Les lectures de ce dimanche abordent un thème difficile pour toute communauté chrétienne : la présence inquiétante du mal en son sein. Comme chrétiens, nous partageons bien la même foi et voulons vivre en communion, mais que faire lorsqu’un de nos frères adopte une attitude en contradiction nette avec cette foi et rompt la communion ?
Une première indication nous est donnée par Ezéchiel (Ez 33) : à la racine de sa vocation de prophète, se trouve l’appel à être un « veilleur », une sentinelle chargée de veiller sur le bien de la « maison d’Israël ». Au début du chapitre 33, le Seigneur a rappelé la fonction militaire des sentinelles sur les murailles de la ville : elles doivent avertir de l’imminence d’un danger, et ne peuvent se soustraire à leur obligation sous peine de faute grave.
De la même manière, le prophète a mission d’avertir le « méchant » lorsque le mal s’empare de lui. Reprendre le pécheur ne veut pas dire « prendre en défaut pour dénoncer », mais « protéger paternellement » pour éviter que l’homme ne se perde : « tu vas mourir ». C’est donc la miséricorde qui est à l’origine de la réprimande et non le désir de jugement. Face au pécheur endurci qui ne veut pas se convertir, l’alternative présentée par notre passage (vv.7-9) est assez simple : si le prophète n’accomplit pas son rôle d’avertissement, il sera considéré comme responsable du mal commis (je te demanderai compte de son sang) ; s’il avertit le méchant mais que celui-ci n’écoute pas, alors le prophète sera quitte devant Dieu : « tu auras sauvé ta vie » (v.9).
Le même chapitre 33 d’Ezéchiel discute ensuite tous les cas de figure possibles : si le méchant se convertit ou non, si la sentinelle a crié ou non, etc. Pour comprendre le caractère novateur de ce passage prophétique, il faut remonter à la conception de « sainteté » de l’Ancien Israël.
Le Peuple a été choisi par Dieu pour être saint en sa présence, par l’accomplissement de la Loi : « Soyez saints devant moi car moi, le Seigneur, je suis saint et je vous mettrai à part de tous ces peuples pour que vous soyez à moi. » (Lv 20,26) En conséquence, la loi prévoyait que pécheur devait être exclu de l’assemblée car il en profanait la sainteté : « il sera retranché de son Peuple », c’est la peine capitale infligée aux pécheurs pour les violations graves (par exemple Lv 7,20, ou Nb 19,13). Le but recherché n’était pas alors le salut individuel mais la « pureté » du peuple élu. Autrement dit, c’était l’attribut de sainteté de Dieu, et sa transcendance, qui dominait ; pas encore sa miséricorde.
Le message d’Ezéchiel en son chapitre 33 présente donc un grand progrès : le pécheur peut revenir et être pardonné ; la responsabilité individuelle fait lentement son apparition dans la vie religieuse d’Israël, contrebalançant l’exigence de sainteté collective. Son message est puissant : « Par ma vie, oracle du Seigneur, je ne prends pas plaisir à la mort du méchant, mais à la conversion du méchant qui change de conduite pour avoir la vie. Convertissez-vous, revenez de votre voie mauvaise. » (Ez 33,11). Mais la conversion nécessite une médiation puissante qui dénonce le mal pour réveiller la conscience personnelle du « méchant » : c’est le rôle du Prophète, le « guetteur pour la maison d’Israël » (v.7).
La « voix du Seigneur », qui appelle à la conversion, résonne donc dans la vie d’Israël tout au long de son histoire : c’est le thème du Psaume 95 (94), où l’épisode des infidélités au désert est rappelé. Au lieu appelé « Massa et Meriba » (tentation et provocation, selon l’étymologie), Moïse avait dû frapper le rocher pour donner de l’eau au Peuple en révolte (cf. Ex 17,7). Dieu invite son Peuple à ne pas répéter cette rébellion : « ne fermez pas votre cœur comme au désert… » (Ps 95,8) Le cœur libre peut alors chanter les louanges du Seigneur : « Venez, crions de joie » (v.1), et le Psaume décrit la liturgie dans le Temple (inclinez-vous, prosternez-vous, adorons…). Mais la question essentielle reste en suspens, comme une interpellation adressée à chaque génération de croyants pour qu’ils se convertissent du mal : « Aujourd’hui, écouterez-vous sa parole ? » (v.7).
