vertu des âmes nobles, la gratitude, qui porte à énumérer les bienfaits reçus : « Car il pardonne toutes tes offenses… » (v.3). Son cœur ne serait plus centré sur lui-même, il serait libéré de l’égoïsme, et s’élèverait à la contemplation du Seigneur lui-même, dans son attribut qui est le plus grand, la Miséricorde : « il met loin de nous nos péchés » (v.12).
En réalité, le roi a pardonné au serviteur, mais celui-ci n’a pas compris le geste du roi et sa générosité. Le serviteur a vu qu’il allait souffrir des conséquences de sa dette – son péché – et a cherché une échappatoire. Il n’a pas mesuré le fossé qui sépare la grandeur du roi et sa propre condition misérable. Il n’a pas vu la bonté surabondante. Il n’a pensé qu’à une seule chose : écarter le danger. C’est pour cela qu’il ne peut pas rendre grâce ni faire à son tour miséricorde. De fait, il n’est pas entré dans la logique miséricordieuse de Dieu.
Avec ce serviteur, nous pouvons nous interroger : est-ce que j’accède au sacrement de la réconciliation avec une vraie contrition et le sens du fossé qui me sépare de la sainteté de Dieu, ou bien vais-je seulement soulager ma conscience de manière très « administrative » ? Lorsque je ressors de la confession ai-je un cœur reconnaissant et un élan d’amour envers celui qui m’a accueilli et pardonné ? Si c’est bien le cas, la miséricorde de Dieu doit m’imprégner et à, mon tour, je pourrai pardonner joyeusement à mes frères, qui sont pécheurs comme moi.
C’est ainsi que le Psaume vient compléter la parabole de l’évangile, un peu abrupte dans sa conclusion, en soulignant la magnanimité du roi dans la première confrontation avec le serviteur. Bien souvent nos rapports humains sont bloqués par la rancune et les reproches, explicites ou cachés ; cette bassesse n’existe pas en Dieu : « Il n’est pas pour toujours en procès, ne maintient pas sans fin ses reproches… » (v.9). Son amour s’étend sur nos cœurs et convertit nos égoïsmes, c’est pourquoi nous le supplions avec la liturgie :
« Dieu créateur et maître de toute chose, regarde-nous, et pour que nous ressentions l’effet de ton amour, accorde-nous de te servir avec un cœur sans partage. Par Jésus Christ… »[2]
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