Au fil des dimanches de l’été, la liturgie nous propose un passage central de l’évangile de Matthieu, à cheval entre les chapitres 16 et 17. Jésus y introduit son apôtre Simon-Pierre aux mystères les plus élevés de la foi. La semaine dernière, nous avons écouté sa splendide profession de foi en la divinité de Jésus: «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant» (Mt 16,16); la fête de la Transfiguration, relatée au chapitre 17 et célébrée le 6 août, a anticipé la révélation de la gloire sur le Thabor; entre les deux se profile l’ombre déroutante de la Croix (Mt 16,21-27), dans le passage que nous proclamons ce dimanche.
Cette ombre se projette doublement, sur la vie de Jésus et sur celle de ses disciples. Tous les évangélistes insistent en effet sur le fait que Jésus, avant de monter à Jérusalem, connaissait parfaitement le sort tragique qui l’y attendait: «souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué et le troisième jour ressusciter» (Mt 16,21). La lumière de la Résurrection est bien présente à l’horizon, mais elle est précédée des ténèbres de la Passion. De même, la vie du croyant se déroule dans l’espérance de la résurrection finale; mais la Croix est le seul chemin qui permette de suivre le Christ: «qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive» (Mt 16,24).
Jésus nous montre ainsi clairement que la Gloire qu’Il reçoit de son Père, et la Croix infligée par les hommes, sont inséparables, et le Catéchisme nous en donne la raison profonde:
«Dès le premier instant de son Incarnation, le Fils épouse le dessein de salut divin dans sa mission rédemptrice : “Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin” (Jn 4, 34). Le sacrifice de Jésus “pour les péchés du monde entier” (1 Jn 2, 2) est l’expression de sa communion d’amour au Père: “Le Père m’aime parce que je donne ma vie” (Jn 10, 17). “Il faut que le monde sache que j’aime le Père et que je fais comme le Père m’a commandé” (Jn 14, 31). Ce désir d’épouser le dessein d’amour rédempteur de son Père anime toute la vie de Jésus car sa passion rédemptrice est la raison d’être de son Incarnation.»[1]
La réaction de Pierre face à la Croix est compréhensible: «Dieu t’en garde, Seigneur! Cela ne t’arrivera pas.» (v.22). Si ces paroles nous scandalisent, c’est que nous ignorons l’horreur du supplice de la croix, ou que notre amour pour le Seigneur est bien faible. De plus Pierre a sans doute parlé par affection profonde pour le Christ. Nous aussi, suivant une logique humaine, souhaitons que la Croix soit épargnée à ceux que nous aimons. Nous sommes donc invités à entrer dans une logique différente de la nôtre, celle de Dieu.
La figure de Jérémie, quelques siècles avant Simon-Pierre, pourra nous éclairer: l’homme qui vit la croix est écartelé. La première lecture nous dévoile en effet le drame intérieur de ce Prophète, une véritable «confession à cœur ouvert» où le reproche adressé à Dieu est signe de sincérité absolue (Jr 20).
Jérémie commence par remonter à sa vocation: «Tu m’as séduit, Seigneur, et j’ai été séduit» (v.7), ce qui signifie dans la détresse: «c’est toi le responsable de l’état où je me trouve maintenant…» En effet, son ministère au service de la Parole divine se déroule auprès d’une Jérusalem rebelle et aux portes de la catastrophe nationale que sera l’Exil (violence et dévastation!). Ces paroles ne lui attirent que des ennuis: il est tourné en dérision par les puissants, jeté en prison, soupçonné de trahison. Humainement, il est écrasé et voudrait se libérer d’un ministère aussi pesant qu’un joug sur le col d’un bœuf: «Je ne parlerai plus en son nom!» (Jr 20,9). C’est bien ce joug, qu’il a même porté physiquement (Jr 28), qui lui donne de ressembler au Christ portant sa Croix. Mais spirituellement Jérémie ne le peut pas : il est complètement possédé par cette présence de la Parole en son intérieur, il ne peut la contenir: «la parole du Seigneur était comme un feu brûlant dans mon cœur; je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir» (v.9) Le Christ vivra le même tourment, mais volontairement: son amour pour son Père et les hommes pécheurs sera ce feu intérieur qui consumera son Cœur, conduisant directement à la Croix. Il culminera dans ce cri: «Père s’il est possible que cette coupe s’éloigne de moi, cependant non pas ce que je veux mais ce que tu veux» (Mt 26, 39).
