Tout allait bien entre le Christ et ses disciples, pendant cette période de «retraite» dans la région de Césarée de Philippe. Pierre vient de recevoir la première grande responsabilité de l’Église, celle des clés, lorsque Jésus commence ce discours déroutant sur la Croix, provoquant la stupéfaction, l’incompréhension ses amis. Il lance hardiment, à toutes les générations de chrétiens, une invitation qui ressemble à une provocation: «Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive!» (Mt 16,24).
Essayons de recevoir pleinement ces paroles du Christ pour devenir, comme saint Pierre, les apôtres dont Il a besoin. Dans une conférence sur la nouvelle évangélisation, le cardinal Ratzinger soulignait l’importance de la Croix et sa place centrale dans la spiritualité chrétienne:
«Dans les reconstructions du «Jésus historique», le thème de la croix est en général dépourvu de signification. Selon une interprétation «bourgeoise», c’est un incident en soi évitable, sans valeur théologique; selon une interprétation révolutionnaire, c’est la mort héroïque d’un rebelle. La vérité est tout autre. La croix appartient au mystère divin – elle est l’expression de son amour jusqu’à la fin (Jn 13, 1). Suivre le Christ est participer à sa croix, s’unir à son amour, transformer notre vie, en donnant naissance à l’homme nouveau, créé selon Dieu. Celui qui oublie la croix oublie l’essence du christianisme.»[1]
Récemment en Égypte, le pape François exposait la même conviction:
«N’ayez pas peur du poids du quotidien, du poids des situations difficiles que certains d’entre vous doivent traverser. Nous vénérons la Sainte Croix, instrument et signe de notre salut. Qui échappe à la Croix échappe à la Résurrection!»[2]
Comment la Croix s’insère-t-elle au plus profond de notre expérience chrétienne? Comment la placer au cœur de notre spiritualité missionnaire? Distinguons plusieurs aspects: la transformation intérieure de l’apôtre, les événements extérieurs vécus avec le Christ, et l’efficacité de nos travaux.
Tout d’abord, notre transformation dans le Christ passe par une véritable croix, celle du renoncement: il s’agit de quitter le monde et ses mirages, d’extirper de notre cœur tous les attachements désordonnés, les idoles, de laisser l’Esprit Saint faire son œuvre en nous. Lorsque nous prions avec le psalmiste «mon âme a soif de toi… ton amour vaut mieux que la vie» (Ps 63), nous prenons conscience que notre âme est faite pour voler dans les hauteurs spirituelles de l’amour divin, et qu’elle doit pour cela s’arracher aux multiples liens qui la retiennent dans la médiocrité et le péché. C’est un chemin au double aspect: les renoncements multiples en font un chemin de croix, mais la présence de l’Esprit infuse la consolation spirituelle. Sainte Elisabeth de la Trinité pouvait ainsi écrire à sa cousine:
«Framboise, cette doctrine de mourir à soi-même, qui est cependant la loi pour toute âme chrétienne depuis que le Christ a dit: “Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il prenne sa croix et se renonce”, cette doctrine donc qui paraît si austère, est d’une suavité délicieuse lorsqu’on regarde le terme de cette mort, qui est la vie de Dieu mise à la place de notre vie de péché et de misères. […] Oh! Vois-tu, si nous pensions davantage aux origines de notre âme, les choses d’en bas nous paraîtraient si puériles que nous n’aurions que du mépris pour elles. Saint Pierre écrit dans une de ses épîtres “que nous sommes faits participants de la nature divine” et saint Paul recommande que nous “conservions jusqu’à la fin ce commencement de son Être qu’il nous a donné. ”»[3]
C’est la raison pour laquelle l’épisode qui suit l’évangile de ce jour est la Transfiguration: Croix et gloire sont intimement liées. L’ombre de la Croix est enveloppée de la lumière de Pâques. Le renoncement imposé aux disciples est compensé par l’exaltation du Thabor. Le catéchisme l’explique ainsi:
«À partir du jour où Pierre a confessé que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant, le Maître “commença de montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, y souffrir (…) être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter” (Mt 16, 21): Pierre refuse cette annonce (cf. Mt 16, 22-23), les autres ne la comprennent pas davantage (cf. Mt 17, 23; Lc 9, 45). C’est dans ce contexte que se situe l’épisode mystérieux de la Transfiguration de Jésus, sur une haute montagne, devant trois témoins choisis par lui: Pierre, Jacques et Jean.[4]
Par ailleurs, notre vie chrétienne ressemble à celle que Jésus a choisie sur cette terre: une vie de pauvreté et d’abandon dans l’humilité, une vie parsemée d’épreuves. Les circonstances concrètes nous offrent une multitude d’occasions pour prendre la croix chaque jour. Ces croix-là nous apparaissent souvent lourdes et injustes, et elles le sont vraiment: maladies, handicaps, pertes d’êtres chers, échecs personnels, trahisons, humiliations, solitude, vieillesse. Nous nous reconnaissons tous dans une ou plusieurs de ces catégories et lorsque ces croix nous frappent, nous commençons souvent par protester avec véhémence et à chercher par tous les moyens à les repousser ou à les nier. Si nous n’y parvenons pas, la tentation est grande de nous aigrir.