Saint Paul, en deuxième lecture, reprend le même avertissement prophétique contre le mal, mais nuancé par sa tendresse envers les frères : « n’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel… » (Ro 13,8). Il rappelle que les chrétiens sont tenus d’observer les prescriptions morales de la Loi, celles du Décalogue, mais que cette même Loi a été menée à son accomplissement par le Christ. Le commandement de l’amour suffit pour éviter le mal – saint Augustin dira : « ama et fac quod vis », mais c’est Dieu qui nous donne la mesure de l’amour et non nous-même. Aussi les commandements restent-ils un moyen concret indispensable pour savoir si l’on est dans l’amour ou non.
Mais que faire lorsqu’un membre de la communauté ne vit pas selon cette règle de l’Évangile, et qu’il viole un commandement essentiel ? Saint Paul vient d’énumérer « adultère, meurtre, vol, convoitise… », sans se faire d’illusion : lui-même a été confronté à ce problème dans ses voyages missionnaires, comme par exemple à Corinthe : « On n’entend parler que d’inconduite parmi vous, et d’une inconduite telle qu’il n’en existe pas même chez les païens ; c’est à ce point que l’un de vous vit avec la femme de son père ! » (1Co 5,1).
L’évangile de ce dimanche (Mt 18) présente la réponse de Jésus à ce problème du « méchant », qui est crucial dans la vie des communautés d’hier et d’aujourd’hui.
Tout le chapitre 18 de Matthieu explique la vie dans l’Église, en commençant par l’idéal d’humilité : il faut « se faire comme un enfant » (vv.1-4) pour entrer dans le Royaume. Puis la prédication du Christ développe deux thèmes apparemment contradictoires : d’un côté, le rejet absolu de tout mal, un exercice de la « justice » qui est radical. « Malheur au scandale ! »… « Si ta main est occasion de péché, coupe-la ». D’un autre côté, l’appel à la miséricorde, tout aussi radical, à travers l’image de la brebis égarée (vv.12-14) et surtout la parabole du débiteur impitoyable (vv.23-35), que nous lirons la semaine prochaine. Comment concilier ces deux exigences opposées, la non-compromission avec le mal et le pardon généreux ? Le passage de cette semaine, au centre du chapitre, nous offre une indication précieuse.
La vie chrétienne exige de « vivre dans la vérité », et Jésus nous explique comment nous comporter lorsqu’un membre de la communauté, par son péché grave et manifeste, brise la communion. Le contexte nous indique qu’il pense à ces scandales énumérés par Paul : adultère, meurtre, vol, convoitise…, surtout s’ils sont commis par les « grands » de la communauté, c’est-à-dire ceux qui en ont la charge, et qu’ils provoquent le scandale des « petits ». Les paroles du Christ sont sans détour : « Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être englouti en pleine mer. » (v.6).
Jésus commence par caractériser le rapport qui doit présider à la correction du pécheur : un rapport fraternel : « si ton frère a commis un péché… » Autrement dit, il ne s’agit plus d’exclure un élément impur, ni même d’ostraciser un pécheur, tout entier identifié à son péché, il s’agit de « ton frère », celui qui est comme toi et envers qui tu as, quelles que soient les circonstances, « la dette de l’amour mutuel ».
Jésus mentionne ensuite l’issue recherchée par la correction fraternelle. Il ne s’agit pas de stigmatiser le frère mais de le faire revenir : « s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère » ; on sent là le frémissement joyeux du berger qui ramène la brebis. Les prêtres peuvent ici faire mémoire de cette joie profonde qu’ils ont ressentie, dans le sacrement de réconciliation, en ramenant leurs frères des désolations du péché à la source de la grâce, c’est-à-dire de la mort à la vie : « car ton frère que voilà était mort et il revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé. » (Luc 15, 32).