Revenons au dialogue entre Jésus et Pierre. L’apôtre voudrait rejeter la croix, mais il s’exprime en privé: «Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches» (v.22); la réprobation de Jésus, au contraire, est publique: «se retournant, il dit à Pierre: Passe derrière moi, Satan!» L’élévation de Simon Pierre, la semaine dernière, a été proclamée devant toute l’assemblée des disciples, car elle structure l’Église; sa réprobation est elle aussi proclamée devant tous, pour avertir toutes les générations à venir. La dignité de Pierre provient de la foi, et l’abîme s’ouvre sous ses pieds lorsqu’il en manque. L’Église repose sur le roc de Pierre, mais elle est gouvernée par le mystère de la Croix du Seigneur.
De fait, Jésus saisit l’occasion pour énoncer clairement la condition essentielle pour le suivre: prendre la croix. Dans les versets qui suivent (25-27), nous pouvons discerner plusieurs raisons à cette «loi paradoxale»:
- Le disciple devra suivre le même chemin que son maître: «qu’il me suive». Au-delà de toutes les explications que nous pouvons trouver à la croix dans nos vies, il y a mystérieusement et avant tout, ce lien avec la Croix de Jésus qui est à jamais plantée dans l’histoire du monde comme l’étendard unique du Salut: «Une fois élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi» (Jn 12,32). Si nous acceptons la logique du salut, la Croix, que nous redoutons comme Pierre, s’éclaire et devient source de bénédiction et de vie.
- La seule alternative fondamentale de notre vie spirituelle se trouve entre l’égoïsme naturel, sauver sa vie, et l’offrande de soi au Seigneur: «perdre sa vie à cause de moi…». Le premier chemin conduit à la mort spirituelle (…la perdra) car il s’arrête à l’horizon de cette vie terrestre, le second à la vie éternelle (…la trouvera). Aussi Paul nous exhorte-t-il (2e lecture) à «offrir au Seigneur notre personne et notre vie en sacrifice».
- C’est le jugement final qui révèlera l’option de chacun: «le Fils de l’homme rendra à chacun selon sa conduite» (v.27); ce jugement montrera l’absurdité d’avoir voulu «gagner le monde» au détriment du salut de l’âme ; la récompense éternelle des justes compensera toutes leurs peines sur cette terre. «J’estime, en effet, qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui va être révélée en nous» (Rm 8, 18).
Le Psaume 63 (62) nous montre alors l’attitude intérieure du fidèle qui suit son Seigneur, jour après jour, au milieu des tribulations: ce pourrait être la prière de Jérémie, ou celle de Pierre après la Pentecôte, lorsqu’il aura enfin compris les enseignements du Maître. C’est la nôtre, en apprenant du psalmiste ces attitudes fondamentales: - Reconnaissance d’une soif profonde que seul Dieu peut combler: «je te cherche dès l’aube, mon âme a soif de toi, terre aride, altérée sans eau…» (v.1);
- Mémoire de l’action du Seigneur en nous: «je t’ai contemplé au sanctuaire» (v.3). Il s’agit de se souvenir de ces expériences fortes où le Seigneur nous a séduits, comme Jérémie; nous nous sommes attachés à lui et avons exclamé: «Ton amour vaut mieux que la vie…»
- Confiance renouvelée jour après jour, dans la confiance : « je te bénirai toute ma vie, à ton nom j’élèverai les mains» (v.4). Attitude du pauvre qui vit en dépendance absolue de son Seigneur, qui ne cherche qu’en lui son appui: «Mon âme s’attache à toi» (v.9).
- Espérance d’une communion et d’une joie futures, de cette vie en plénitude que Jésus nous promet: «Comme par un festin, je serai rassasié» (v.6). Il s’agira d’une louange éternelle, «la joie sur les lèvres».
Tous ces fruits spirituels sont rassemblés dans la collecte de la messe de ce jour:
«Dieu puissant, de qui vient tout don parfait, enracine en nos cœurs l’amour de ton nom; resserre nos liens avec toi, pour développer ce qui est bon en nous; veille sur nous avec sollicitude, pour protéger ce que tu as fait grandir. Par Jésus, le Christ notre Seigneur.»[2]
⇒Lire la méditation