La réalité à laquelle nous appelle le Christ est tout autre: Il nous invite à voir dans toute épreuve acceptée et offerte une promesse de résurrection pour nous et pour le monde. Accepter et offrir les croix de notre vie c’est entrer dans le chemin du Christ, lui devenir semblable et commencer déjà à vivre de la résurrection. Le pape François l’exprime ainsi:
«Quand l’homme touche le fond de l’échec et de l’incapacité, quand il se défait de l’illusion d’être le meilleur, d’être autosuffisant, d’être le centre du monde, alors Dieu lui tend la main pour transformer sa nuit en aube, son affliction en joie, sa mort en résurrection, sa marche en un retour vers Jérusalem, c’est-à-dire vers la vie et la victoire de la Croix. […] Celui qui ne traverse pas l’expérience de la Croix jusqu’à la Vérité de la Résurrection s’auto-condamne au désespoir.»[5]
C’est ainsi que le Concile décrivait une spiritualité des laïcs, centrée sur la Croix, qui est si nécessaire pour la mission:
«La charité divine, qui “est répandue dans les cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné” (Rm 5, 5), rend les laïcs capables d’exprimer concrètement dans leur vie l’esprit des Béatitudes. Suivant Jésus pauvre, ils ne connaissent ni dépression dans la privation, ni orgueil dans l’abondance; imitant le Christ humble, ils ne deviennent pas avides d’une vaine gloire (cf. Ga 5, 26), mais ils s’efforcent de plaire à Dieu plutôt qu’aux hommes, toujours prêts à tout abandonner pour le Christ (cf. Lc 14, 26) et à souffrir persécution pour la justice (cf. Mt 5, 10) se souvenant de la parole du Seigneur: “Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive” (Mt 16, 24). Entretenant entre eux une amitié chrétienne, ils se prêtent un mutuel appui en toutes nécessités.»[6]
Enfin, la Croix de Jésus n’est pas seulement présente dans notre vie intérieure et dans les événements extérieurs: elle pénètre aussi toute notre action apostolique pour la féconder. Lorsque nous travaillons pour l’Évangile, dans un ministère ecclésial par exemple, nous associons volontiers le succès de nos entreprises à celui de l’Évangile. Il nous semble évident que le Seigneur devra bénir nos œuvres en leur assurant l’efficacité dont nous rêvons. Puis viennent les déceptions, les multiples échecs dans l’apostolat, et la tentation du découragement. Nous oublions facilement que la grande action par laquelle le Christ a accompli son œuvre est l’abaissement extrême de la Croix; si nous voulons contribuer à son œuvre de salut, il nous faut prendre le même chemin, à rebours de la frénésie d’efficacité et du besoin de reconnaissance qui animent notre société. Voilà donc une vérité facile à énoncer, mais qui est tellement déroutante que nous n’arriverons jamais à l’assimiler totalement. Le pape François l’expliquait dans Evangelii Gaudium:
«Une des plus sérieuses tentations qui étouffent la ferveur et l’audace est le sens de l’échec, qui nous transforment en pessimistes mécontents et déçus au visage assombri. Personne ne peut engager une bataille si auparavant il n’espère pas pleinement la victoire. Celui qui commence sans confiance a perdu d’avance la moitié de la bataille et enfouit ses talents. Même si c’est avec une douloureuse prise de conscience de ses propres limites, il faut avancer sans se tenir pour battu, et se rappeler ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul: “Ma grâce te suffit: car la puissance se déploie dans la faiblesse” (2 Co 12, 9). Le triomphe chrétien est toujours une croix, mais une croix qui en même temps est un étendard de victoire, qu’on porte avec une tendresse combative contre les assauts du mal. Le mauvais esprit de l’échec est frère de la tentation de séparer prématurément le grain de l’ivraie, produit d’un manque de confiance anxieux et égocentrique.»[7]
Une religieuse du siècle passé nous offre un exemple lumineux de cette victoire par l’échec de la Croix: sainte Edith Stein, qui avait choisi d’accoler la Croix à son nom de religion (Thérèse Bénédicte de la Croix). Nous pouvons reprendre cette belle prière qu’elle avait formulée dans son Carmel; pensons aux circonstances de sa mort, au camp d’Auschwitz, et au chemin de croix que le Seigneur lui a réservé pour l’exaucer; cela permettra de situer nos propres souffrances dans une juste lumière:
« Laisse-moi, Seigneur, marcher sans voir sur les chemins qui sont les tiens.
Je ne veux pas savoir où tu me conduis.
Ne suis-je pas ton enfant ? Tu es le père de la Sagesse et aussi mon Père.
Même si tu me conduis à travers la nuit, tu me conduis vers toi.
Seigneur, laisse arriver ce que tu veux: je suis prête, même si jamais tu ne me rassasies en cette vie.
Tu es le Seigneur du temps.
Fais tout selon les plans de ta Sagesse.
Quand doucement tu appelles au sacrifice, aide-moi, oui, à l’accomplir.
Laisse-moi dépasser totalement mon petit moi, pour que morte à moi-même, je ne vive plus que pour toi!»[8]
[1] Cardinal Ratzinger, conférence du 10 décembre 2000 sur la Nouvelle Evangélisation, disponible ici
[2] Pape François, 29 avril 2017, rencontre avec le clergé – séminaire St Léon le Grand.
[3] Élisabeth de la Trinité, Carmélite, J’ai trouvé Dieu, Tome 1/A des Œuvres Complètes, Cerf 1985, p. 134.
[5] Pape François, Le Caire, 29 avril 2017.
[8] Sainte Edith Stein, Prière d’abandon, citée par Bernard Peyrous, Prières pour cheminer dans la vie spirituelle, éditions de l’Emmanuel, p. 129.