Comme dans l’épisode de la femme adultère, on note également la délicatesse de Jésus qui s’exprime par l’exigence de discrétion et l’usage de la gradualité. Il ne s’agit pas d’humilier mais de toucher: « va le trouver seul à seul » puis « prends encore avec toi une ou deux personnes » avant d’en venir à la communauté de l’Église.
La manière d’agir recommandée par Jésus rappelle le rôle prophétique qu’Ezéchiel jouait en son temps, et que chaque chrétien doit encore exercer. Le pape Benoît XVI le rappelait :
« Le Christ lui-même nous commande de reprendre le frère qui commet un péché (cf. Mt 18, 15). Le verbe utilisé pour définir la correction fraternelle – elenchein – est le même que celui qui indique la mission prophétique de la dénonciation propre aux chrétiens envers une génération qui s’adonne au mal (cf. Ep 5, 11). »[1]
Mais que faire en en cas de résistance acharnée ? Jésus envisage ce cas : « s’il refuse d’écouter l’Eglise, considère-le comme un païen et un publicain » (v.17). Il confirme solennellement ces paroles énergiques par l’expression « ce que vous aurez lié sur la terre… » que le Catéchisme nous explique ainsi :
« Les mots lier et délier signifient : celui que vous exclurez de votre communion, celui-là sera exclu de la communion avec Dieu ; celui que vous recevez de nouveau dans votre communion, Dieu l’accueillera aussi dans la sienne. La réconciliation avec l’Église est inséparable de la réconciliation avec Dieu. »[2]
Les paroles de Jésus semblent très dures, mais que disent-elles en réalité ? On remarque d’abord qu’elles ne signifient pas l’exclusion définitive du pécheur. Considérer comme un publicain et un pécheur ne veut pas dire rejeter et se détourner ; les publicains et les pécheurs, tout au long de l’Évangile, sont les brebis de prédilection de Jésus et cela lui vaut la réprobation des bien-pensants de son temps : « pourquoi votre maître prend-il son repas avec les publicains et les pécheurs ? » (Mc 2). Il ne s’agit pas de rejeter les personnes, mais Jésus nous invite, en certaines occasions, à dire très clairement la vérité sur leur conduite pour plusieurs raisons :
ne pas les laisser dans l’illusion sur elles-mêmes afin qu’elles puissent prendre conscience de la gravité de leur faute et revenir à Dieu ;
éviter que leur conduite n’en égare d’autres ;
rendre témoignage à la Vérité car on ne peut pas « appeler bien le mal et mal le bien, changer les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres » (Isaie 5, 20). Cela reviendrait à prendre la place de Dieu et Jésus défend jalousement la place du Père.
Enfin, Jésus termine en nous rappelant combien la conversion de nos frères dépend de nos relations fraternelles : la communauté est habitée par sa présence, elle est le lieu où les hommes peuvent le trouver et vivre en communion avec lui. À tel point que la prière des frères est toute-puissante devant le Père : « Si deux d’entre vous sur la terre… » La communauté chrétienne est donc le lieu où les croyants peuvent intercéder pour la conversion de leurs frères. Prions-nous pour les pécheurs ? Prions-nous pour les pécheurs de nos familles et de nos communautés avec amour ? Prions-nous ardemment et avec obstination en nous posant la question qui taraudait saint Dominique : « mon Dieu que vont devenir les pécheurs ? », comme s’ils étaient une part de lui-même et parce qu’ils sont effectivement des membres du corps du Christ ? La prière pour les pécheurs est une des conséquences du mystère ecclésial : « Car, de même que notre corps en son unité possède plus d’un membre et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres. » (Ro 12,4-5).
C’est cette réalité du « corps mystique du Christ », la communauté chrétienne, qui fonde les deux grandes exigences de l’Évangile : rejeter radicalement le mal, car le Corps est saint ; rechercher les pécheurs et pardonner leurs fautes, car le Corps se constitue comme une communion de misérables, qui ont été « réconciliés avec le Christ ».
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